Le politologue ukrainien analyse l’attitude de la Maison-Blanche qui évite de nommer un chat un chat, et un agresseur un agresseur. Mais l’opinion publique américaine est fortement pro-ukrainienne et anti-Poutine, de sorte que Trump aura des difficultés à abandonner l’Ukraine. Quant au peuple ukrainien, s’il est abandonné par les Américains, il se battra en s’appuyant sur ses alliés européens, mais ne se rendra pas.
Tueries systématiques
Le vendredi 4 avril, un missile balistique russe équipé d’armes à sous-munitions a frappé une zone résidentielle de la ville de Kryvyï Rih, dans le sud de l’Ukraine. Son vol depuis la région russe de Taganrog jusqu’à la ville ukrainienne de la ligne de front, qui compte un demi-million d’habitants, n’a duré que quelques minutes. Les citoyens avaient peu de chances de se mettre à l’abri. Dix-huit personnes ont été tuées sur le coup, dont huit enfants. Soixante-dix personnes ont été blessées, dont beaucoup grièvement, et le bilan pourrait donc s’alourdir.
Certains médias internationaux ont rendu compte de l’événement, mais pas tous, bien sûr, et pas partout. L’événement était en réalité tout à fait ordinaire. Chaque jour en Ukraine, plusieurs personnes sont tuées ou blessées, mais les victimes sont généralement dispersées dans différentes régions (l’Ukraine est un pays assez grand, plus grand que la France) : quelqu’un est piégé par une mine russe à Tchernihiv, quelqu’un d’autre est touché par un drone russe à Sumy, d’autres personnes encore périssent sous des obus d’artillerie à Kharkiv, et plusieurs pauvres hères n’arrivent pas à échapper aux bombes planantes à Kherson.
Ces événements récurrents mais dispersés à travers le pays ne sont pas très visibles, ils ne font pas les gros titres, même en Ukraine, et il n’est donc pas surprenant que les médias internationaux préfèrent ne pas ennuyer le public avec des nouvelles pénibles mais triviales, et à peine sensationnelles (« cliquables »).
Le meurtre d’Ukrainiens est devenu une sorte de routine quotidienne. La Mission de surveillance des droits de l’homme des Nations Unies en Ukraine (UN Human Rights Monitoring Mission in Ukraine) estime le nombre de civils tués à environ 13 000, mais les chiffres réels sont certainement plus élevés, car il y a beaucoup plus de personnes dans les zones de la ligne de front qui sont portées « disparues », et beaucoup plus probablement enterrées dans des fosses communes dans les territoires occupés (les experts soutiennent, par exemple, que de 20 000 à 80 000 civils ont péri à Marioupol pendant le siège de la ville au printemps 2022).
Déni habituel
Il faut généralement une frappe massive sur une zone densément peuplée, causant de lourdes destructions et un grand nombre de victimes, pour faire la une. Les Russes ne le font pas tous les jours, mais une ou deux fois par mois, soit par erreur, en confondant l’objet « légitime » (comme ils disent) de leur attaque avec un hôpital, une école, un immeuble d’habitation (ou comme à Kryvyï Rih, avec un terrain de jeu pour enfants), soit délibérément. Ils ciblent ces lieux dans le seul but de terroriser, d’intimider, de rendre les gens désespérés et dociles. Dans le style classique du Kremlin, les explications varient entre « Quelle frappe ? Nous n’avons rien à voir avec cela. Nous n’attaquons jamais les civils. Les Ukrainiens se sont probablement bombardés eux-mêmes pour nous compromettre », à des histoires plus fantaisistes comme dans le dernier cas : à Kryvyï Rih, ils auraient utilisé un missile de haute précision pour frapper « un rassemblement de commandants d’unités ukrainiennes et d’instructeurs étrangers, tuant jusqu’à 85 personnes et détruisant jusqu’à 20 véhicules ».
