La guerre dāagression russe dĆ©teint aussi sur la perception de la culture russe Ć lāĆ©tranger. On Ć©voque souvent la dĆ©russification de la culture ukrainienne, Ć savoir les dĆ©boulonnages de statues de personnalitĆ©s russes en Ukraine ou les changements de noms de rues. Mais les auteurs de cet article, qui dirigent une maison dāĆ©dition spĆ©cialisĆ©e en littĆ©rature russe et ukrainienne, Lingva, constatent Ć©galement lāarrĆŖt brutal du rayonnement de la culture russe hors de lāancien espace soviĆ©tique, et notamment en France.
Un dƩclin des traductions inƩdites ?
Partons dāun constat. Une consultation rĆ©cente sur un site commercial bien connu nous a permis de voir que depuis janvier 2023, seules neuf Åuvres littĆ©raires en provenance de Russie ā inĆ©dites, traduites du russe ā ont Ć©tĆ© publiĆ©es en France, dont quatre seulement dāauteurs vivants1. Dāautres Åuvres russes ont Ć©tĆ© Ć©ditĆ©es, mais il ne sāagit que de reprises en poche de livres dĆ©jĆ publiĆ©s auparavant, ou bien de rĆ©Ć©ditions de vieilles traductions de TolstoĆÆ, DostoĆÆevski et autres classiques. En 2022, pour la mĆŖme pĆ©riode (le premier semestre, donc), treize ouvrages Ć©taient parus, dont sept dāauteurs vivants ou intĆ©grant des auteurs vivants. Il faudrait bien entendu Ć©tendre le dĆ©compte Ć lāensemble de lāannĆ©e, dāautant plus que les romans sont plus souvent publiĆ©s au second semestre quāau premier, mais il nāempĆŖche que la baisse est sensible, significative.
Avant la guerre dĆ©clenchĆ©e en fĆ©vrier 2022, il y avait dĆ©jĆ peu dāÅuvres traduites ā le marchĆ© du livre franƧais Ć©tant dĆ©sespĆ©rĆ©ment tournĆ© vers le monde anglo-amĆ©ricain ā mais c’Ć©tait en tout cas bien plus que maintenant.
Le cinƩma populaire effacƩ, les festivals annulƩs
Il en est de mĆŖme pour le cinĆ©ma. Le cinĆ©ma russe classĆ© Ā« art et essai Ā» nous parvient encore un peu, si toutefois le rĆ©alisateur a clairement exprimĆ© son opposition Ć la guerre. Mais le cinĆ©ma populaire, le cinĆ©ma de genre, qui nous arrivait jusquāici dans un silence relatif de la presse spĆ©cialisĆ©e, publiĆ© directement en DVD (avec des traductions certes souvent mĆ©diocres2), a totalement disparu. Si lāon en croit le mĆŖme site commercial employĆ© ci-dessus, lors du premier semestre 2023, un seul film est paru dans cette catĆ©gorie3.
Or, dans le passĆ© rĆ©cent, on pouvait compter entre dix et vingt sorties de films de science-fiction, dāaventure, de guerre (essentiellement sur la Seconde Guerre mondiale) par an. Il sāagissait lĆ dāun cinĆ©ma boudĆ© par la critique mais apprĆ©ciĆ© du grand public.
Les Ć©vĆ©nements culturels russes en France ont aussi disparu. Les JournĆ©es du livre russe, par exemple, ne se sont pas tenues ā et ce nāest pas plus mal, car cāĆ©tait sans doute le seul endroit en France oĆ¹ lāon pouvait voir se cĆ“toyer de vrais staliniens et dāauthentiques nazis4. Les organisateurs du festival du cinĆ©ma russe de Honfleur ont dĆ©cidĆ© de suspendre leur activitĆ©5. Seul le festival Quand les Russes (festival du film russe de Paris et dāĆle-de-France) sāest maintenu, mais avec un changement de programmation drastique. Selon les organisateurs, il est impĆ©ratif de maintenir des liens culturels, en prĆ©sentant Ā« un programme qui, une fois encore, met en valeur les cinĆ©astes russes qui, dans le passĆ© comme aujourdāhui, rendent compte de la rĆ©alitĆ© complexe de leur sociĆ©tĆ©, de la corruption et de lāextrĆŖme violence du pouvoir russe, que ce soit par la fiction ou le documentaire. Cāest notre faƧon de maintenir des liens avec une culture europĆ©enne qui survivra Ć des dirigeants irresponsables6. Ā»
Nous ne parlerons pas ici de la musique : les musiques contemporaines russes, nĆ©gligĆ©es des instances culturelles, nāont jamais su sāexporter. Il nāexiste pas dāĆ©dition Ā« europĆ©enne Ā» des albums des chanteurs et groupes russes de pop, de rock, de rap ou dāautre genre populaire : la situation nāest pas prĆØs de changer.
