Les leçons du trumpisme pour les Européens : comment éviter une autopoutinisation de l’UE

Un partisan de Trump chante une chanson en russe à l'antenne de la chaîne de télévision Rossiya 1 après sa victoire aux élections // Capture d’écran

Françoise Thom explique les origines intellectuelles du trumpisme et décrit ses principes. Elle explique également comment la mythologie de l’État profond et de la trahison des élites a été exploitée par les propagandistes du Kremlin pour installer le chaos aux États-Unis. Selon elle, les grands patrons du numérique ont également joué un rôle néfaste dans le démantèlement de l’État américain. Enfin, elle propose des mesures à prendre en urgence en Europe pour éviter de subir le même sort que les Américains.

« Le recours à la violence n’est pas le fait de ceux qui pratiquent la sagesse ; un tel comportement est plutôt le propre de ceux qui possèdent une force qui n’est pas secondée par l’intelligence1. »

Socrate

« Je vis ces hommes faire regretter en peu de temps l’ancien ordre des choses comme un âge d’or2. »

Platon

La frénésie d’autodestruction qui s’est emparée des États-Unis a littéralement assommé ceux des Américains qui sentent le danger où ils sont, mais assistent impuissants au naufrage de leur démocratie. En Europe, la stupeur n’est pas moindre et le saisissement pétrifie les esprits. Pourtant, nous autres Européens ne pouvons pas nous offrir le luxe d’attendre passivement que la tempête retombe. Nous devons analyser et comprendre comment les États-Unis en sont arrivés là, car nous sommes travaillés par ces mêmes forces que nous voyons à l’œuvre outre-Atlantique. L’expérience américaine doit nous instruire. Nous devons savoir repérer à temps les signaux d’alarme, diagnostiquer les menaces avant qu’il ne soit trop tard, désamorcer les bombes à retardement placées sous nos démocraties, construire en urgence les garde-fous qui manquent aujourd’hui aux États-Unis. Le réarmement qu’a entrepris l’Europe ne doit pas être seulement militaire, il doit être intellectuel et moral. Car le désastre américain est avant tout une défaite de l’intelligence, le résultat de la déseuropéanisation de ce pays, sans laquelle le triomphe de l’influence russe n’eût pas été concevable. Or cette déseuropéanisation est aussi activement encouragée par le Kremlin en Europe même. Aujourd’hui qu’ils ont éliminé la garantie américaine à la sécurité européenne, les Russes ne cachent pas leur intention de reprendre leur « guerre séculaire contre l’Europe », comme le clame Vladimir Soloviov, et qui est avant tout une guerre de civilisation.

Soloviov : « Le temps des forts est arrivé »

Qu’est-ce que l’Europe aux yeux des hommes du Kremlin ? C’est avant tout un groupe de pays où règne le droit, ou la loi du plus fort n’est pas reconnue, où l’on respecte des règles. La haine de Poutine contre l’Europe tient à l’anomie fondamentale que les Russes ont hérité de la tradition slavophile et de l’orthodoxie russe. Dans cette tradition, la loi est opposée à la grâce ; les Russes étant un peuple porteur de Dieu n’ont pas besoin du droit, alors que les peuples latins dégénérés y ont recours car ils se sont éloignés du christianisme et de l’amour chrétien spontané ; sans lois, ils se prendraient mutuellement à la gorge. Poutine a exprimé à plusieurs reprises ce mépris du droit qui se trouve au cœur de son idéologie. Ainsi, il déclare dans son discours à Valdaï le 5 octobre 2023 : « Quel genre d’ordre basé sur certaines règles ? Quelles sont ces règles, qui les a inventées ? Ce n’est absolument pas clair. Ce sont de pures sornettes… C’est toujours la même manifestation de la pensée coloniale. […] Et quant à ceux qui les préconisent, il est peut-être temps qu’ils se débarrassent de leur arrogance face à la communauté mondiale […], de leur mentalité remontant à l’époque de la domination coloniale. Je voudrais dire : frottez-vous les yeux, cette époque est révolue depuis longtemps et ne reviendra jamais, jamais. » On remarque que pour lui, « colonial » veut dire « européen ». 