Tout lecteur attentif se demandera inévitablement pourquoi les « commandants ukrainiens » et les « instructeurs occidentaux » se sont réunis dans une zone résidentielle plutôt que dans des abris spéciaux construits dans toute l’Ukraine précisément à cette fin ; pourquoi le missile de « haute précision » n’a pas visé ces conspirateurs négligents (ou perfides) mais le terrain de jeux pour enfants ; et pourquoi le missile de « haute précision » tant vanté, qui visait un groupe restreint de personnes, était équipé d’armes à sous-munitions qui frappent une vaste zone. Les trois années de guerre de la Russie contre les civils ukrainiens laissent peu de doutes sur le caractère réel de cette guerre ainsi que sur la « haute précision » des armes utilisées. Le dernier rapport des Nations Unies confirme, entre autres, qu’« en 2024, au moins 306 attaques [russes] ont endommagé ou détruit des installations médicales, soit trois fois plus qu’en 2023 – tandis qu’au moins 576 attaques ont touché des installations éducatives, soit près du double de l’année précédente ».
Les journalistes qui sont arrivés sur le lieu de l’attaque russe n’ont trouvé aucune trace de 85 (!) ennemis du Kremlin, ni même constaté de dommages sérieux dans le café où le sommet des « officiers supérieurs » aurait eu lieu. La vidéo récupérée du café ne montrait aucun militaire, indiquant plutôt que l’endroit pouvait à peine accueillir vingt personnes, pas plus. Une mission de l’ONU qui s’est rendue sur place a déclaré, en citant des témoins, qu’« une réunion d’esthéticiennes, et non de militaires, était en cours dans un restaurant voisin lorsque le missile a frappé ». La plupart des enfants sont morts alors qu’ils jouaient dans un parc, a déclaré Volker Turk, Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, qui a condamné l’attaque russe à l’aide d’une arme à sous-munitions, la qualifiant de « mépris inconsidéré pour la vie des civils ».
Les réactions de Moscou à toute nouvelle accusation sont fondamentalement les mêmes qu’après la fin tragique du vol MH17, après l’empoisonnement des Skripal et après l’assassinat d’autres ennemis du régime, comme après le bombardement sous fausse bannièred’appartements résidentiels à Moscou et à Volgodonsk en 1999 (si quelqu’un s’en souvient), qui a facilité la campagne électorale de Poutine et finalement sa victoire dans une course présidentielle encore compétitive à l’époque.
L’objectif premier de ces déclarations n’est pas de persuader qui que ce soit, mais simplement de semer la confusion, de rendre l’idée de vérité (de recherche de la vérité) hors de propos et illusoire, car la vérité n’existerait pas, il n’y aurait que des points de vue et des interprétations différents. Une telle approche de « post-vérité » convient parfaitement à de nombreuses personnes, et pas seulement en Russie, qui ne veulent pas connaître la vérité, pour diverses raisons. Une telle connaissance est en effet psychologiquement inconfortable, voire insupportable. La vérité exige de prendre position, de faire un choix moral difficile qui va souvent à l’encontre des intérêts personnels et autres, y compris celui de sa sécurité ou même de sa survie sous une dictature. La logique de la « post-vérité » exonère simplement les témoins et les complices des crimes du gouvernement de toute responsabilité. Puisqu’il n’y a pas de vérité, il n’y a pas de victimes ni de coupables. Les deux parties partagent la même responsabilité et peuvent être blâmées et acquittées de la même manière. La politique est le désordre, dit l’argument, on ne peut pas lui donner un sens, une personne vraiment sage ne devrait même pas essayer. Si elle insiste encore sur la vérité et la moralité, la justice et la responsabilité, c’est le signe d’un trouble mental, d’une russophobie.
