
La guerre des tarifs a dévié l’attention publique d’une analyse plus profonde de la révolution trumpienne. Personne ou presque ne doute plus qu’il s’agisse d’une véritable révolution : le but proclamé de Trump et de son administration est la destruction de « l’État profond » américain, à savoir de l’État tout court, et une révision totale de la politique étrangère, au nom d’un retour à la grandeur américaine et d’un « âge d’or » à venir. Cette destruction est menée avec une rapidité déconcertante : rien qu’en février 2025, 172 017 employés fédéraux ont été limogés dans les secteurs tels que la santé, l’éducation, les contrôles sanitaires, les opérations humanitaires dans le monde entier, etc. L’objectif est double : économiser des sommes énormes (mille milliards de $), mais également combattre les « idées progressistes » véhiculées par les agences concernées.
Même si le Congrès et le Sénat sont acquis à Trump, celui-ci préfère gouverner par décret, pour aller vite, et pour montrer que toute discussion est inutile. Son mépris pour la justice est manifeste, et les décisions judiciaires ne sont pas toujours appliquées. Les oppositions sont difficiles, car si l’on ne met pas encore des gens en prison pour leurs idées (mais on expulse allègrement des étrangers qui osent protester), les centres névralgiques de l’opposition sont lourdement sanctionnés, comme l’Université de Columbia. Les médias sont muselés, en partie en tout cas, et l’adhésion des fonctionnaires aux thèses complotistes de Trump est la condition sine qua non de leur maintien à leurs postes. Les objectifs traditionnels de la politique étrangère des États-Unis sont abandonnés : les alliés européens et autres sont trahis et abandonnés, les ennemis traditionnels comme la Russie sont en revanche adulés, seuls les « deals » gouvernent la ligne politique du pays.
Même si l’Amérique de Trump n’est pas un pays totalitaire, ni même autoritaire, malgré une réduction notable du champ des libertés publiques, quelques traits fondamentaux du régime actuel doivent nous alerter sur la marche de l’histoire américaine. J’aimerais comparer la révolution trumpienne et le régime qui en est issu à deux autres grandes révolutions du XXe siècle : la révolution bolchévique et la révolution nazie. Il y a au moins trois traits fondamentaux qui les unissent.
Le premier trait est le ressentiment et la haine sciemment cultivés au sein de société à l’égard d’une partie de la même société et des « ennemis » extérieurs dont il faut se débarrasser ou qu’il faut vaincre pour s’engager sur la voie menant vers un « avenir radieux ». Dans le cas des bolcheviks, c’était une haine de classe : il fallait détruire la classe des « exploiteurs » industriels et fonciers, ainsi que tous les éléments qui soutenaient cette classe : la presse, les administrations, l’appareil militaire, l’appareil éducatif, etc. Dans le cas des nazis, les ennemis premiers étaient les Juifs et le prétendu complot mondial de ceux-ci, mais aussi les homosexuels, les malades mentaux et, bien entendu, tous les opposants politiques. Les bolcheviks et les nazis partageaient une haine féroce du système démocratique qui est basé sur la loi, les élections libres, l’alternance du pouvoir, la liberté de la parole, etc.
Le ressentiment dans les deux cas était dû à des causes réelles. L’exploitation des ouvriers et des paysans dans la Russie tsariste, le lourd héritage du servage, l’incompétence et la corruption des échelons supérieurs de l’armée pendant la Première Guerre mondiale, qui a causé des pertes énormes au sein de l’armée russe, l’oppression des peuples colonisés, tel était le sol fertile pour le ressentiment, arrosé par la propagande des partis de gauche, et surtout par celle des bolcheviks, la plus radicale. En Allemagne, le ressentiment a été causé non seulement par la défaite dans la Première Guerre mondiale, mais aussi, et surtout, par les conditions draconiennes de la paix de Versailles qui vouaient la population allemande à l’hyperinflation et à la misère. C’est ainsi qu’Hitler a su canaliser ce ressentiment et ce sentiment d’injustice en accusant la « juiverie mondiale » et les pays de l’Alliance des maux du peuple allemand.
Le ressentiment est également bien fondé dans le cas américain. La désindustrialisation, le passage au capitalisme financier qui n’a plus rien à voir ou presque avec la production des biens, la spéculation boursière, la défaillance du système de santé public, l’accès à la propriété de plus en plus difficile, la gangrène de la drogue, la dette extérieure abyssale dont le service pèse lourdement sur l’économie nationale, telle est la réalité qui a poussé tant d’Américains dans les bras de Trump. Le locataire de la Maison-Blanche a attisé sciemment ce ressentiment en accusant la bureaucratie américaine d’avoir permis des gaspillages colossaux et le monde entier d’avoir profité des « largesses » américaines au détriment du peuple américain. Dans sa démagogie, il est allé jusqu’à affirmer que l’Union européenne avait été créée spécialement pour nuire aux États-Unis !