On comprend que l’administration Trump ait été accueillie au Kremlin avec des transports d’enthousiasme. « Quelle fantastique équipe, exulte Soloviov. Si on les laisse faire, ils vont démolir l’Amérique en une demi-heure, brique par brique. » Faire basculer les États-Unis dans le camp des hors-la-loi est perçu comme un immense succès au Kremlin. Soloviov jubile : « C’est la panique en Europe. L’Amérique a complètement démoli le monde basé sur des règles. » Sur le même plateau, Guenrikh Sardarian, un expert invité par Soloviov, se réjouit : « Il n’est plus question de démocratie, de liberté, de droits de l’homme. Maintenant il suffit de dire : “Nous avons besoin [de tel pays] pour notre sécurité.” Un point c’est tout. Cette approche nous convient fort bien. Nous avons besoin de beaucoup de pays pour notre sécurité – de tas de pays. Et nous ne pouvons que nous féliciter de la disparition dans le monde de cette rhétorique invoquant les normes du droit… » Soloviov se pâme d’aise devant les intentions de Trump d’annexer le Canada, le Panama et le Groenland : « Trump ne plaisante pas en faisant ces déclarations, pas plus que moi quand je dis que la Finlande, les provinces baltes, Varsovie, la Moldavie doivent revenir dans notre giron… Tout ça doit être réincorporé dans l’empire russe. La république populaire de Paris peut demander son rattachement à la Russie… » Soloviov s’extasie de ce que Trump piétine des règles qui autrefois paraissaient sacro-saintes. « Qui a décidé que les frontières devaient être intangibles ? Quand Trump annonce qu’il va conquérir le Canada, il veut dire : vous les Russes prenez les États baltes. Ce que fait Trump nous est très utile car il détruit toutes les illusions que certains pouvaient encore nourrir sur la solidarité des démocraties, la prise en compte de l’opinion des alliés de l’OTAN. Il dit aux pays de l’OTAN : Vous vous prenez pour qui ? Vous n’êtes rien et je vais parler avec Xi et Poutine. Quant à vous, donnez-nous le Groenland. C’est un type formidable. » Le général Gourouliov enfonce le clou : « Tous vont s’aplatir devant les forts. » Du coup, la Russie peut réclamer le Spitzberg, qui « [lui] est indispensable », cependant que Soloviov laisse entendre que la Russie se dépêche d’ « occuper le Groenland ». Un autre « expert », Dmitri Koulikov, ajoute que ceux qui sont économiquement dépendants d’autres États doivent être annexés. « Il va falloir oublier le terme d’État national… Les États nationaux créés après la guerre de Trente ans comme alternatives aux empires se sont avérés historiquement non viables. » On revient aux empires, explique Koulikov, les 500 dernières années n’ont été qu’une aberration.

Ainsi, la cible principale de Moscou est l’État, car celui-ci est le dépositaire et le garant de la légalité, la charpente du droit. L’empire est perçu à Moscou non comme une monarchie à l’européenne, sur le modèle de celle des Habsbourg, mais comme la Horde d’or, un territoire sans loi où les envahisseurs pillent, dévastent et vont plus loin, agissant comme bon leur semble. On remarquera que les aspirations à la puissance exprimées par Trump n’inquiètent nullement les dirigeants russes, l’essentiel à leurs yeux étant qu’il piétine la légalité et qu’il détruise l’État américain qui reposait sur l’héritage des Lumières européennes.

Les origines intellectuelles du trumpisme

Comment les Américains en sont-ils arrivés à détruire leur État de leurs propres mains ? C’est ce que nous devons comprendre sans tarder si nous voulons échapper au même sort, en pire, car la destruction de nos États et de l’Union européenne signifierait notre incorporation au « monde russe » et l’occupation de nos pays par l’armée russe.