La réponse internationale à la dernière attaque russe sur la ville de Kryvyï Rih a été plutôt unanime et très similaire aux réponses précédentes. Les dirigeants occidentaux ont condamné cet acte barbare, les médias de qualité en ont parlé, le Sud global a gardé le silence comme d’habitude, prétendant que son soutien tacite à Moscou n’avait rien à voir avec les massacres récurrents. Le président ukrainien a publié une déclaration de deuil dans laquelle il a cité les noms des huit enfants décédés, de Timofeï, âgé de trois ans, à Nikita, âgé de 17 ans. Le neuvième enfant est mort un peu plus tard, à l’hôpital, après la publication de la déclaration.
Jouer sur les euphémismes
Ce qui manquait cependant, cette fois-ci, dans les voix du deuil et de la condamnation, c’était la voix forte et réputée (jusqu’à récemment) des États-Unis. L’ambassadrice américaine en Ukraine, Bridget Brink, a publié une courte déclaration sur X qui peut être considérée comme le signe d’une diplomatie virtuose mais aussi comme une nouvelle preuve de l’hypocrisie et de la perfidie américaines : « Horrifiée que ce soir un missile balistique ait frappé près d’un terrain de jeu et d’un restaurant à Kryvyï Rih. Plus de 50 personnes ont été blessées et 16 tuées, dont 6 enfants. C’est pourquoi la guerre doit cesser. »
Aucune condamnation de Moscou, aucune attribution de cet énigmatique « missile » à une partie spécifique, et aucune allusion, bien sûr, à la manière dont cette guerre (d’agression, entre autres) « doit cesser » – même si Madame l’ambassadrice ne peut que savoir que le moyen le plus rapide et le plus juste d’y mettre fin est tout simplement de retirer les troupes russes du pays. Volodymyr Zelensky, qui a félicité les diplomates occidentaux pour leur soutien, n’a pu qu’exprimer sa profonde déception face à la tiédeur de la position américaine : « Malheureusement, la réaction de l’ambassade américaine est désagréablement surprenante : un pays si fort, un peuple si fort – et une réaction si faible. Ils ont même peur de prononcer le mot “russe” lorsqu’ils parlent du missile qui a tué les enfants. »
Les diplomates ont certes besoin d’être habiles dans l’art de l’euphémisme, mais probablement pas d’une manière qui dissimule l’essence de la guerre criminelle, qui mette en sourdine les noms des tueurs et les exonère de toute responsabilité. Il est frappant de constater que la « guerre » et le « missile », dans cette manipulation discursive, deviennent des parties prenantes indépendantes agissant seules : la guerre a simplement lieu, elle a commencé avec leur seul concours et doit donc se terminer de même, probablement aussi par une force magique extérieure. Le « missile balistique » d’origine inconnue et non spécifiée a également surgi de nulle part, à l’improviste, par la volonté de Dieu – comme une tempête, un déluge ou un tremblement de terre.
L’astuce discursive de la nominalisation de catégories abstraites qui leur confère un pouvoir autonome et leur permet d’agir par elles-mêmes, en tant que parties prenantes physiques, occulte les véritables agents qui les déclenchent : des commandants très concrets qui lancent un missile balistique sur le terrain de jeu d’enfants, et des politiciens très concrets qui déclenchent la guerre ; par conséquent, ce n’est pas la guerre qui doit simplement cesser, mais des personnes spécifiques, aux noms bien connus, qui doivent y mettre fin.
Ce faux langage n’est pas aussi innocent qu’il en a l’air. Dans certains cas (comme ici), il ne fait qu’étayer une version erronée de la réalité, tandis que dans d’autres, il la travestit et facilite toutes sortes de politiques erronées et préjudiciables. Toute l’histoire des relations russo-ukrainiennes pourrait être un bon exemple de ces distorsions, omissions et silences euphémiques. Ni les universitaires ni les hommes politiques n’ont osé appeler un chat un chat, l’empire soviétique un empire, le colonialisme russe un colonialisme, la famine de Staline en Ukraine un génocide, ou l’invasion russe de 2014 et la guerre de basse intensité qui a suivi une guerre. Pendant dix ans, ils ont parlé de la « crise ukrainienne » qui, en fait, n’était ni une crise ni le fait de l’Ukraine. Le résultat net de cette manipulation linguistique a été que le principal instigateur et bénéficiaire de cette « crise » a été tacitement écarté du tableau et exonéré de toute responsabilité, ce qui est tout à fait conforme à la version de Moscou d’une « guerre civile » en Ukraine.