Deuxième trait commun : la spoliation en tant que moyen de résoudre en partie les problèmes énumérés ci-dessus, et « remonter la pente ». Le régime bolchevik a allègrement aboli la propriété privée et nationalisé les moyens de production et les terres. Il a spolié non seulement les grands capitalistes, mais des millions de paysans et de citadins appartenant à la classe moyenne. Le pillage institutionnalisé a également été mené par l’Armée rouge dans tous les pays « libérés », avant l’instauration des régimes communistes « frères ». Le régime hitlérien a spolié les biens juifs, mais n’a pas confisqué les moyens à son propre peuple (les Juifs n’en faisaient pas partie). Sa spoliation a été dirigée vers l’étranger : la conquête du Lebensraum et le pillage sans vergogne des pays occupés a permis aux Allemands de vivre pendant quelques années dans l’aisance, avant le tournant de la guerre, en 1942-1943.
La spoliation est également une caractéristique essentielle du régime américain. Les tarifs prohibitifs et infondés imposés sur les importations américaines sont une spoliation. Trump a l’intention affichée (malgré la suspension de 90 jours) de piller 160 pays du monde, dans des proportions variables, afin d’engranger des bénéfices colossaux et de commencer à amortir la dette. Le caractère impérialiste rapace du régime américain s’est dévoilé dans le « deal » proposé à l’Ukraine exsangue. Pour rembourser l’aide américaine octroyée sans conditions par l’administration Biden, Trump a l’intention de s’approprier le contrôle des matières premières et des infrastructures ukrainiennes, afin de la transformer en colonie qui ne dit pas son nom. Et le chantage est un outil parfait de cette spoliation : si vous ne faites pas ce que je vous dis, je cesse toute aide.
Le troisième trait commun est le messianisme. Les bolcheviks exhortaient de leurs vœux le communisme, une société sans classes et sans exploiteurs, tout en exploitant sans pitié leur propre population. Les nazis rêvaient d’un Reich millénaire où la race aryenne serait maître et vivrait dans l’opulence, tout en envoyant à la mort des millions de ses hommes et en exterminant les Juifs et autres indésirables.
Pour instaurer « l’âge d’or », Trump appelle à expulser des millions d’immigrés accusés d’être « des criminels » (comme les Juifs sous Hitler), à détruire la bureaucratie qui assure le fonctionnement de l’État, à infliger des pénalités au monde entier et à rétablir l’Empire américain, d’où son désir d’annexer le Canada ou d’occuper le Groenland. Cet « âge d’or », qui par ailleurs n’a jamais existé, doit permettre aux Américains un plein retour à l’emploi, à l’aisance, dans l’atmosphère obsolète des idées conservatrices, comme le dénigrement des LGBTQ, l’interdiction de l’avortement, les pratiques racistes et discriminatoires, etc.
Il faut remarquer que l’idée messianique, dans tous ces régimes, est floue à dessein et ne sert qu’à faire rêver les masses grâce au travail de propagande omniprésente qui explique la nécessité de se serrer la ceinture par l’idée de bâtir une société meilleure pour les enfants et les générations futures. Trump, confronté à la chute des bourses et aux perspectives d’une hausse des prix massive, ne fait pas autre chose que cela : il exhorte le peuple américain à s’armer de patience pour que ses mesures portent ses fruits et que « l’âge d’or » advienne.
Il va de soi que les régimes de ce type ne permettent pas d’alternance du pouvoir. Il a fallu aux bolcheviks 70 ans et des millions morts au Goulag pour que leur régime tombe, il a fallu une guerre et 50 millions de victimes pour que le régime nazi soit vaincu. Trump a déjà plus ou moins annoncé son troisième mandat, et tout sera fait (y compris d’énormes manipulations algorithmiques sur les réseaux sociaux) pour que les Démocrates ne puissent pas revenir au pouvoir.
Je n’ai pas parlé du régime de Poutine qui – bien qu’il s’apparente par certains aspects à ces trois cas de figure : bolcheviks, Allemagne nazie, Amérique trumpienne – n’est pas dans la même catégorie. Le régime russe, c’est la contre-révolution, et non la révolution, car il n’a pas su produire de vraie idée messianique qui anime les masses. Dans ce sens, le régime de Trump est bien plus dangereux, pour le peuple américain et pour le monde entier. Il est encore temps pour les Américains de se réveiller, mais le feront-ils avant qu’il ne soit trop tard ?
Née à Moscou, elle vit en France depuis 1984. Après 25 ans de travail à RFI, elle s’adonne désormais à l’écriture. Ses derniers ouvrages : Le Régiment immortel. La Guerre sacrée de Poutine, Premier Parallèle 2019 ; Traverser Tchernobyl, Premier Parallèle, 2016.