Commençons par les origines intellectuelles de la révolution trumpienne. La secte MAGA repose sur un substrat gnostique comparable à celui qu’Alain Besançon avait repéré au cœur du léninisme. La doctrine de Lénine reprenait en effet selon lui certaines caractéristiques des gnoses répandues dans le monde antique au IIe et IIIe siècle de notre ère, notamment la perception du monde existant comme intrinsèquement mauvais (position contraire au dogme chrétien pour lequel tout ce qui est ne peut être mauvais en soi, puisque créé par Dieu ; il y a une bonté intrinsèque des choses et le mal, ontologiquement, n’est rien). Dans la vision gnostique, le salut ne peut être obtenu que par l’intermédiaire de ceux qui sont initiés et font partie des élus détenant la connaissance. Tous ces éléments sont sous-jacents dans l’idéologie bolchévique : le monde bourgeois oppresseur voué à la destruction, la révolution conduite par un petit groupe d’initiés ouvrant une ère nouvelle. Pour Alain Besançon, le parti bolchévique est un contre-complot prétendant à déjouer d’innombrables complots imaginaires. 

Les mêmes ingrédients entrent dans le trumpisme. « Le carnage américain s’arrête ici », déclare Trump dans son discours inaugural de janvier 2017. Le mal se concentre dans « l’État profond » omniprésent, empêchant l’avènement de l’âge d’or dont Trump est le théurge : comme il le dit lui-même, n’a-t-il pas survécu miraculeusement à un attentat car la Providence le destinait à cette mission salvatrice ?  « La main de Dieu est sur l’épaule de mon père », a déclaré son fils Eric Trump sur un podcast chrétien de droite, décrivant l’élection de 2024 comme une bataille dans une « guerre constante dans ce pays contre Dieu ». Les convertis à la secte MAGA voient Trump comme un messie : « Pendant 20 ans, je me suis agenouillé chaque matin et j’ai prié pour que Dieu me mette dans une position où je pourrais mettre fin à l’épidémie de maladies chroniques infantiles dans ce pays. Le 23 août de l’année dernière, Dieu m’a envoyé le président Trump », a déclaré Robert Kennedy le jour de sa confirmation au poste de secrétaire à la Santé publique. Tucker Carlson, le journaliste favori de Trump, l’un de ses intermédiaires avec le Kremlin, se considère aussi comme un combattant engagé dans la lutte contre les Ténèbres. Il affirme avoir été attaqué et griffé par un démon dans son lit. Pour lui, « Satan lui-même » dirigeait la Maison-Blanche sous le président Joe Biden.

Ainsi l’ « État profond » et ses agents, les « élites », doivent être détruits de fond en comble, pour que sur les ruines de l’Amérique déchue renaisse une Amérique régénérée digne de ses glorieux ancêtres. Comme en témoignent ses tweets et ses propos, l’univers de Trump est complotiste de part en part. Il ne voit urbi et orbi que ses ennemis embusqués et ne rêve que de moyens de les éradiquer. Sa posture de victime innocente persécutée par les méchants planqués dans tous les recoins de l’appareil d’État a prodigieusement popularisé l’idée d’un complot aux ramifications immenses. Il a su communiquer à sa secte cette obsession des ennemis tapis dans les institutions, animés de volonté mauvaise, ne pensant qu’à nuire aux États-Unis. L’expression « ennemi du peuple » devient courante aux États-Unis. Kash Patel, le nouveau chef du FBI, brandit la liste de ses ennemis en clamant : « La chasse à l’homme commence demain. » Comme dans le cas soviétique, la vision gnostique d’un combat contre les forces du mal infusées dans le monde aboutit à la disparition de l’éthique : pour Lénine, est bon tout ce qui favorise la révolution. Quand on lutte contre le mal absolu, on n’a pas à chipoter sur les moyens. Cette logique se retrouve dans l’Amérique trumpienne. « Celui qui sauve son pays ne viole aucune loi », tweete Trump le 15 février : manière de faire savoir qu’il est au-dessus des lois. Aujourd’hui Jake Broe, un blogueur républicain anti-Trump, reçoit ce genre de posts de ses amis devenus trumpiens : « Il est temps de devenir adulte, Jake. Quand on essaye de sauver son pays, on utilise tous les moyens possibles. La survie passe avant tout. »

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Tamara Alteresco // Radio Canada