Pendant dix ans, la « crise » est devenue un acteur puissant qui fonctionnait apparemment tout seul, comme un fantôme, un Deus ex machina, qui a effectivement brouillé et caché le rôle du véritable acteur qui a créé cette « crise » et l’a amplifiée. Non seulement les médias, mais même des revues spécialisées ont affirmé (sérieusement) que « la crise en Ukraine en 2014… a conduit à l’occupation et à l’annexion de la Crimée par la Russie et à son implication militaire dans la guerre en Ukraine orientale » ; « la crise ukrainienne a poussé le régime de Poutine à rejeter l’interdépendance libérale en faveur d’un étatisme souverain illibéral » ; « la crise ukrainienne a apporté à la Russie les contours d’une idéologie qui a comblé le vide des années Eltsine ».
En d’autres termes, ce ne sont pas Poutine et ses associés qui ont occupé la Crimée et mené la guerre dans l’est de l’Ukraine, ni tous les Douguine, Sourkov et Pavlovski qui ont aidé Poutine à transformer la Russie en un État fasciste, mais l’omnipotente et omniprésente « crise ukrainienne ». Nous connaissons le prix de ces distorsions et manipulations linguistiques : elles ont largement facilité les efforts de propagande russes, renforcé la confiance dans l’impunité et ouvert la voie à de nouvelles agressions.
Recadrer la guerre
Deux jours plus tard, après une nouvelle attaque de missiles russes sur Kyïv, l’ambassadrice américaine a fait une déclaration plus spécifique, sans condamner directement la Russie, mais en révélant au moins l’origine des missiles meurtriers. Il s’agissait probablement de sa réaction indirecte aux critiques de Zelensky, même si elle était tardive et encore très prudente. Cela ne réfute pas la tendance générale à l’évitement de la vérité et à l’équivoque dans les déclarations américaines sur la Russie, ni la réticence à appliquer des mesures sévères à l’encontre de l’État voyou. Il est certainement plus facile de sévir contre l’Ukraine qui « n’a pas d’atouts », comme l’a dit le vice-président Vance lors de sa fameuse rencontre avec Volodymyr Zelensky.
Cet évitement s’inscrit dans la droite ligne de nombreuses autres mesures politiques prises par l’administration américaine en place, très favorables à Moscou et préjudiciables à Kyïv. Les explications de ce revirement spectaculaire de la politique américaine varient considérablement, allant d’allégations conspirationnistes selon lesquelles M. Trump aurait été piégé par le KGB lors de ses aventures érotiques et commerciales passées à Moscou et soumis depuis lors à un chantage au kompromat non spécifié, à des signes de son ignorance – mieux attestés – de tout ce qui est ukrainien et de son arrogance à l’égard de tout le reste, de son admiration pour tous les dictateurs (les « durs à cuire ») et peut-être de son animosité personnelle envers Zelensky qui ne l’a pas aidé à monter un kompromat contre Biden en 2019.
Quelles que soient les raisons, les présages sont mauvais pour l’Ukraine. Ils indiquent tous un désir explicite de l’administration américaine de recadrer l’ensemble de la guerre d’agression de l’État voyou contre le voisin pacifique en un « conflit » où chaque partie détient sa propre vérité et ses propres raisons, où les deux parties sont coupables (« responsables », comme l’a dit M. Trump), et où le compromis devrait donc être trouvé quelque part au milieu, comme la « deuxième meilleure option » pour les Ukrainiens comme pour les Russes.
