Deux ans de guerre totale, c’est un sinistre anniversaire pour les Ukrainiens. Certes, ils ont repoussé l’assaut russe frontal en 2022, mais la victoire russe d’abord à Bakhmout et maintenant à Avdiïvka montre à quel point l’Ukraine est dépendante de l’aide militaire occidentale, malgré l’héroïsme extraordinaire de ses armées et de tout son peuple. Nous avons tardé, nous tardons encore, alors qu’en Russie, pays désormais presque totalitaire et qui s’appuie sur l’aide des États-parias — comme l’Iran et la Corée du Nord —, le PIB s’accroît grâce à un fonctionnement sans relâche du complexe militaro-industriel.
Face à la situation difficile sur le front, et malgré des succès ukrainiens indéniables, tels que la destruction d’une partie de la flotte russe de la mer Noire, des incursions sur le territoire russe, l’abattage d’avions de combat etc., des voix s’élèvent en France, en Europe, aux États-Unis pour répéter la propagande du Kremlin : il faut arrêter les combats, céder à la Russie ce qu’elle a déjà conquis, accepter ses conditions, y compris le changement de régime à Kyïv, afin d’arrêter l’hécatombe. C’est aussi ce que prônait le faux libéral Boris Nadejdine, évincé de la course présidentielle car rien ni personne ne devait faire ombrage à Poutine.
Mais comprennent-elles vraiment, ces soi-disant bonnes âmes qui prêchent la paix, ce que cette paix signifie réellement ? Savent-elles ce qui se passe dans les territoires sous contrôle russe, officiellement annexés par le régime de Poutine ? La recette est ancienne, c’est la même que celle utilisée par le NKVD/MGB (ancêtre du KGB) dans les territoires nouvellement conquis d’abord en 1939-1940, puis reconquis vers la fin de la Seconde Guerre mondiale. En même temps que le commandement militaire, on installe la police politique. S’appuyant sur des listes composées avec l’aide de collabos locaux et d’agents infiltrés, celle-ci arrête à tour de bras tous ceux qui pourraient résister, d’une façon ou d’une autre : anciens fonctionnaires, membres de différents partis politiques, professeurs, instituteurs, écrivains et plus généralement tous ceux qui semblent suspects, à tort ou à raison. Certains sont fusillés illico presto, d’autres envoyés au Goulag ou en exil en Sibérie, d’autres encore passent par des camps de filtration d’où peu ressortent, mutilés physiquement et moralement.
C’est ce qui est arrivé en Crimée et dans les territoires du Donbass occupés par des séparatistes pro-russes et encadrés par le régime russe, dès 2014. Il ne faut jamais oublier notamment le sort des Tatars de Crimée dont beaucoup ont été interdits de séjour, et d’autres condamnés à des peines de prison extrêmement lourdes. Il ne faut pas oublier non plus l’existence, dans le Donbass, de centres de torture, comme la tristement célèbre Isolatsia à Donetsk. Aujourd’hui, ces pratiques sont en vigueur dans tous les territoires occupés. Les « libérateurs » tuent, violent, pillent, enlèvent, torturent. Les témoignages sont légion, dont plusieurs publiés sur notre site. D’ailleurs, l’administration des territoires occupés ne nie pas ces pratiques, comme en témoigne une récente déclaration d’Evgueni Balitsky, le soi-disant gouverneur de la région de Zaporijjia.
Mais ce n’est pas tout. Dans la doxa de l’Empire russe, dont ont hérité les Soviétiques, les peuples n’étaient pas égaux. Les Russes formaient le peuple « constitutif de l’État », son ossature ; les peuples non slaves, traités comme des « allogènes », étaient maintenus en état de soumission grâce à la présence militaire et policière, avec la complicité des élites locales (comme aujourd’hui en Tchétchénie, par exemple), sans que leur ethnicité soit totalement effacée, mais les « peuples frères », les Ukrainiens et les Bélarusses, devaient faire partie du « peuple russe tripartite » en s’assimilant complètement. Et pour faciliter l’assimilation, les populations locales étaient sciemment « diluées » avec des Russes — paysans, ouvriers, ingénieurs, cadres dirigeants. C’est ce qui s’est notamment passé dans le Donbass dont les paysans ont péri pendant l’Holodomor, remplacés par les Russes.