Le désarmement unilatéral de l’Amérique

Le fanatisme partisan porté à l’incandescence fait même passer la collusion avec l’ennemi, qui en des temps normaux aurait été qualifiée de haute trahison. À l’occasion des auditions de Kash Patel et de Tulsi Gabbard, le sénateur démocrate Whitehouse a rappelé que la question de la connexion Russie-Trump n’était pas une fiction inventée par les démocrates pour nuire à Trump comme l’affirme ce dernier, « il y avait abondance de preuves ». Aujourd’hui, le tableau ne laisse plus de doutes. Whitehouse explique : « Nous entendons Kash Patel annoncer qu’il a l’intention de détruire ce qu’il appelle “les boutiques du renseignement” (intelshops), l’organisme du FBI qui surveille la Russie et est chargé du contre-espionnage ; il veut fermer le bureau de Washington et ne laisser que les bureaux régionaux. Or c’est justement le bureau de Washington qui est chargé du contre-espionnage. En le supprimant, nous ouvrons tout grands nos bras à l’espionnage russe. Passons maintenant au Bureau du procureur général. La première chose que fait Pam Bondi est de fermer les enquêtes visant les oligarques russes et leurs actifs. Elle dissout le groupe qui a confisqué avec succès les actifs des oligarques de Poutine. […] Une publication russe a déclaré que “la nomination de Tulsi Gabbard à la tête du renseignement devrait faire trembler la CIA et le FBI” […]. Qui nous défend contre les opérations des services russes ? C’est le FBI, c’est le Département de la Justice, c’est la communauté du renseignement. Les nouveaux promus ont clairement envoyé des signaux indiquant que nous sommes en train d’éliminer notre défense contre la Russie. Et à la conférence de Munich, nous avons vu comment Monsieur L’art-du-deal a abandonné tous les instruments de pression dont nous disposions contre la Russie pour l’Ukraine. Nous sommes en plein désarmement unilatéral lorsque nous livrons l’Ukraine en pâture à Poutine… La connexion Trump-Russie va nous submerger si ce n’est pas déjà fait. » Et Whitehouse de continuer : « La nomination de Tulsi Gabbard m’apparaît comme faisant partie d’une ligne générale de désarmement unilatéral de l’administration Trump face à la Russie. On peut se demander pour quelles raisons ces choses se produisent, mais on ne peut nier qu’elles se produisent. […] La télévision russe a appelé Gabbard “Notre amie Tulsi” […]. Nous venons de découvrir que Kash Patel a reçu 25 000 $ d’un cinéaste russe ayant des liens avec le Kremlin pour contribuer à un documentaire s’attaquant au FBI… »

Les observateurs s’accordent pour estimer que Trump sème le chaos aux États-Unis. Mais il existe cependant une logique dans cette folie : la plupart des mesures adoptées vont dans l’intérêt de Moscou. Qu’on imagine avec quel sentiment d’enivrement les agents russes vont déferler aux États-Unis maintenant qu’ils n’ont plus à craindre le FBI ; quelle riche moisson d’agents ils vont pouvoir recruter parmi les officiers du renseignement américain limogés par Patel, qui se diront qu’après tout, ils peuvent bien faire comme leurs supérieurs, passer du côté de l’ennemi. Outre les mesures mentionnées plus haut par le sénateur Whitehouse, citons la fermeture de la Task Force KleptoCapture qui ciblait les oligarques russes et leurs actifs. Cet organisme formé sous l’administration Biden traquait les finances des riches associés de Vladimir Poutine et punissait ceux qui facilitaient le contournement des sanctions et les violations du contrôle des exportations. Citons aussi la fermeture de l’USAID, l’instrument du soft power américain que Moscou craignait le plus. Ajoutons le sabotage de la relation transatlantique, les attaques quotidiennes contre les alliés de l’Amérique, leur exclusion des négociations avec Moscou sur la sécurité européenne, la demande de Trump que la Russie soit réintégrée dans le G7, car son exclusion aurait été une « erreur », la trahison déshonorante de l’Ukraine, la participation complaisante de Trump à l’opération d’élimination de Zelensky imposée par Poutine sous couleur d’élections imposées avant le règlement de paix, le soutien ostensible des comparses de Trump aux partis pro-russes en Europe – et la liste n’est pas exhaustive. Sophie Primas, porte-parole du gouvernement français, s’étonne de ce que Trump s’en prenne violemment à Zelensky. En fait, le président américain ne fait que régurgiter les propos de la propagande du Kremlin, confirmant ses rapports étroits avec Moscou. On reconnaît la marque de fabrique : le mensonge impudent (Zelensky est responsable de la guerre, c’est un « dictateur qui a intérêt à se grouiller sinon il n’aura plus de pays »), l’extrême bassesse (Zelensky est furieux d’être privé de sa mangeoire), la volonté d’écarter le président ukrainien (il est illégitime, à 4 % d’opinions favorables). Depuis quelques jours, la poutinite du président américain est galopante. Trump ne détonnerait pas sur un plateau de Soloviov. On sent qu’à Moscou, on est pressé d’engranger le maximum le plus rapidement possible et d’infliger des dommages irréversibles à l’Amérique tant que ce président de rêve est au pouvoir. Les conseils de prudence donnés auparavant à Trump par ses mentors du Kremlin, qui se traduisaient par une réticence et des cachotteries inhabituelles chez lui sur ses contacts avec Poutine, n’ont plus cours aujourd’hui. John LeBoutillier, un ancien congressman républicain, émet l’hypothèse que Poutine « a quelque chose sur » Donald Trump. « Il y a quelque chose de pas catholique (nefarious) entre eux, des appels téléphoniques secrets, des réunions cachées. » On ne peut que rejoindre l’historien Eliot A. Cohen : « En politique, il ne faut jamais attribuer à la volonté mauvaise ce qu’on peut expliquer par l’incompétence et la bêtise. Ce précepte est devenu difficile à maintenir dans le cas de l’administration Trump. Mais il existe une autre possibilité : les deux explications fonctionnent simultanément. » 