À la recherche de la deuxième meilleure option
Pour les Ukrainiens, la première option signifie apparemment la restauration de l’intégrité territoriale de leur pays à l’intérieur des frontières internationalement reconnues (en 1991), la punition des criminels de guerre russes et la réparation par la Russie de tous les dommages subis. Comme elle est jugée irréalisable par les partenaires de l’Ukraine, c’est la deuxième meilleure option qui est mise en avant, brièvement décrite comme « la sécurité maintenant, la justice plus tard ». Elle prévoit un cessez-le-feu immédiat sur les lignes de front existantes, assorti de garanties de sécurité internationales fiables, et implique que toutes les autres questions en suspens (territoires occupés et réparations de guerre) seront résolues pacifiquement, par des moyens diplomatiques, dans un avenir lointain. Il pourrait être difficile de faire accepter cette option aux Ukrainiens mais, en principe, ce sera possible si le sentiment douloureux d’injustice est atténué par le sentiment d’une sécurité accrue. Or, pour les Russes, il n’y a jusqu’à présent pas de « seconde » option, et c’est peut-être là le principal problème, probablement insurmontable. Ils sont si profondément obsédés par la solution finale de la question ukrainienne – l’extinction totale de la souveraineté de l’Ukraine, l’éradication effective de l’État ukrainien et de la nation de la carte – qu’il est très peu probable qu’ils abandonnent cette idée fixe.
Poutine a d’ailleurs fait de cette exigence la principale condition préalable à tout cessez-le-feu : « L’idée est bonne, a-t-il déclaré, et nous la soutenons, mais il y a des questions dont nous devons discuter ». Un cessez-le-feu, a-t-il précisé, devrait conduire à « une paix durable et éliminer les causes profondes de cette crise ». Il suffit toutefois de décortiquer l’euphémisme « causes profondes » pour découvrir que c’est une Ukraine indépendante qui suscite à Moscou une si forte angoisse existentielle.
Jusqu’à présent, les Russes ne voient aucune raison d’accepter une deuxième meilleure option en dehors de la première tant convoitée. Tant qu’ils parviendront à manipuler Donald Trump et ses émissaires en leur faisant accepter et même reproduire les récits du Kremlin, ils pourront s’attendre à « recevoir de Washington ce qu’ils n’ont pas réussi à obtenir sur le champ de bataille ». Surtout après avoir appris que la fourniture d’armes à l’Ukraine, approuvée par le Congrès, s’achève dans quelques mois et que la nouvelle administration américaine ne va pas prolonger l’accord, comme l’a indiqué en février le secrétaire à la défense Pete Hegseth lors de la réunion dite de Ramstein (un rassemblement de 50 pays pour coordonner le soutien militaire à l’Ukraine). Son absence à la réunion de Ramstein suivante, le 11 avril, est un autre signal encourageant à Moscou.
Il y a, bien sûr, une chance que les Russes surjouent leur jeu, de sorte que même un Trump soumis (vis-à-vis de Poutine) perdrait patience dans ce qu’il a déjà appelé avec colère « des pourparlers sur des pourparlers ». Mais il n’a aucune envie de défendre l’Ukraine, un pays lointain dont il ne sait rien (ou, pire, dont il sait ce que Poutine lui a dit). À l’inverse, il a un énorme appétit pour la reprise des affaires (business as usual) avec un partenaire important et qui lui semble fiable, à savoir Moscou. Ce n’est peut-être pas sa première meilleure option – jeter l’Ukraine sous un bus – mais, en tant que deuxième meilleure option, elle peut sembler acceptable : couper le nœud plutôt que le défaire.
