Négociations américano-iraniennes sur le nucléaire iranien : la permanence de l’axe Moscou-Téhéran

Le président iranien Massoud Pezeshkian en visite à l’Organisation de l’énergie atomique du pays, le 11 avril dernier // Compte X du gouvernement iranien

Sept ans après la dénonciation par Donald Trump de l’accord sur le nucléaire iranien (le JCPOA), le fantasque président américain a annoncé la reprise des négociations. Celles-ci ont été ouvertes à Oman, le 13 avril dernier. D’aucuns voient dans les discussions entre Américains et Russes la volonté de « fixer » ces derniers, afin d’exercer une pression maximale sur Téhéran, voire, en cas d’échec des négociations, de bombarder les infrastructures nucléaires iraniennes. Ce serait sous-estimer l’importance des liens entre Moscou et Téhéran. De fait, le « corridor Nord-Sud » auquel les deux capitales travaillent s’inscrit dans une perspective géopolitique commune, à l’échelle de l’Eurasie.

Le 7 avril dernier, Donald Trump annonçait la prochaine ouverture de négociations avec Téhéran, l’objectif proclamé étant de contrecarrer définitivement le programme nucléaire iranien à vocation militaire. En vérité, ledit programme a notablement avancé au fil du temps. Signé en 2015, le JCPOA avait prévu de limiter le stock d’uranium enrichi à 300 kilogrammes, au taux de 3,67 %, ce qui constituait déjà un recul notoire par rapport aux exigences du Traité de non-prolifération (1968), confortées par les résolutions votées au sein du Conseil de sécurité des Nations Unies. D’autant plus que Téhéran conservait la maîtrise de son programme balistique et, au moyen de ses affidés (l’ « arc chiite »), déstabilisait le Moyen-Orient. Aujourd’hui, le régime islamique chiite possède huit tonnes d’uranium enrichi à 3,67 %, auxquelles il faut ajouter 275 kilogrammes enrichis à 60 % ; le temps requis pour franchir le seuil de la nucléarisation militaire serait de quelques mois. Et l’Agence internationale pour l’énergie atomique n’a plus de droit de regard sur les infrastructures nucléaires iraniennes.

D’incertaines négociations entre Washington et Téhéran

En revanche, la quasi-destruction du Hamas dans la bande de Gaza, l’affaiblissement du Hezbollah au Liban-Sud et les raids de Tsahal sur les défenses anti-aériennes et anti-missiles du territoire iranien ont fortement affaibli le régime islamique chiite. De l’ « arc chiite » ne reste vivace, pour le moment, que les Houthistes du Yémen, bombardés par les forces américaines. Tout en se prêtant au jeu des négociations, Washington renforce sa main en plaçant des bombardiers lourds B-2, équipés de bombes anti-bunker, sur la base de Diego Garcia1. Un deuxième groupe aéronaval américain navigue vers la zone et d’autres moyens militaires sont en route vers les bases américaines du golfe Arabo-Persique. Bref, tout ce qui est requis par une diplomatie coercitive, propédeutique à une entreprise de destruction des infrastructures nucléaires iraniennes.

Tout cela serait bien plus impressionnant si Donald Trump, par ses fanfaronnades et ses revirements, n’avait pas très sérieusement entamé la crédibilité stratégique des États-Unis. D’autant que, si l’on sait la constance et la résolution du secrétaire d’État Marco Rubio sur ces questions, la négociation est confiée à Steve Witkoff, voisin et partenaire de golfe de Donald Trump, grand spécialiste devant l’Éternel de la géopolitique des « clubs-houses ». Celui-là même que le président américain a délégué comme « envoyé spécial » en Russie s’est infatué de Vladimir Poutine, dont il apprécie le charme slave-orthodoxe. Entre la planification d’un « reset » américano-russe – dépourvu de sens au niveau macro-économique, mais potentiellement très profitable pour quelques affairistes coutumiers du délit d’initiés –, et l’évocation d’une future Riviera dorée sur les côtes de Gaza, Steve Witkoff est donc censé amener le régime iranien à résipiscence.

Il est à craindre que notre homme négligera l’étroitesse des liens entre Moscou et Téhéran et estimera que les promesses affairistes suffiront à les défaire. Depuis la conception et la mise en œuvre de la « diplomatie Primakov2 », dans les années 1990, ces liens ont été renforcés et approfondis, non sans obstacles et phases de stases, il est vrai. Certes, il est loisible de discuter du sens qu’il faut donner au terme d’alliance. Il demeure que Moscou et Téhéran se sont accordés pour intervenir militairement en Syrie en 2015, alors même que l’encre du JCPOA n’était pas encore sèche. Leur intervention combinée aura permis au régime de Bachar el-Assad de durer jusqu’à l’automne 2024. L’enlisement de l’armée russe en Ukraine et les graves revers infligés par Tsahal aux affidés de l’Iran expliquent l’incapacité de l’axe Moscou-Téhéran à prévenir la chute du Raïs syrien, désormais devenu un rentier moscovite.