L’idéologue russe d’extrême droite Alexandre Douguine avec Donald Trump et Elon Musk : image générée par l’IA et publiée par Douguine // @AGDugin

La guerre psychologique contre les États-Unis

Comment les États-Unis en sont-ils arrivés là ? Ils ont fait preuve depuis des années d’une stupéfiante passivité devant les ingérences russes dans sa vie politique. Écoutons Margarita Simonian, la patronne de Russia Today, qui sait de quoi elle parle puisque Russia Today a servi d’incubateur à l’administration Trump actuelle : « Nous travaillons [aux États-Unis] depuis très longtemps – cela fera 20 ans en mai [2025]. […] Maintenant, le public [américain] ne se soucie plus du fait que nous soyons russes. Ils nous perçoivent comme un canal offrant un point de vue alternatif. Nous ne faisons pas de chaîne sur la Russie. Cela n’aurait aucun sens : combien de personnes dans le monde veulent regarder les informations en provenance de Russie ? Nous créons une chaîne sur l’Amérique en Amérique… Rien qu’en 2023, nos projets ont attiré près de 14 milliards de vues. […] Nous avons imaginé de nombreux moyens pour continuer notre activité [après l’interdiction de Russia Today en septembre 2024, NDLR]. Ils nous ont fermé la porte – nous sommes entrés par la fenêtre. On a fermé la fenêtre – nous sommes passés par le vasistas. On a fermé le vasistas – nous nous sommes faufilés par la cheminée et il s’est avéré que de là notre activité était encore plus efficace. Lorsque [les Américains] ont découvert tout cela, ils ont été horrifiés et ont dissimulé l’affaire du mieux qu’ils ont pu. »

Ainsi, les Américains ont toléré chez eux un media qui pendant des décennies inculquait au peuple américain qu’on lui mentait de toute part, que sa classe politique était totalement corrompue, que démocratie équivalait à décadence. Donald Trump n’a pas caché ses affinités avec Russia Today pendant sa campagne électorale de 2016. La propagande russe exploita à fond deux thèmes sensibles, celui de l’immigration incontrôlée et celui des délires wokistes. Elle instilla systématiquement le doute à l’égard des « mainstream media » tout en susurrant qu’il n’y avait pas de vérité. Elle conforta le complotisme et la passion partisane. Elle joua sur les affects par un bombardement régulier de faits-divers incendiaires prétendument cachés par les mainstream media. Aux États-Unis et ailleurs, le mouvement antivax a suscité une extraordinaire percée du complotisme, savamment exploitée par Moscou. On peut même dire que les réseaux antivax ont servi de conduit à une mouvance kremlinophile aux ramifications multiples dans nos sociétés. L’effacement du Covid ne s’est pas traduit par une disparition de cette mouvance : ceux-là mêmes qui manifestaient contre les vaccins se retrouveront dans des groupes de soutien au Donbass pro-russe.

