En Russie, une amende pour avoir raconté un rêve sur Volodymyr Zelensky

Ivan Lossev. // Son compte Instagram

Par OVD-info, avec Karina Merkourieva

Desk Russie publie un témoignage recueilli et diffusé par OVD-info, qui est à la fois un média russe indépendant et une organisation de défense des droits de l’homme. Créé en 2011, il recense les persécutions politiques en Russie, notamment des protestataires depuis le début de la guerre. Déclaré « agent de l’étranger » par les autorités russes, OVD-Info poursuit son travail grâce à un réseau de volontaires, journalistes, informateurs et avocats. Ce témoignage est le récit, à la première personne, d’Ivan Lossev, 26 ans, propriétaire d’un sauna à Tchita, en Sibérie orientale. Il a été condamné à payer une amende de 30 000 roubles pour « discréditation de l’armée russe » parce qu’il avait raconté avoir rêvé de Volodymyr Zelensky.

C’était un vendredi comme les autres de la fin novembre. J’allais partir au travail quand on m’a appelé sur mon téléphone professionnel. Le numéro m’était inconnu. J’ai décroché. Au bout du fil, c’était la police. « Ivan Alexeïevitch, nous voulons vous interroger. Nous avons repéré sur votre compte des posts qui discréditaient l’armée russe. »

Le policier a d’abord parlé du site VKontaktié [réseau social russe très populaire] : soi-disant, j’y aurais diffusé des textes contre la guerre. Je lui ai répondu que je n’étais pratiquement jamais sur VKontaktié et que je n’y publiais rien. Il a cherché dans ses papiers et m’a dit « C’est exact. J’ai confondu. Il s’agit d’Instagram. » Nous avons convenu de la date à laquelle je devais me présenter au commissariat.

J’ai tout de suite raconté ce qui s’était passé à mes amis sur Instagram. Ils ont été nombreux à se montrer compatissants et à m’écrire que c’était affreux. Pour ma part, je restais calme. Bien que, dans la vie, je sois plutôt craintif, je n’avais cette fois pas peur du tout.

Je suis convaincu que la discréditation de l’armée russe, c’est comme la loi sur « les agents de l’étranger » : avoir été qualifié « d’agent de l’étranger » prouve tout simplement qu’on est un type bien. Même chose avec la « discréditation ». Si l’on a été condamné pour ce motif, on peut se considérer comme un type bien.

En outre, je reste assez optimiste quant à l’issue de cette guerre. Je suis certain que les Ukrainiens vaincront, et très bientôt. Par conséquent, tous ceux d’entre nous qui seront passés en justice, même s’ils ont été condamnés à des peines de prison, seront considérés comme des héros. Alors que tous ceux qui se seront cachés, qui auront eu peur, qui se seront tus ou auront soutenu le régime et appliqué ses lois de cannibales détourneront leur regard et rougiront.

Des temps nouveaux sont advenus. La peur a disparu. Ce qui importe le plus, pour moi, c’est de savoir que je n’aurai pas honte de mes actes quand la guerre aura pris fin. Et si, dans bien des années, mes enfants ou mes petits-enfants me demandent ce que j’ai fait à cette époque, je pourrai répondre fièrement que je n’ai jamais été complice du régime.

Le lundi, à l’heure convenue, je me suis présenté au commissariat. Je m’étais préparé à avoir en face de moi le type du flic arrogant qu’on voit dans les séries policières. Je m’attendais à devoir hausser le ton avec lui pour lui imposer ma version des faits.

Pas du tout. J’étais devant un enquêteur jeune et aimable. On voyait qu’au fond il comprenait ma position, et qu’il la partageait peut-être même. On lisait dans ses yeux la honte de ce qu’il se passait. Il m’a demandé d’écrire une lettre explicative.

J’ai dit que je me considérais comme un pacifiste, un libéral et un citoyen du monde. J’ai expliqué que, pour moi, cette guerre était répugnante et nulle, et qu’il m’était pénible de voir que mon pays, que j’aime beaucoup, se livrait actuellement à un génocide du peuple ukrainien. En tant que patriote, je n’ai pas pu me taire ; c’était pourquoi j’avais publié ces posts où la police a vu une discréditation de l’armée russe.