La culture russe en France et le soft power
Bien sĆ»r, il est toujours possible dāassister Ć un concert dāÅuvres de TchaĆÆkovski ou de Rimski-Korsakov. Bien sĆ»r, il est toujours possible dāacquĆ©rir en librairie les romans les plus connus de TolstoĆÆ ou de DostoĆÆevski. Bien sĆ»r, les grands classiques du cinĆ©ma soviĆ©tique et russe sont toujours accessibles en DVD et rĆ©guliĆØrement projetĆ©s dans les salles dāart et essai. Mais la culture russe contemporaine, la culture vivante, est morte, ou du moins moribonde.
Est-ce un mal ? Dans lāĆ©tat actuel des choses, non. La culture a toujours Ć©tĆ© instrumentalisĆ©e par le Kremlin dans le cadre de lāexercice de son soft power. Les JournĆ©es du livre russe pouvaient trĆØs bien inviter AndreĆÆ Kourkov (qui nāest pourtant pas russe) ou Vladimir Sorokine, mais aussi Zakhar Prilepine, mĆŖme aprĆØs sa participation au coup de force dans le Donbass en 2014-2015. Cette Ā« ouverture Ā» permettait ainsi de faire passer les pires choses sous couvert de diversitĆ© culturelle. De la mĆŖme maniĆØre, on trouvait toujours des Ć©lĆ©ments plus ou moins dĆ©rangeants dans les films diffusĆ©s en DVD, comme la rĆ©habilitation des commissaires politiques durant la Seconde Guerre mondiale dans La FrontiĆØre (Š ŃŠ±ŠµŠ¶) de Dmitri Tiourine, sorti en 20177.
Des dĆ©cisions Ć prendre
Nous-mĆŖmes en tant que traducteurs, avons Ć©tĆ© trĆØs actifs dans le domaine de la promotion de la culture russe. Et en tant quāĆ©diteurs, essentiellement dāÅuvres anciennes, nous ne prenions en compte jusquāici que la qualitĆ© littĆ©raire des Åuvres que nous publiions. Ainsi, nous pouvions nous permettre auparavant de faire paraĆ®tre un auteur prĆ“nant lāimpĆ©rialisme, aprĆØs avoir fait un travail de remise en contexte8, parce que nous jugions son Åuvre intĆ©ressante. Nous ne le ferons plus. Ce nāest pas parce quāun auteur impĆ©rialiste a produit une Åuvre intĆ©ressante quāil devient moins impĆ©rialiste. Nous avons rĆ©orientĆ© notre production vers les auteurs ukrainiens et dans une moindre mesure vers les auteurs russes victimes de lāimpĆ©rialisme, quāil soit celui des tsars ou celui des soviets.
Tant que la guerre durera, il nous semble impossible de faire autrement. Et mĆŖme lorsque la guerre sāachĆØvera sur une victoire de lāUkraine (une victoire dont nous ne doutons pas), il sera trĆØs difficile de promouvoir la culture russe de la mĆŖme maniĆØre quāelle lāa Ć©tĆ© auparavant. Il sera impĆ©ratif de la dĆ©gager des instances Ć©tatiques si le pouvoir ne change pas en Russie, et donc de refuser les subventions issues de structures officielles ou de leurs reprĆ©sentants en France. Il sera impĆ©ratif dāĆŖtre aussi plus critique et de ne plus traduire les artistes qui ont soutenu la guerre. Censure ? Non : simple mesure de protection.
