Elon Musk souhaite créer une ville habitée sur Mars. Cependant, l’idée n’est pas nouvelle et ses rêves rejoignent ceux des utopistes « cosmistes » du Kremlin. Comme à l’époque soviétique, il s’agit d’un projet idéologique et politique : affirmer la suprématie d’un système, d’un régime. Et comme à l’époque soviétique, ce projet pharaonique connaîtra probablement des difficultés insurmontables.
Lorsque, lors de son discours d’investiture, le président Trump a endossé de manière attachante le projet utopique (ou dystopique, selon le point de vue) d’Elon Musk de créer une sauvegarde pour l’humanité et a déclaré : « nous poursuivrons notre destinée manifeste dans les étoiles, en lançant des astronautes américains pour planter la bannière étoilée sur la planète Mars », j’ai éprouvé un profond sentiment de déjà-vu.
Je suis né en 1960 en Union soviétique, trois ans après le moment du Spoutnik et un an avant le vol historique de Gagarine, pendant la période faste du programme spatial soviétique. Le sentiment que l’exploration spatiale offrait des possibilités illimitées a fait partie intégrante de mon enfance. Chaque garçon soviétique – et, après le voyage en orbite de Valentina Terechkova en 1963, chaque fille – rêvait de devenir cosmonaute. Même si cette vocation n’était pas un rêve personnel, c’était la bonne réponse pour plaire aux adultes lorsqu’ils vous demandaient ce que vous vouliez faire plus tard.
Bien sûr, j’ai été bouleversé et attristé par le sort des braves chiens Laïka, Belka et Strelka, qui se sont envolés vers l’espace pour ne jamais en revenir. Pourtant, leur martyre n’a pas été vain ! Grâce à eux, Gagarine a pu voyager dans l’espace et prouver, comme le prétendait la thèse athée populaire de l’époque, que Dieu n’existe pas, puisque Gagarine ne l’y a pas trouvé. Cette affirmation d’un athéisme de fait a orné d’innombrables affiches représentant le cosmonaute héroïque s’envolant dans l’espace. Mais le vol de Gagarine n’était qu’un début.
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Enfant, j’ai participé à diverses activités de collection. Au-delà des timbres-poste et des feuilles d’automne séchées entre les pages des cahiers pour former des herbiers, les enfants soviétiques avaient une autre passion. Nous n’avions pas de cartes de base-ball (puisque le base-ball lui-même était absent), mais les boîtes d’allumettes aux étiquettes colorées les remplaçaient avantageusement. Beaucoup de ces étiquettes représentaient l’exploration spatiale, réelle ou imaginaire. L’une d’entre elles représentait un vaisseau spatial portant l’abréviation « URSS », filant à toute allure vers une planète d’un rouge éclatant, accompagné de la devise en gras : « Vers Mars ».
Des couvertures de magazines pour enfants décrivaient la colonisation soviétique de la planète lointaine. En 1965, Ogoniok, le magazine le plus populaire du pays, a publié une histoire de fiction intitulée « Nous sommes sur Mars ». La description fantastique des exploits des cosmonautes héroïques prédisait que la mission spatiale soviétique se poserait sur Mars en 1995.
Cette fascination pour la planète lointaine n’était pas simplement le résultat des premiers succès du programme spatial soviétique, mais était enracinée dans un élément fondamental de l’idéologie bolchévique. En 1908, Alexandre Bogdanov, socialiste, philosophe et futur bolchevik, a publié un roman utopique intitulé L’étoile rouge, qui décrit le voyage d’un révolutionnaire nommé Leonid sur Mars, où il découvre une société communiste.
Dans sa description détaillée de la civilisation martienne, Bogdanov envisage de nombreuses inventions futuristes, notamment les ordinateurs, la télévision, les voyages dans l’espace et les moteurs à réaction. Cependant, sa prédiction la plus ambitieuse – concernant les « formes probables du système social de la société future » – s’est avérée beaucoup moins réaliste. L’exportation imaginaire du communisme d’une planète Mars fictive vers la Terre réelle ne s’est finalement pas concrétisée comme Bogdanov l’avait envisagé.