Ce faisant, Trump pourrait se heurter à certaines limites – pas nécessairement d’ordre moral, mais plutôt liées à la gestion de l’opinion publique, tant au niveau national qu’international (seuls 2 % des Américains éprouvent de la sympathie pour la Russie, contre 61 % pour l’Ukraine ; en Europe, les appréciations sont similaires). C’est probablement la raison pour laquelle Trump et ses subordonnés désignés tentent de recadrer discursivement la situation de guerre pour en faire quelque chose de plus ambigu et de moins clair. Car c’est une chose de sacrifier une démocratie naissante à une dictature fascistoïde, et c’en est une autre de se débarrasser d’un dictateur (c’est-à-dire Zelensky, selon Trump) pour le remplacer par un autre (en fait, Poutine n’a jamais été désigné de cette manière). C’est une chose d’abandonner un allié confiant qui défend des valeurs et des principes partagés, c’en est une autre de punir un client ingrat et vraisemblablement « corrompu » qui ne montre pas le respect approprié, n’apprécie pas un plan de paix parfait, et refuse de conclure un accord encore plus parfait avec les bienfaiteurs américains sur les ressources minérales de sa nation.
Se battre à mains nues ?
Il y a encore quelques obstacles au plan parfait de Trump, dont celui que représentent les Européens, qui ne croient pas à la vision recadrée de la guerre comme une querelle de famille entre deux irrationnels orientaux qui ne comprennent pas ce que signifient les pourparlers de paix, le dialogue et le compromis, et qui préfèrent s’entretuer plutôt que de négocier sagement. Les Européens se sont réveillés, bien que tardivement, et semblent prêts à aider l’Ukraine autant qu’il le faudra. Jusqu’à présent, leurs ressources militaires ne sont pas à la hauteur de celles des Américains et atteindront difficilement un niveau comparable dans les cinq prochaines années (dans le meilleur des cas). Cela rend la survie de l’Ukraine sans les États-Unis beaucoup plus difficile, mais toujours possible. Et ce sont manifestement les Ukrainiens eux-mêmes qui constituent le principal obstacle à la pacification parfaite de Trump.
L’enquête d’opinion la plus récente indique que seuls 2 % des Ukrainiens jugent acceptables les conditions préalables posées par la Russie à un cessez-le-feu (à savoir que l’Ukraine cesse de se mobiliser et que l’Occident cesse de fournir à l’Ukraine des armes et des renseignements). 79 % des personnes interrogées s’y opposent catégoriquement. Il y avait la même question légèrement modifiée dans cette enquête : « Si les États-Unis cessent finalement tout soutien à l’Ukraine, quelle serait la meilleure option pour l’Ukraine ? » Fait remarquable, seuls 8 % des répondants accepteraient de céder aux exigences russes, tandis que 82 % insistent sur le fait que l’Ukraine devrait poursuivre sa lutte avec le soutien de ses alliés européens.
Il se peut que Donald Trump ne lise pas les sondages ukrainiens ou ne leur fasse pas confiance (sinon, il n’aurait pas affirmé que le soutien à Zelensky en Ukraine n’était que de 4 %). Mais il peut encore écouter certains professionnels qui n’ont pas été totalement expulsés des bureaux du gouvernement et qui osent encore dire la vérité à leur patron. L’un d’entre eux, John Ratcliffe, directeur de la CIA, a témoigné récemment lors d’une audition au Sénat américain : « En ce qui concerne la résistance ukrainienne, le peuple ukrainien et l’armée ukrainienne ont été sous-estimés pendant plusieurs années. Et en fin de compte, d’après mes réflexions d’observateur, du point de vue du renseignement, je suis convaincu qu’ils se battront à mains nues s’ils doivent le faire, s’ils n’obtiennent pas des conditions acceptables pour une paix durable. »
Interrogé au Sénat sur les perspectives de guerre de l’Ukraine, un autre professionnel, le général américain Christopher Cavoli, commandant suprême des forces alliées de l’OTAN en Europe, a déclaré que « la défaite n’a rien d’inévitable, les Ukrainiens se trouvent actuellement dans des positions défensives très solides et ils améliorent chaque semaine leur capacité à générer de la force et à renforcer ces positions ». Il a reconnu qu’il était difficile à l’heure actuelle « d’envisager une offensive ukrainienne majeure » qui permettrait de chasser les Russes « de chaque centimètre carré » du territoire ukrainien occupé par les Russes. « De même, il est très difficile d’envisager que l’Ukraine s’effondre et perde ce conflit. Je ne pense pas que la perte de l’Ukraine soit inévitable », a-t-il conclu.

