Les enseignements de Koursk

Un char ukrainien dans l’oblast de Koursk // armyinform.com.ua

L’occupation d’une partie de la région de Koursk par les troupes ukrainiennes entre dans son deuxième mois. On a beaucoup écrit sur la stratégie et les objectifs ukrainiens, sur l’opportunité de cette offensive et sur les réactions russes. Sans répéter divers arguments, posons-nous plutôt quelques questions simples. Qu’est-ce que cette opération audacieuse nous dit de l’état de l’armée russe ? De la mentalité des dirigeants russes ? De l’état de la société russe ? C’est à ces questions que nous essayerons de répondre.

Tous les experts sont d’accord pour dire que l’armée russe n’était pas préparée à un scénario pareil. De jeunes conscrits mal équipés n’étaient absolument pas en mesure de riposter à quelque dix mille militaires ukrainiens aguerris, bien armés et qui menaient l’assaut suivis d’unités du génie militaire pour assurer la défense des territoires conquis. Les prisonniers de guerre russes se comptent par centaines, un premier échange a déjà eu lieu, et les Ukrainiens pourront sauver à l’avenir des centaines des leurs, y compris ceux qui ont été condamnés en Russie à des peines de prison lourdes. Cette impréparation montre également que les temps où la Russie disposait en Ukraine d’un réseau d’espions, y compris dans des hautes instances de l’armée et du gouvernement, sont révolus. L’armée russe n’a pas été préparée parce qu’elle n’a pas eu vent de l’opération soigneusement planifiée.

De façon étonnante, cette opération inattendue n’a pas provoqué de réaction forte au sein de l’équipe gouvernante dont Vladimir Poutine en personne. « La terre sacrée de nos ancêtres » que le régime veut conquérir en Ukraine et pour laquelle il est prêt à sacrifier des dizaines de milliers, voire des centaines de milliers de vies russes, n’émeut pas grandement le chef suprême des armées et son entourage dès lors que cette terre se trouve… en Russie même. Certes, le commandement russe regroupe ses troupes, en retirant des unités de plusieurs régions de l’Ukraine, et même de Kaliningrad, et en appelant au secours les Wagner et les Tchétchènes, mais il s’agit pour l’instant de troupes en quantités insuffisantes pour repousser les Ukrainiens. La raison est simple et cynique : l’armée russe continue son offensive dans le Donbass où les Ukrainiens connaissent de sérieuses difficultés. Or, aux yeux de Vladimir Poutine, l’objectif de la conquête de la région de Donetsk dans son intégralité est prioritaire : s’il échoue, la guerre est définitivement perdue. Il exprime donc sa haine féroce et génocidaire des Ukrainiens en augmentant des frappes barbares sur les villes ukrainiennes, avec de lourdes pertes au sein de la population civile, comme récemment à Poltava et Lviv, mais ne veut pas relâcher la pression sur le Donbass.

De façon plus étonnante encore, l’incursion ukrainienne ne provoque pas de colère particulière dans la population russe. C’est comme si le peuple entier avait été zombifié et regardait ce qui lui arrive comme s’il n’était pas concerné. Des drones ukrainiens font exploser des avions militaires, des raffineries, des dépôts de carburant, des navires et des sous-marins. Les habitants des localités de proximité observent de gigantesques incendies avec des jumelles, en s’exclamant : « P… mais quel feu d’artifice ! », comme si c’était un spectacle. Des missiles et des drones ukrainiens pleuvent sur la Crimée, mais les touristes continuent à affluer, en quantités moindres toutefois, mais nullement gênés par la présence d’abris anti-aériens à côté de chaque plage. C’est le même fatalisme qui permet aux mères d’envoyer leurs fils à l’abattoir, parce que tout le monde fait comme ça, parce que ça rapporte, et finalement, parce que la vie humaine ne vaut rien en Russie. Un jeune homme qui s’est enfui à l’étranger racontait que sa propre mère voulait à tout prix qu’il aille à la guerre. « Je vais y mourir, mère ! », c’est ainsi qu’il essayait de la dissuader. Et la mère de lui répondre : « Mais peut-être que tu reviendras ? »

Alors que certains idéologues, propagandistes et blogueurs militaires s’indignent au sujet de l’occupation d’un millier de km² du territoire russe, tout en minimisant l’impact de cette attaque, la réaction de la population est calme, voire indifférente. « Bien sûr, c’est mauvais, mais nos troupes finiront par y remettre de l’ordre », disent les gens. C’est pour cela que la défense territoriale si développée en Ukraine n’est pas efficace en Russie. Le nombre de volontaires (et on ne sait pas s’ils le sont vraiment) dans les régions de Belgorod et Koursk atteint les 3000 personnes, selon les informations officielles, et ces gens sont armés de fusils de chasse, dans le meilleur des cas. Seuls quelques-uns, « les plus expérimentés », ont reçu des carabines. La question de savoir comment équiper ces groupes est présentement discutée (!) au ministère de la Défense. 

Cette apathie populaire, cette absence de conscience des gens en tant que sujets de l’histoire, permettent de supposer que l’éclatement de la Russie qui pourrait se produire au moment de la chute du régime Poutine ne sera pas sanglant. Si l’armée ne s’est pas dressée sur le chemin des Wagner vers la capitale lors du putsch finalement avorté du juin 2023, si ni l’armée ni la population ne se dressent comme un seul homme pour combattre « l’envahisseur » dans la région de Koursk, comment penser que la population de la Russie centrale se soulève pour défendre « la terre sacrée de nos ancêtres » dans l’Oural, en Sibérie, en Extrême-Orient, dans le Caucase ?

Or c’est la crainte d’une décomposition violente de la Russie qui retient l’establishment américain d’aider trop massivement l’Ukraine, et qui pousse les Américains à restreindre l’usage de leurs armes par les Ukrainiens. Cette crainte est sans fondement, tout comme celle de l’usage de l’arme nucléaire par Poutine et son entourage. Là aussi, la direction russe a vociféré dans le passé, mais elle n’est pas passée à l’acte lorsque les troupes ukrainiennes ont foulé les terres russes internationalement reconnues.

Aujourd’hui, le seul moyen d’arrêter cette guerre barbare et atroce est de permettre à l’Ukraine de gagner, même si la défaite russe produit la chute du régime poutinien, voire l’éclatement de « l’union séculaire des peuples frères » (paroles de l’hymne national). L’éclatement d’un État qui n’est fort que de sa puissance de nuisance et qui véhicule une idéologie sanguinaire et obsolète sera une occasion historique pour les peuples opprimés des restes de l’Empire russe — les Tatars, les Tchétchènes, les Bachkirs et tant d’autres — de recouvrer enfin leur liberté.

Née à Moscou, elle vit en France depuis 1984. Après 25 ans de travail à RFI, elle s’adonne désormais à l’écriture. Ses derniers ouvrages : Le Régiment immortel. La Guerre sacrée de Poutine, Premier Parallèle 2019 ; Traverser Tchernobyl, Premier Parallèle, 2016.

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