Personne au commissariat n’a contesté mes paroles. Le fonctionnaire les a recopiées, me les a données à relire et m’a demandé de signer si j’étais d’accord avec cette version. Puis on m’a informé que je passerais devant le tribunal le 8 décembre.

J’ai demandé qu’on me communique les pièces du dossier pour savoir pour quels posts j’étais inculpé. Peu de temps auparavant, j’avais utilisé, dans une Story concernant ma voiture, le mot « guerre ». J’étais persuadé que c’était précisément cette histoire qui avait déclenché l’affaire.

Or, elle ne figurait même pas dans le dossier. On y évoquait en revanche d’autres choses : une blague sur les « cocktails Molotov », des considérations sur ce que la mobilisation avait de nul, un appel à la reddition que je lançais aux Russes partis combattre, une critique du ministre de la défense Sergueï Choïgou, où je signalais qu’il avait menti sur le nombre de Russes morts en Ukraine, et le récit d’un rêve que j’ai eu sur Volodymyr Zelensky. J’étais abasourdi. Je n’imaginais pas que qu’on puisse suivre de si près les Stories postées sur Instagram (elles disparaissent au bout de 24 heures).

J’ai compris que les agents du FSB suivaient ma page Instagram depuis l’été, c’est-à-dire depuis ma blague sur les cocktails Molotov.

Je suis propriétaire d’un sauna. Mes clients boivent souvent et abandonnent sur place les bouteilles vides. En 2020, nous avons réfléchi, des amis et moi, à l’argent qu’on pourrait tirer de ces bouteilles. À côté de chez moi, j’ai un entrepôt et, en deux ans, j’y ai rassemblé plus de 20 000 bouteilles.

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Photo : compte Instagram d’Ivan Lossev.

Avant la guerre, j’avais déjà envisagé de transformer l’entrepôt pour en faire un nouveau sauna. Je suis allé au point de collecte du verre, où on m’a dit qu’on versait près de six roubles par bouteille vide. C’était une bonne nouvelle, et j’ai continué à en ramasser en attendant que les travaux de transformation soient achevés. Le moment venu — c’était au début de la guerre — j’ai chargé toutes ces bouteilles et les ai emportées au point de collecte. Là, on m’a informé que le prix du verre avait baissé, et qu’on ne l’achetait plus à la bouteille mais au poids. La somme avait diminué de moitié. Dépité, j’ai alors posté sur Instagram une blague où je disais qu’il valait mieux envoyer les bouteilles aux Ukrainiens pour qu’ils en fassent des cocktails Molotov à jeter sur les « rachysty ». Ainsi, continuais-je, la guerre finirait plus vite et le cours du verre remonterait en Russie.

La plaisanterie pouvait paraître innocente, mais même Instagram y flaira une éventuelle offense et effaça ma Story. Sa durée de vie avait été de moins d’une heure, mais les agents du FSB avaient eu le temps de la voir, de l’extraire et de la joindre au dossier.

Ce qui m’a le plus frappé, c’est que parmi les posts pour lesquels on a décidé de me poursuivre figurait celui où je racontais mon rêve sur Zelensky.

Dans ce rêve, j’avais été mobilisé dès l’annonce de mobilisation partielle que Poutine avait faite en septembre. J’étais dans un camp de formation militaire quand, tout à coup, l’armée ukrainienne est apparue, avec Zelensky à sa tête. On s’est tous retrouvés les mains liés derrière le dos. Et voilà que le président ukrainien passe devant moi et me dit : « J’ai vu tes Stories sur Instagram. Gloire à l’Ukraine ! » Je lui réponds : « Gloire aux héros ! » Zelensky me tapote l’épaule avec joie et dit : « Relâchez-le, et fusillez-moi tous les autres ! » Nous restons lui et moi à regarder tout ça et je lui demande : « Vous permettez qu’on fasse vous et moi un selfie pour Instagram ? » Zelensky répond : « Oui. » Et c’est là que le rêve prend fin. Comme c’était drôle, j’ai décidé de le raconter à mes followers.

Je ne sais pas pourquoi les policiers ont décidé de s’appuyer sur cette Story. Il y en avait bien d’autres qui auraient elles aussi pu servir à constituer un dossier de discréditation.