Faire face au génocide
Concrètement, cela signifie que les Ukrainiens continueront à se battre, même après que le président américain les aura offerts à Poutine sur un plateau. Ils n’ont tout simplement pas d’autre choix car ils savent mieux que quiconque que le « déni de l’Ukraine » à Moscou n’est pas seulement une rhétorique militante de propagandistes enragés, mais une « théorie » profondément enracinée et bien élaborée, promue fiévreusement par des universitaires et des écrivains russes, des politiciens et des religieux, des enseignants et des vedettes de la télévision, et mise en œuvre de manière cohérente par des politiques génocidaires menées dans les territoires occupés. Il n’y a pas de place pour quoi que ce soit d’ukrainien dans ce cadre, car l’identité ukrainienne est considérée comme une maladie mentale qui doit être soignée de force ou, si elle est incurable, éliminée en même temps que l’espèce infectée. Comme l’a expliqué l’année dernière au Bundestag Roman Schwarzman, un survivant ukrainien de l’Holocauste âgé de 88 ans : « Poutine essaie de nous détruire en tant que nation, tout comme Hitler a essayé de détruire le peuple juif pendant la Seconde Guerre mondiale. À l’époque, Hitler voulait me tuer parce que j’étais juif. Aujourd’hui, Poutine essaie de me tuer parce que je suis ukrainien. » Cela signifie également que la guerre ne se terminera pas comme M. Trump s’en est vanté. Les Ukrainiens n’abandonneront pas, même s’il les livre à Poutine en accusant les Ukrainiens eux-mêmes, leur obstination et leur manque de coopération, de n’avoir que le sort qu’ils méritent. La conscience coupable est généralement inventive pour trouver des excuses faciles au lieu de solutions difficiles. Cela signifie que la guerre ne s’arrêtera pas, mais qu’elle deviendra simplement plus sanglante et plus horrible qu’elle ne l’est aujourd’hui – avec davantage de missiles et de drones russes pénétrant dans le ciel ouvert de l’Ukraine, semant davantage de terreur, de victimes et de ruine.
Le seul espoir est que les Américains finissent par comprendre que les vies ukrainiennes comptent également. Et peut-être même que Mark Rubio leur appliquera ses belles paroles passées sur l’impossibilité de vivre côte à côte avec les terroristes : « Vous ne pouvez pas coexister avec des éléments armés à votre frontière qui cherchent à vous détruire et à vous éviscérer en tant qu’État. C’est tout simplement impossible. Aucune nation ne le peut… Ils [les terroristes] ont envoyé une bande de sauvages dans le but exprès et explicite de cibler des civils. Comment pouvez-vous coexister ? Comment tout État-nation de la planète pourrait-il coexister avec un tel groupe ? »
Il parlait des attaques du Hamas contre les Israéliens.
Le moment est peut-être venu de réfléchir à l’impossibilité pour l’Ukraine de coexister avec la Russie de Poutine.
Traduit de l’anglais par Desk Russie
Mykola Riabtchouk est chercheur principal à l'Institut d'études politiques de Kyïv et chercheur invité à l'Institut historique allemand de Varsovie.. Il a beaucoup écrit sur la société civile, la construction de l'État-nation, l'identité nationale et la transition postcommuniste. L’un de ses livres a été traduit en français : De la « Petite-Russie » à l'Ukraine, Paris, L'Harmattan, 2003.