La mythologie de l’État profond et de la trahison des élites fut du pain bénit pour les propagandistes du Kremlin, même s’ils ne l’ont pas inventée. Car les dirigeants russes ont vu tout de suite que c’est par ce moyen qu’ils pourraient induire les Américains à faire de leurs propres mains ce dont eux rêvaient depuis Staline : démolir l’État américain sous couleur de « déconstruire l’État administratif », comme le dit Steve Bannon ; défaire du même coup tout le système des alliances tissé par les administrations successives depuis 1949 ; discréditer les États-Unis dans le monde entier.

Les partisans de la droite nationaliste européenne, du moins ceux qui ne sont pas des agents du Kremlin, feraient bien de méditer sur ce qui est en train de se produire aux États-Unis. Eux qui prétendent défendre les nations font aveuglément leurs les slogans toxiques qui, mis à exécution, doivent aboutir à la liquidation de la charpente institutionnelle de l’État et son remplacement par une « verticale du pouvoir » à la Poutine. Tout cela pour faire disparaître les vieilles nations européennes et les transformer en satrapies du Kremlin.

Russia Today remplissait également une autre fonction qui aujourd’hui apparaît au grand jour. C’était un organisme chasseur de têtes, chargé de repérer dans les pays occidentaux les personnalités pouvant être recrutées dans les réseaux pro-russes, voire propulsées dans la carrière politique en vue de la constitution future de gouvernements orientés vers le Kremlin. Le profil de ces personnalités apparaît aujourd’hui assez clairement au vu des responsables de l’administration Trump autrefois choyés par Russia Today. Elles se caractérisent par la vénalité (Russia Today payait bien), l’amoralisme, des ambitions extravagantes, des capacités intellectuelles limitées. La chaîne russe affectionnait particulièrement les farfelus frustrés, tel Robert Kennedy Jr. qui se plaignait il y a quelques années que le seul media où il pût s’exprimer était Russia Today. Les services russes ont toujours su se servir des imbéciles. Mais à la Loubianka on comprend depuis longtemps qu’il y a aussi les cinglés utiles. Nombre d’assassinats visant des indépendantistes émigrés, organisés par la Guépéou dans les années 1920-30 ont été confiés à des déséquilibrés. Le choix par le Kremlin de l’illuminé Gamsakhourdia comme premier président de la Géorgie indépendante va dans le même sens : à Moscou, on était sûr qu’il allait compromettre le nationalisme géorgien. La propulsion par le KGB de Jirinovski sur la scène médiatique russe en 1990 avait pour but de discréditer la démocratie. L’intérêt russe initial pour une candidature Trump répondait à la même préoccupation : compromettre la démocratie américaine. « Donald Trump est comme notre Jirinovski », estimait Margarita Simonian. Aujourd’hui le choix du Kremlin pour la présidence roumaine, qui s’est porté sur Călin Georgescu, est inspiré par les mêmes calculs. Rappelons que ce chaud partisan de Poutine affirme que les grandes entreprises, l’ONU et l’Organisation mondiale de la santé auraient pour but de tuer 7,5 milliards d’humains et de transformer les 500 000 000 restants en robots, que l’humanité ne serait pas libre mais enfermée dans une matrice, et vivrait dans cette fausse illusion de liberté. En outre, l’ONU serait liée à un réseau mondial d’oligarques pédophiles.

Avec Russia Today et les réseaux sociaux, le Kremlin gagne à tous les coups. Soit les États démocratiques ferment les yeux et laissent faire, ce qui aboutit au résultat que nous voyons aujourd’hui aux États-Unis, soit ils prennent des mesures tardives, ce qui permet aux agents russes déguisés en journalistes et à leurs complices occidentaux de pousser des cris d’orfraie et de dénoncer les violations de la liberté d’expression dans les démocraties. « Le système américain est généralement une illusion de démocratie », martèle Margarita Simonian dans l’article cité plus haut. Grief repris par J. D. Vance dans sa diatribe à Munich, dirigée cette fois contre les démocraties européennes, qui reproduit fidèlement les thèmes et les méthodes inoculés par Russia Today. Margarita Simonian, toujours elle, peut fièrement faire ce constat : « D’abord on nous a ignorés, puis on s’est moqué de nous, puis on nous a combattus et pour finir nous avons gagné. »