En 1923, l’écrivain Alexis Tolstoï, qui avait émigré à Berlin avant de revenir en URSS et de devenir l’un des écrivains préférés de Staline, affectueusement appelé le « Comte rouge », a publié à Petrograd un roman fantastique intitulé « Aelita », qui raconte le voyage sur Mars d’un ingénieur, Mstislav Loss, et d’un soldat, Alekseï Goussev. Si l’ingénieur tombe amoureux d’Aelita, la fille du souverain de Mars, le soldat prépare une révolution dans l’espoir de transformer la planète en une partie de la République socialiste fédérative soviétique de Russie. Après l’écrasement de la révolution par les dirigeants martiens, les protagonistes du roman s’échappent vers la terre. La création de Tolstoï a été extrêmement populaire, elle a provoqué la composition de nombreuses suites non autorisées et inspiré le film Aelita : Queen of Marsde Yakov Protazanov (1924), vaguement basé sur le roman et célèbre notamment grâce aux décors et aux costumes constructivistes de l’artiste d’avant-garde Alexandra Exter.
La passion soviétique pour Mars ne s’est pas limitée aux romans utopiques du début du siècle ou aux slogans de propagande des années 1960. Dès 1959, Sergueï Korolev, le principal ingénieur des fusées soviétiques, avait convaincu le gouvernement soviétique de la nécessité d’envoyer une mission sur Mars. Pour ce faire, il conçut un vaisseau interplanétaire lourd. D’un poids de 1 600 tonnes, il devait être assemblé en orbite à partir de plus de 20 éléments lancés séparément.
En 1960, le plan avait évolué et prévoyait qu’un équipage de trois cosmonautes se poserait sur Mars et passerait un an à étudier la planète rouge. Cependant, les tentatives de lancement de vaisseaux spatiaux capables d’atteindre Mars et Vénus en 1961 et 1962 se soldèrent par des échecs. Malgré cela, les ingénieurs soviétiques continuèrent à élaborer des propositions concurrentes pour une expédition sur Mars jusqu’au début des années 1970. La mission devait alors durer trois ans.
L’algue Chlorella devait servir de source de production d’oxygène, et la nourriture fraîche pour l’équipage devait être cultivée dans une serre hydroponique à bord. Au milieu des années 1960, une maquette des quartiers d’habitation du vaisseau spatial fut construite et trois cosmonautes y passèrent un an, survivant grâce aux légumes et à l’oxygène produits par les algues Chlorella.
Le dernier projet soviétique d’expédition vers Mars, baptisé « Aelita », était envisagé comme une réponse à l’alunissage des Américains. Mais, en 1974, le projet fut abandonné. Le coût astronomique et le manque d’utilité pour le programme militaire soviétique ont été à l’origine de la fin du rêve. Konstantin Feoktistov, l’un des concepteurs de la mission, a déclaré plus tard :
« Mars est clairement inadaptée à la vie humaine. Les températures à sa surface aux latitudes moyennes varient en été de 25°C (le jour) à -70°C (la nuit), et en hiver de -10°C (le jour) à -90°C (la nuit). L’atmosphère est composée de dioxyde de carbone, sans oxygène, et la pression atmosphérique à la surface est seize fois plus faible que sur Terre. Il est concevable qu’un jour nous soyons tentés d’établir une base de recherche sur Mars, mais la nécessité et la faisabilité d’une colonisation humaine de Mars sont difficiles à imaginer. »
L’Union soviétique a échoué. Elle n’a jamais atteint Mars, et encore moins organisé une révolution bolchévique réussie sur la planète rouge. En fait, elle n’a même pas réussi à créer une société communiste sur Terre. Elon Musk fera peut-être mieux. Toutefois, il convient de rappeler que les grandes idées n’aboutissent pas toujours à leur réalisation.
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Historien de l'art, commissaire de projets d'exposition, journaliste d'investigation. Vit à Kyïv.