La réalité d’une alliance russo-iranienne

Dans l’intervalle, Téhéran aura apporté son soutien à la deuxième invasion russe de l’Ukraine, en lui fournissant des armes (drones Shahed et missiles balistiques) et en contribuant au contournement des sanctions occidentales. En contrepartie, la Russie accroît sa coopération militaro-industrielle avec l’Iran, y compris en matière aéronautique (formation de pilotes, notamment de Soukhoï Su-35) et aérospatiale. Trois jours avant l’investiture de Donald Trump, le 20 janvier 2025, Moscou et Téhéran renouvelaient leur « partenariat stratégique global», ratifié par la Douma le 7 avril 2025. Le texte prévoit la densification des liens politiques, économiques, financiers, logistiques et énergétiques, l’accroissement de la « coopération militaire », le partage du renseignement, la lutte contre le « terrorisme » et les « menaces communes ».

Selon les termes en vigueur à Téhéran, l’Iran bénéficiera du concours de la Russie pour mener son « Djihad de la connaissance », notamment dans le domaine spatial (capacités de détection et d’alerte avancée) et dans celui du nucléaire civil, le seul dont le régime reconnaît l’existence (les ingénieurs russes sont à l’œuvre sur la centrale nucléaire de Bouchehr). Mais rassurons-nous – que diable ! – il est improbable de voir des soldats russes et iraniens dans une même tranchée ; cette alliance multiforme n’est en pas une puisqu’elle ne comporte pas d’ « article 5 » (la clause de défense mutuelle de l’OTAN). En effet, nombre d’experts occidentaux refusent en effet d’admettre que divers types d’alliances peuvent coexister, parce qu’ils considèrent l’OTAN comme un archétype. Le jeu des Russes et des Iraniens, comme celui des Chinois et des Nord-Coréens, consiste à se prêter main forte et à se répartir les théâtres d’action, afin de mettre sous tension les alliances des États-Unis, menacés par le phénomène d’hyper-étirement géostratégique (l’overstretching de Paul Kennedy).

Dans le « paquet » des multiples liens russo-iraniens, le programme d’un couloir logistique Nord-Sud, de la mer Baltique au golfe Arabo-Persique, nous semble particulièrement significatif des processus géopolitiques et des idées qui animent les dirigeants des deux puissances révisionnistes. Il s’agit d’un projet déjà vieux d’un quart de siècle, le « corridor de transport international Nord-Sud » (INSTC : International North-South Transport Corridor), supposé bouleverser la géopolitique des routes mondiales du commerce. Sa réalisation contribuerait à l’affirmation d’un nouvel ordre économique mondial, centré sur l’Eurasie, dans lequel les BRICS+, cornaqués par Moscou et Pékin, seraient l’équivalent fonctionnel du G7 (un G9).

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Rencontre de Vladimir Poutine avec le président iranien Massoud Pezeshkian au Kremlin, le 17 janvier 2025 // kremlin.ru

Un axe géopolitique eurasiatique

Il semble que le bouleversement de la situation régionale au détriment de l’Arménie, et le plus grand investissement russe dans les relations avec l’Azerbaïdjan et avec l’Iran aient permis de surmonter ces obstacles. Téhéran a obtenu que l’axe de circulation Est-Ouest entre la Turquie et l’Azerbaïdjan, à destination du bassin de la Caspienne et du Turkestan, soit remisé. Quelque peu contrariée dans ses projets, l’autocratie d’Aliev – qui a récupéré le Haut-Karabakh et bénéfice par ailleurs de couloirs de circulation vers les marchés occidentaux (voir l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan et le gazoduc Bakou-Tbilissi-Erzerum) –, se satisfait de voir l’Azerbaïdjan devenir un carrefour régional, à la croisée des axes Nord-Sud et Est-Ouest. D’ores et déjà, un certain nombre de travaux ont démarré.