C’est aussi ce que fait actuellement le régime russe. On décore les rues de Marioupol avec des sculptures de personnages de Pouchkine, on brûle des livres en ukrainien, on oblige les enfants à porter l’uniforme russe à l’école, à chanter l’hymne russe tous les matins et à étudier en russe, avec des manuels russes spécialement imprimés pour eux où l’existence même de l’Ukraine est niée. Sans parler des 20 000 enfants ukrainiens volés dans des foyers et des orphelinats, et parfois même à leurs parents, pour les envoyer en Russie et leur donner une nouvelle identité. Il s’agit d’une destruction délibérée de l’identité ukrainienne, et le régime russe ne le cache pas.
Quant à la « dilution » de la population, l’exemple de la Crimée est parlant. Des dizaines de milliers d’Ukrainiens ont fui la Crimée, et, selon diverses estimations, entre 200 000 et 500 000 Russes s’y sont installés. Dès 2014, un million d’Ukrainiens au moins a fui le Donbass en direction de l’Ukraine, en laissant le pays en proie aux séparatistes. Et si le Donbass, avec ses milices cosaques, ses bandits et ses mafieux n’a pas d’attraction majeure pour les Russes de la Russie, Marioupol, et peut-être certaines terres riches du sud de l’Ukraine pourraient vite devenir attractifs. À Marioupol, la vente de l’immobilier va bon train : plus cher pour des immeubles neufs à la Potemkine que les Russes construisent à la hâte, moins cher pour de la razrouchka, des bâtiments détruits par les bombardements mais qu’il est possible de restaurer. Et les agents immobiliers vantant aux clients venus des quatre coins de Russie le plaisir de se trouver en bord de mer, la mer d’Azov. On n’a pas de mots assez forts pour cette indécence.
Allons-nous abandonner ces huit à neuf millions de personnes qui vivent dans les territoires annexés à la barbarie et à la rapacité russe ? Allons-nous permettre au régime poutinien de continuer cette guerre contre les Ukrainiens, nos frères européens ? Allons-nous céder à son chantage contre les États baltes ? À ses menaces contre l’Occident dont ce régime prône la destruction ?
Heureusement, plusieurs pays européens dont la France ne sont plus à l’écoute des voix lénifiantes. Désormais, quand une défaite même partielle de l’Ukraine signifierait une victoire russe, nos dirigeants augmentent les budgets militaires, augmentent leur aide à l’Ukraine, et d’autres voix s’élèvent, chez nous et ailleurs, en faveur du passage à l’économie de guerre, au réarmement, à l’aide accrue au peuple ukrainien, ainsi qu’en faveur de la conscription ou de l’utilisation des fonds gelés de la Banque centrale russe pour financer notre effort de guerre.
Face aux atrocités déjà commises en Ukraine, face au désir d’Europe du peuple ukrainien, ce sont ces appels-là qui devraient être entendus. Plongée dans une guerre impérialiste anachronique, la Russie non seulement mène une horrible guerre d’agression contre l’Ukraine, mais elle tue et emprisonne ses meilleurs enfants, comme Alexeï Navalny, Ilia Iachine, Vladimir Kara-Mourza et tant d’autres, et ensevelit l’espoir d’une société démocratique, d’une vie décente et libre pour sa propre population. La défaite de ce régime est une obligation morale des Européens.
Née à Moscou, elle vit en France depuis 1984. Après 25 ans de travail à RFI, elle s’adonne désormais à l’écriture. Ses derniers ouvrages : Le Régiment immortel. La Guerre sacrée de Poutine, Premier Parallèle 2019 ; Traverser Tchernobyl, Premier Parallèle, 2016.