Les États-Unis étaient travaillés d’en bas et d’en haut. Le sectarisme MAGA n’aurait sans doute pas suffi à jeter à bas les institutions américaines s’il n’avait pas reçu l’appui décisif d’une deuxième force, les grands patrons du numérique. À l’instar des oligarques russes, ceux-ci ont compris que leur vie serait infiniment plus agréable dans une atmosphère anomique comme celle qui règne en Russie, où un oligarque peut tranquillement écraser une petite vieille dans la rue et s’en tirer avec un pot-de-vin versé dans de bonnes mains. De nombreux grands patrons occidentaux lorgnent avec envie leurs collègues russes, débarrassés des syndicats, des législations frustrantes et des convenances encombrantes de la vie civilisée. Comme les oligarques poutiniens, ils se sentent au-dessus des lois et considèrent les tentatives de régulation des États comme d’intolérables empiétements sur leur toute-puissance. Comme eux, ils méprisent les peuples et les pensent manipulables à volonté. Détail piquant, ces super-élites manipulent le populisme en brandissant les slogans anti-élites ! Platon a fort bien vu les deux facettes du rejet du droit sous-jacentes au trumpisme. Le Calliclès du Gorgias trouve que « les lois sont faites pour les faibles et par le grand nombre. C’est pour […] effrayer les plus forts, ceux qui sont capables d’avoir l’avantage sur eux, pour les empêcher de l’obtenir, ils disent qu’il est honteux et injuste d’ambitionner plus que sa part et que c’est en cela que consiste l’injustice, à vouloir posséder plus que les autres […]. Mais je vois que la nature elle-même proclame qu’il est juste que le meilleur ait plus que le pire et le plus puissant que le plus faible3. » Le maître de rhétorique Thrasymaque estime pour sa part que ce sont les forts qui imposent leur loi aux faibles4. Pour lui, « le juste n’est rien d’autre que l’intérêt du plus fort5 ». Obéir à la justice, c’est aller contre son intérêt : « L’injustice est plus profitable que la justice6. » 

Que faire ?

L’Europe aujourd’hui n’a plus seulement à essuyer les assauts venus de Russie, elle doit faire face à une offensive conjointe russo-américaine qui vise à la détruire. La Russie est en train de découvrir à sa grande surprise que l’Europe peut devenir un problème même une fois que les États-Unis seront neutralisés. « La question qui se pose à nous est de savoir ce que nous allons faire de cette Europe farouchement antirusse », se demande Sergueï Mikheev, l’un des habitués des talk-shows de Soloviov. « Elle va nous mettre des bâtons dans les roues. L’Europe doit revoir ses positions, ou bien ses contacts avec l’équipe de Trump doivent activer ses divisions internes […]. Nous devons faire comprendre aux Européens que désormais nous pouvons vraiment bombarder Bruxelles, Paris et Londres. Les Américains ne vous aideront pas. »

Les Européens ont à faire face sur tous les fronts. La priorité est évidemment de se donner une armée capable de tenir en respect les voyous qui se liguent contre nous. De même faudrait-il veiller à ce que nos oligarques pro-russes locaux ne mettent pas la main sur des médias et des maisons d’édition. Il est aussi urgent de désamorcer la propagande russo-américaine en lui coupant l’herbe sous le pied et en lui opposant une vision humaniste du monde, débarrassée des excès du wokisme. Il faut aussi restaurer l’autorité de l’État à tous les niveaux, à commencer par l’école publique. Pour unir l’Europe, l’UE doit passer aux choses sérieuses et cesser d’être synonyme de laxisme. 