Au-delà des ambitions régionales de Bakou, il faut souligner l’importance de ces projets pour la Russie, d’où sa recherche de relations étroites et soutenues avec l’Iran. En témoigne la volonté de financer, au moyen d’un prêt bancaire russe, les travaux ferroviaires entre la ville de Racht, mentionnée plus haut, et le port iranien de Bandar Abbas, au bord du golfe Arabo-Persique : la voie ferroviaire existe mais elle doit être doublée, ce qui devrait être réalisé par une société, des ingénieurs et des ouvriers russes. S’il n’est pas exclu que les coûts, la corruption et la bureaucratie des deux pays finissent par avoir raison du volontarisme politique, la construction et la modernisation des axes ferroviaires Astara-Racht et Racht-Bandar Abbas, relieraient Saint-Pétersbourg et la Neva au golfe Arabo-Persique. Un tel corridor renforcerait les liaisons et les échanges réalisés à travers la Caspienne ; il solidariserait les destinées de la Russie et de l’Iran. 

Il faut élargir encore la focale. L’objectif de la Russie est de donner vie à un axe logistique et géoéconomique vers l’Inde, l’Asie du Sud et du Sud-Est, via l’Azerbaïdjan, les ports de la Caspienne et un « pont terrestre » (Landbridge) entre cette mer et le golfe Arabo-Persique, voie d’accès à l’océan Indien. D’une longueur de 7 200 kilomètres, qui pourraient être parcourus en une dizaine de jours, les routes fluvio-terrestres – voir le système des Cinq Mers3 – et maritimes entre Saint-Pétersbourg et Bombay constitueraient une solution de rechange par rapport aux routes aujourd’hui empruntées par les navires russes pour gagner l’Asie, par des mers bordières (mer Baltique et mer Noire) dont Moscou n’a plus le contrôle géostratégique.

Aujourd’hui, lesdits navires partent de la Baltique, transitent par les détroits danois pour gagner la mer du Nord et l’Atlantique, entrent en Méditerranée par le détroit de Gibraltar, empruntent le canal de Suez, la mer Rouge et le détroit de Bab-el-Mandeb, pour pénétrer dans l’océan Indien et rejoindre Bombay. Soit un périple de 16 000 kilomètres, qui nécessite trente à quarante-cinq jours de navigation. Au départ de la mer Noire, le trajet et les temps de navigation sont certes plus courts, mais la guerre en Ukraine, la capacité des missiles et des drones navals ukrainiens d’atteindre des navires russes, ainsi que le contrôle par la Turquie des voies d’accès la Méditerranée (détroits du Bosphore et des Dardanelles) sont autant de contraintes géostratégiques pour la navigation russe.

En guise de conclusion

En somme, le programme russe d’un « corridor Nord-Sud » est une nouvelle variation sur le thème de la stratégie des mers chaudes, conçue dès le XVIIIe siècle, lorsque l’Empire russe partait à la conquête de la Chersonèse (la Crimée) et des rives ukrainiennes de la mer Noire, soit la « Nouvelle Grèce » et la « Nouvelle Russie » de Catherine II. Dans la présente situation géopolitique, cette grande stratégie russe implique une alliance solide et durable entre Moscou et Téhéran, ce qui devrait exclure le lâchage du régime iranien, au prétexte d’un quelconque « deal » pétrogazier en Arctique avec l’un ou l’autre des affairistes qui entourent Donald Trump (un « honey trap » qui excite au plus haut point Steve Witkoff). D’autant plus que cette stratégie russo-iranienne s’inscrit dans la vision géopolitique d’une « Grande Eurasie » sino-russe, dont l’assomption signifierait la fin d’une longue hégémonie occidentale, dont les États-Unis sont jusqu’à maintenant les héritiers géostratégiques. Donald Trump est-il conscient des enjeux ? Hélas, la question n’est que rhétorique. Pour lui, le monde est un plateau de Monopoly.

Malheureusement, l’actuelle Administration américaine – peuplée d’amateurs, de sectateurs d’un mythique Gilded Age et d’aigrefins – semble avoir oublié les paramètres fondamentaux de la grand strategy américaine, qui fut toujours soucieuse du Heartland eurasiatique. À la cour du roi Ubu, les quelques « reaganiens » dotés d’une conscience historique, à l’instar (peut-être) de Marc Rubio, sont marginalisés par les laquais et les « Yes Sir ». Aussi faut-il craindre que le « reset » américano-russe d’une part, la politique de la pression maximale sur Téhéran d’autre part, n’atteignent pas leurs objectifs, à savoir la désolidarisation des destinées russo-iraniennes et la renonciation de l’Iran à son programme nucléaire. Les répercussions et les contre-effets d’un nouvel échec diplomatique – comme en Corée du Nord lors du premier mandat Trump, et, très probablement, comme dans l’instauration d’un vrai accord de paix en Ukraine aujourd’hui –, ont-ils seulement été envisagés ? Disons-le sans ambages : si Donald Trump n’est pas recadré et contraint, il mènera les États-Unis à l’autodestruction géopolitique. Le « siècle américain » prend fin et l’Ancien Occident doit s’y préparer.