Notes
- Nous avons exclus de cette recherche les auteurs russophones non-rĆ©sidents en Russie, comme Alexandre Ialfimov qui habite au Kazakhstan, ainsi que les retraductions (comme celle du Docteur Jivago de Boris Pasternak par HĆ©lĆØne Henry ā Paris, Gallimard) qui ne constituent pas des nouveautĆ©s en soi. Il ne reste donc au final que Blessure dāOksana Vasyakina (trad. RaphaĆ«lle Pache, Paris, Laffont) ; LāAbominosaure de Iouri BouĆÆda (trad. Sophie Benech, Paris, InterfĆ©rences) ; Le Bonheur de GaĆÆto Gazdanov (trad. Elena Balzamo, Paris, Marie Barbier) ; La RĆ©volte de animaux de NikolaĆÆ Kostomarov (trad. Sophie Benech, Paris, Sillage) ; Les Songes de Tchang dāIvan Bounine (trad. Christian Mouze, Rennes, La Barque) ; Ex-rue LĆ©nine de Chamil Idiatoulline (trad. Emma Lavigne, Paris, Noir sur Blanc) ; Goulsoum de Roza Tufitullova (trad. Christophe Trontin, Paris, LāHarmattan) ; Fandango dāAlexandre Grine (trad. Paul Lequesne, Paris, Noir sur Blanc) ; Purextase dāAndreĆÆ Guelassimov (trad. RaphaĆ«lle Pache, Paris, Les Syrtes) ; Le NumĆ©ro un de MikhaĆÆl Chevelev (trad. de Christine Zeytounian-BeloĆ¼s, Paris, Gallimard).
- Citons Ć titre dāexemple Tarass Boulba de Vladimir Bortko (2009), sorti en France en DVD sous le titre crĆ©tin de Barbarians ! LāĆ©diteur, Condor Entertainment, est avec dāautres un habituĆ© des traductions faites de lāanglais et du changement de titre abusif.
- ItinĆ©raire amĆ©nagĆ© (ŠŠ°ŃŃŃŃŃ ŠæŠ¾ŃŃŃŠ¾ŠµŠ½) dāOleg Assadulin (2016), une sorte de Christine version russe, paru en France sous le titre toujours aussi crĆ©tin de Paranormal drive, Ć©videmment chez Condor Entertainment.
- Nous nāemployons pas ces dĆ©signations Ć la lĆ©gĆØre. Il nous est arrivĆ©, alors que nous y Ć©tions exposants, dāy croiser durant une mĆŖme journĆ©e un visiteur qui nous racontait (pourquoi Ć nous ?) que son pĆØre avait Ć©tĆ© membre de la division SS Charlemagne et que Ā« quand mĆŖme, pendant la guerre, ils ont fait de grandes choses. Bon, d’accord, ils ont brĆ»lĆ©s quelques villages… Ā», et un autre Ć©diteur qui nous expliquait doctement que non, Staline nāĆ©tait pas responsable du Goulag : ce sont les trotskistes qui lāont Ć©tabli. Et lorsque nous lui signalions que Staline lāavait tout de mĆŖme bien rempli, ce Goulag, il nous rĆ©pondait : Ā« Oui, mais avec les trotskistes Ā».
- Le site officiel affiche toujours le message suivant : Ā« Le bureau et les membres de lāassociation Les Amis du Festival du CinĆ©ma Russe Ć Honfleur, rĆ©unis le 28 fĆ©vrier, ont dĆ©cidĆ© Ć lāunanimitĆ© des prĆ©sents de suspendre lāorganisation du Festival du CinĆ©ma Russe prĆ©vu en novembre Ć Honfleur. LāAssociation ne peut envisager, dans la situation actuelle, dāorganiser un Ć©vĆ©nement culturel avec la Russie. Ā»
- https://www.quandlesrusses.com/accueil
- Voir notre critique. Le film est paru en France en 2019 chez Wild Side Video.
- Cāest le cas par exemple avec SergueĆÆ Fonvisine, dont Temps dāĆ©meute, malgrĆ© ses passages anti-rĆ©volutionnaires et mĆŖme discrĆØtement antisĆ©mites, reste malgrĆ© tout un bon roman qui offre une vision dĆ©taillĆ©e de la rĆ©volution de 1905.