L’expérience américaine montre qu’il ne suffit pas de démonter patiemment les bobards du Kremlin, de réfuter les fake news qui inondent nos réseaux sociaux plus vite que nous n’avons le temps d’y répondre. Les citoyens européens doivent être formés en amont. Ils doivent savoir identifier le venin made in Moscow par les effets recherchés : le discrédit du concept même de vérité, l’encouragement à un esprit de parti chauffé à blanc, l’escamotage de la raison et de la morale sous couvert de « réalisme », l’incapacité de distinguer entre le juste et l’injuste, le bien et le mal, l’exacerbation du chauvinisme, de l’esprit de clocher, de l’égoïsme national travesti en « intérêts nationaux », du provincialisme : tout ce qui empêche la coopération entre les hommes, et qui les coupe de l’universalisme. Le concept même de « valeurs traditionnelles » colporté par le Kremlin implique le relativisme, puisque ces « valeurs » sont différentes dans les différents peuples. Tous les médias qui cultivent systématiquement une vision noire de l’humanité, s’inspirant de la formule « Tous des salauds, tous des pourris » préparent le terrain à cette entreprise de subversion de la démocratie représentative que nous voyons se déployer devant nos yeux.

La propagande russe travaille au rabougrissement du monde jusqu’à l’ego. Trump ne parle que de lui et représente ce degré zéro de l’humanité que le Kremlin essaie de propager parce qu’il ne peut régner que sur des hommes aussi primaires. L’egocentrisme fait dépérir l’intelligence aussi sûrement que l’inculture. Moscou mène un combat acharné contre l’universalisme, tout simplement parce que c’est le socle de la civilisation européenne, parce que la conscience de l’universel est indissociable de l’éthique et parce que l’universalisme nourrit l’intelligence. On a dit que la propagande russe était un woke à l’envers. Ce n’est pas faux, dans la mesure où le wokisme rejette aussi l’universel, se nourrit de fausses sciences, divise l’humanité en diverses catégories prétendument hostiles et attise un esprit partisan destructeur de l’intelligence. Le terreau du trumpisme tout comme celui du wokisme est la bêtise. Le meilleur moyen de lutter contre la subversion russe est de former des esprits libres. Avec la vision claire des enjeux viendra le courage. 

Notre culture humaniste européenne est ce qui peut le mieux nous protéger de dérives qui ne sont nullement nouvelles dans l’histoire du genre humain. Thucydide nous montre dans l’histoire tragique de la guerre du Péloponnèse à quel point la doctrine de « la loi du plus fort » est fatale à ceux qui la professent. Les Athéniens se croyant tout permis après leur victoire sur les Perses se mirent à exploiter leurs alliés et à devenir insupportables, suscitant contre eux une coalition de petites cités qui finirent par faire tomber Athènes avec l’appui de Sparte. Les Grecs ont compris la leçon. « Plutôt qu’à ébranler la justice par la force qui fait haïr, mieux vaut se refuser une victoire décriée », chante le Chœur dans l’Andromaque d’Euripide. On peut lire dans un fragment anonyme datant de la fin de la guerre du Péloponnèse : « S’il est vrai que les hommes […] ne peuvent coexister et partager leur existence dans l’absence de lois… toutes ces raisons imposent nécessairement que la loi et le juste règnent parmi les hommes et ne puissent être abolis : il s’agit là d’un lien puissant, qui tient à la nature. » Même un surhomme aurait le dessous s’il affrontait des hommes organisés « grâce à leur usage des lois et à leur nombre […]. La supériorité n’est assurée que par la loi et la justice7. » On le voit, les Anciens nous donnent aussi des raisons d’espérer. Socrate faisait observer que les hommes injustes sont divisés par des dissensions et des haines ; que par conséquent une société qui choisit de vivre selon « la loi du plus fort » est condamnée à la paralysie : « Ceux qui sont totalement dépravés et absolument injustes sont incapables d’agir » car « l’injustice fait naître […] l’impuissance de rien entreprendre en commun8 ».

Études de lettres classiques, a séjourné 4 ans en URSS en 1973-8, agrégée de russe, a enseigné l'histoire de l'URSS et les relations internationales à Paris Sorbonne.

Notes

  1. Xénophon, Mémorables, I, 2.10.
  2. Lettre VII, 324e.
  3. Gorgias, 483b-e.
  4. V. Jacqueline de Romilly, Les grands sophistes dans l’Athènes de Périclès, Editions de Fallois, 1988, p. 166.
  5. République, I, 338c, 339a.
  6. République, I, 344a.
  7. Anonyme de Jamblique. Cité in : Jacqueline de Romilly, Les grands sophistes dans l’Athènes de Périclès, Éditions de Fallois, 1988, p. 229-230.
  8. République, I, 351e, 352c
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