Addendum : sur la stratégie des mers chaudes

La « stratégie des mers chaudes » correspond aux efforts séculaires de l’Empire russe, puis ceux de l’URSS, visant à accéder à des mers libres de glaces, au sud du territoire russo-soviétique. Cette géohistoire russe commence véritablement sous Catherine II, lors de la conquête des rives septentrionales de la mer Noire au XVIIIe siècle. En lutte quasi-constante contre l’Empire ottoman, l’Empire russe entend s’ouvrir un accès à la Méditerranée. Au-delà des facteurs géostratégiques, cette grande entreprise prend une allure messianique, notamment sous la plume de Dostoïevski : « II faut que la Corne d’Or et Constantinople soient nôtres… car non seulement c’est un port illustre qui maîtrise les détroits, “centre de l’Univers”, “Arche de la Terre”, mais car la Russie, ce formidable géant, doit enfin s’évader de sa chambre close où il a grandi au point que sa tête en vient à heurter le plafond, pour remplir ses poumons de l’air libre des mers et des océans […]. Notre mission va beaucoup plus loin, plus profond. Nous autres, Russes, sommes vraiment indispensables à toute la chrétienté orientale et à l’avenir de l’orthodoxie sur terre jusqu’à ce que son unité s’accomplisse. » (1877)

En Méditerranée, la stratégie des mers chaudes est liée à la « question d’Orient », centrale dans les rapports de puissance au cours du XIXe siècle et aux débuts du siècle suivant. Les rivalités anglo-russes autour de la Perse et de l’Afghanistan sont liées à la volonté de Saint-Pétersbourg d’accéder au golfe Persique ainsi qu’à l’océan Indien. Toutefois, l’hostilité croissante des protagonistes de ce « Grand Jeu » (l’Ours contre la Baleine) à l’égard de l’Allemagne wilhelminienne conduit in fine à un arrangement anglo-russe qui permet la conclusion de la Triple-Entente (1907). Au cours de la guerre froide, les ambitions soviétiques en Méditerranée et au Moyen-Orient sont vues comme la perpétuation de la stratégie des mers chaudes, preuve d’une certaine continuité historique entre la Russie des tsars et l’ « Empire rouge » (l’URSS). Lors de la dernière phase de ce conflit, l’invasion soviétique de l’Afghanistan (1979) est perçue à travers ce prisme. Plus que le contrôle militaire d’un glacis en Haute-Asie, cette invasion était vue dans les capitales occidentales comme une menace sur le golfe Arabo-Persique et la route du pétrole, alors veine jugulaire de l’Occident. En 2015, l’intervention russe en Syrie a réactivé le souvenir de la stratégie des mers chaudes (septembre 2015), une entreprise affaiblie depuis la chute du régime de Bachar el-Assad, à l’automne 2024, et l’évacuation des bases russes de Tartous et Hmeimim. Au-delà des péripéties historiques, la « stratégie des mers chaudes » est une représentation géopolitique globale significative des ambitions de puissance de la Russie.

Professeur agrégé d’histoire-géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Auteur de plusieurs ouvrages, il travaille au sein de l’Institut Thomas More sur les enjeux géopolitiques et de défense en Europe. Ses domaines de recherche couvrent la zone Baltique-mer Noire, l’Eurasie post-soviétique et la Méditerranée.

Notes

  1. Une base anglo-américaine située dans l’archipel des Chagos, sur un territoire placé sous la souveraineté britannique jusqu’à ce que ces îles soient récemment rétrocédées à l’île Maurice. Les États-Unis considèrent cette base comme « une plate-forme quasi indispensable » pour les opérations au Moyen-Orient, en Asie du Sud et en Afrique de l’Est. De fait, elle sert en effet de plaque tournante pour le ravitaillement, la maintenance et la coordination des opérations militaires, permettant aux forces américaines de se déployer rapidement dans des zones à caractère stratégique.
  2. Du nom d’Evgueni Primakov, ministres des Affaires étrangères puis Premier ministre de la Fédération de Russie de 1996 à 1999, il avait été un dirigeant important du KGB et selon, certaines sources, l’était resté après la fin de l’URSS
  3. Le système des Cinq Mers est un ensemble de liaisons fluviales et de canaux qui place Moscou au cœur d’’interconnexions entre la mer Blanche, la mer Baltique, la mer d’Azov, la mer Noire et la mer Caspienne. Le fleuve Volga en constitue la principale articulation. Ce système assure plus des deux tiers du transport fluvio-maritime russe.
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