Avant le 8 décembre, je n’ai reçu aucun SMS ni appel téléphonique. Je n’ai appris qu’une audience préliminaire avait eu lieu que lorsque la décision a été publiée sur le site du tribunal. J’ai téléphoné au tribunal, me suis disputé avec la jeune personne qui se disait secrétaire. En fin de compte, je n’ai rien obtenu. On m’a convoqué le 12 décembre pour prendre connaissance de la décision. J’avais été condamné à une amende de 30 000 roubles.

En dépit de cette affaire, j’ai décidé que tant que je resterais en Russie je continuerais à manifester ouvertement mon opposition à cette guerre. Toute ma vie j’ai, d’une façon ou d’une autre, critiqué le pouvoir en place. Dans ma famille on est plutôt libéral et opposant. Ma mère a compris que Poutine était un sale type quand il a prononcé son discours après le naufrage du sous-marin atomique Koursk, en 2000. Mon père est arrivé à la même conclusion après l’intervention russe en Géorgie, en 2008. À l’époque, tout le monde n’était pas relié à l’Internet. Beaucoup de gens croyaient que la crise de 2008 en Russie était liée à la crise des subprimes aux États-Unis et ne cherchaient pas à savoir ce qui s’était passé en réalité. C’est surtout l’Extrême-Orient russe qui a été touché. Poutine a alors augmenté les taxes sur l’importation de voitures étrangères. Or chez nous, bien des gens gagnaient de l’argent à transporter des voitures importées du Japon. La loi de Poutine a littéralement tué le commerce dans notre région.

En 2008, j’avais 12 ans. À l’époque, je ne comprenais pas grand-chose à la politique, mais je me souviens très bien d’une conversation de mon père avec un de ses amis. Ils parlaient de quelqu’un qu’ils connaissaient. Avant la crise, cet homme avait emprunté de l’argent pour construire une maison et acheter des camions de transport de voitures. En fin de compte, tout s’est écroulé. Les huissiers ont saisi les camions de cet ami et sa maison. Sa femme est partie avec les enfants. Ne sachant plus quoi faire, il s’est pendu.

J’étais petit encore, mais je savais que Poutine avait sur les mains le sang de cet homme. Que ce ne pouvait pas être un homme bon si tant de gens avaient à souffrir de ses décisions. À l’époque, je ne savais pas formuler nettement mon attitude vis-à-vis du pouvoir, ni quels mots utiliser, mais j’avais décidé que Poutine n’était pas un homme bon.

En grandissant, je me suis mis à le dire plus souvent encore. J’ai participé à des meetings. Dans notre ville, il n’y a pas souvent de manifestations d’opposition, et les gens sont peu nombreux à s’y rendre. La seule manifestation qui y ait été organisée, c’est quand Navalny a diffusé son film sur le palais de Poutine.

Sans qu’on sache pourquoi, le commencement de la guerre n’a pas suscité de réaction semblable. Le 24 février, je me suis dit que même le plus abruti des poutiniens allait ouvrir les yeux, parce que la guerre, c’était le point final. Il semblait que Poutine avait signé sa propre condamnation à mort.

Mais les gens chez nous n’ont pas compris. J’habite à côté de la gare centrale, là où il aurait dû avoir lieu une manifestation contre la guerre. Je m’y suis promené le soir : il n’y avait personne. Que des policiers et des paniers à salade. Je suis allé sur le site de notre ville dans VKontaktié : on y lisait des posts sur le lancement de « l’opération spéciale », et les gens étaient pour.

Par chance, tout le monde dans ma famille partage mes idées, en particulier sur la guerre en Ukraine. Mon père est un homme de la vieille école ; il n’est pas à l’aise avec les ordinateurs et ne sait pas se servir de l’Internet. Mais il a l’esprit critique et comprend que l’agresseur ne peut être un juste. Ma mère est une fan de la chaîne d’information Dojd [chaîne russe d’opposition, diffusée sur YouTube de l’étranger, NDT]. Elle regarde toutes ses émissions et en parle ensuite à mon père. Quand ils ont appris mes démêlés avec la justice, ils m’ont soutenu. Mon père m’a dit : « Ne t’en fais pas. Tout ira bien. Ou alors, ça ne durera pas longtemps. » Maman était très inquiète pour moi. Quelques jours après, la police l’a convoquée pour qu’elle explique les raisons pour lesquelles, sur le réseau Odnoklassniki [l’équivalent russe de « Copains d’avant », NDT], elle discréditait l’armée russe. De sorte que, dans la famille, nous sommes tous des « bâtards » et des « traîtres ».

Avec les amis, il a été plus difficile de conserver des liens depuis la guerre. Il y en a eu beaucoup que j’ai cessé de fréquenter. Les uns sont devenus d’ardents « rachysty », d’autres, tout simplement, ne veulent plus qu’on se voie parce que j’aborde toujours la question de l’Ukraine et que, même s’ils sont d’accord, ils ont peur, ou sont las d’en parler.

Il m’est aussi émotionnellement pénible de suivre sans cesse l’actualité, même si cela m’apaise en même temps parce que mes positions s’en trouvent plus assurées et que je suis plus certain de leur justesse. En effet, quand on considère le nombre de gens qui soutiennent la guerre, on se met à douter d’avoir raison. Ensuite, on apprend qu’un missile russe a tué une fillette trisomique de quatre ans à Vinnitsa, qu’à la télévision [le présentateur] Andreï Norkine appelle ça un « dommage collatéral » et que, tout autour, les gens n’y accordent aucune importance. On comprend alors qu’on agit dans le bon sens.

Les doutes naissent aussi quand on voit que les gens, en fait, sont pour cette guerre. Nombre d’abonnés à Instagram, critiques du pouvoir, ont commencé après le 24 février à affirmer que j’avais tort. Les uns disaient : « Bien sûr, je comprends que tu critiques Poutine. Comme président, il n’est certainement pas bon, mais il a bien fait de lancer cette guerre. Les Ukrainiens se croyaient tout permis. Il était grand temps de les remettre à leur place. » Puis ils se sont massivement désinscrits et ont commencé à répandre des menaces dans les conversations privées.

On m’écrivait que si on me croisait en ville on me casserait la gueule, ou qu’on avait des amis au FSB qui sauraient où me trouver, qui me mettraient au trou et me tortureraient. Un type a écrit que, dans ma famille, on était tous des bâtards et des ordures qui, en plus, osaient se dire russes. Il a promis de faire la peau à tous nos parents dans la région.

J’ai bien compris que ces gens-là étaient des bouffons, qui ne pouvaient se montrer hardis que sur l’Internet. Quand même, à tout hasard, je me suis acheté une bombe lacrymogène. Après le 24 février, j’ai eu des histoires à cause de mon opposition à la guerre. Une fois, dans la rue, j’ai eu une altercation avec un conducteur qui avait collé un Z sur sa voiture. Une autre fois, dans un bar, j’ai réagi quand un inconnu m’a traité de « nazi ». Je me suis aussi battu avec quelqu’un que je connaissais et qui, quand il m’a vu, m’a insulté parce que j’étais pour l’Ukraine.

Malgré tout, je n’envisage pas encore de quitter le pays. Bien sûr, je réfléchis à tous les scénarios d’émigration. Mais j’aime ma ville de Tchita. Je veux bien voyager, mais à condition de pouvoir rentrer chez moi.

Si ça devient absolument intenable, j’essaierai de m’enfuir en Mongolie. Si je réussis, ce sera formidable. Si j’échoue, ce sera la prison. Mais si je suis enfermé, ce sera au maximum pour un an. J’en sortirai en héros dans un pays nouveau, où l’on aura commencé à réfléchir à ce qu’on a fait.

Peut-être que je me lancerai dans la politique. J’ai toujours rêvé d’être élu gouverneur de la région de Baïkal pour travailler à embellir ma région natale. L’expérience de la prison pour des motifs politiques me paraît un excellent socle pour appuyer ce genre d’activité.

Propos traduits par Bernard Marchadier.

OVD-Info (en russe, ОВД-Инфо) est une organisation non gouvernementale indépendante russe des droits de l'Homme. Cette organisation médiatique a pour but de lutter contre la persécution politique et les brutalités policières à l'encontre des manifestants civiles. Fin 2021, l’ONG est déclarée « agent de l’étranger » et son site est bloqué par le régulateur russe. Il existe une version russe et une version en anglais du site.

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