« L’obscurité viendra – pas de réveil. » Deux poèmes de Jénia Berkovitch

Photo tirée du site officiel de la colonie pénitentiaire n°3. Il s’agit très probablement d’une scène du spectacle réalisé par Jénia Berkovitch.

Au printemps 2023, Jénia Berkovitch et Svetlana Petriïtchouk étaient poursuivies par la justice russe pour leur pièce de théâtre Finist, le clair faucon (récompensée en 2022 en Russie par le prestigieux Masque d’or), puis finalement condamnées à l’été 2024 à six ans de colonie pénitentiaire pour « apologie du terrorisme ». Depuis le début de la guerre à grande échelle de la Russie contre l’Ukraine, Jénia Berkovitch, désormais célèbre metteuse en scène et poétesse, a écrit un certain nombre de poèmes politiques, qu’elle lisait parfois à la fin des représentations de sa troupe. Desk Russie a déjà publié en français cinq de ces poèmes, et en propose ici deux inédits, en version bilingue : un poème qui date de 2022, et un autre écrit le 22 mai dernier depuis la colonie où elle est emprisonnée.

Jénia Berkovitch communique épisodiquement, depuis la prison, avec son cercle social élargi sur une chaîne Telegram intitulée « Berkonovosti » (nouvelles de Berko), par l’intermédiaire d’amis qui postent les messages pour elle. On peut ainsi lire en février et mars 2025 qu’elle monte avec un groupe de détenues un petit spectacle de marionnettes, qui remporte la troisième place d’un concours au sein de la colonie (huit équipes ont participé).

Un peu plus tard, à l’occasion de son anniversaire, le 29 avril 2025, elle écrit un message empreint d’optimisme : 

« Salut les amis !

Bon, voilà le bilan : j’entre dans ma cinquième décennie tout à fait heureuse. Ouaip, derrière les barreaux, avec presque six ans à tirer, accusée sans aucun fondement, presque privée de contact avec mes proches, avec tous ceux que j’aime. Je suis choquée, comme disent les jeunes. Ou peut-être que ça ne se dit déjà plus ? Voilà. Quarante ans. Et la sagesse, alors… Il va falloir maintenant écrire sur comment réinventer la Russie, comment purger une peine de prisonnière politique, écrire sur l’état du monde et sur la meilleure manière de préparer une tartine chaude avec un sachet et une bouilloire. Plus sérieusement (il est temps, il est grand temps de devenir sérieuse !), je considère toujours que la prison, la guerre et le malheur ne rendent personne meilleur, plus libre ni plus heureux. Ce qui ne veut pas dire qu’en prison, dans le malheur ou dans la guerre, on ne peut pas, avec l’aide de nos pairs et celle de Dieu, être heureux et libre. Bien sûr qu’on peut. Bon, ok, on peut essayer du moins – voilà, moi j’essaie. […]

Mémé J.B., 29/04/85 »

Malheureusement, comme pour confirmer la folie destructrice et stupide qui anime les autorités russes à tous les niveaux, le 8 juin dernier, on lit sur la même chaîne Telegram le message suivant :

« Salut.

Jénia nous demande de vous dire qu’on lui a interdit hier, officiellement et définitivement, de participer à toute activité théâtrale dans la colonie pénitentiaire. Que ce soit comme metteuse en scène ou simplement pour aider, tout lui est interdit, en toute circonstance. Elle demande donc qu’on ne lui pose pas de questions par lettre sur ce qu’elle est en train de monter. La réponse est rien. Elle travaille à l’atelier de couture de la colonie et c’est tout.

Voilà les nouvelles. »

Afin de rendre hommage au talent de Jénia Berkovitch, et pour ne pas laisser tomber dans l’oubli les prisonniers politiques que le pouvoir russe tente de museler par tous les moyens, voici deux poèmes que la jeune metteuse en scène a écrits dans des contextes différents. Le premier, « Promenade », est daté du 28 mai 2022, soit trois mois après le début de l’attaque massive de la Russie sur l’Ukraine. On y lit une critique franche de la passivité de la classe moyenne moscovite face à la guerre, même de celle qui se dit consciente et engagée. Quant au second, il recèle plusieurs niveaux de lecture. Il a été publié le jour anniversaire de la naissance de Joseph Brodsky, et on y trouve notamment des références directes à sa poésie (notamment à son poème « Prophétie » de 1965). . Jénia Berkovitch l’a transmis à ses contacts depuis sa colonie pénitentiaire afin qu’il soit posté sur sa chaîne Telegram, demandant l’indulgence de ses lecteurs et indiquant qu’elle écrivait des poèmes d’amour « à la pelle », ce qui ne lui était pas arrivé depuis son adolescence.

Прогулка

Пока одни живут за лентами,
Другие здесь живут моментами,
И никакими аргументами
Мы не откроем этих глаз.
Они опять гуляют парами,
Между концертами и барами,
А вот и август, всё по-старому,
И скоро детям в первый класс.

Мне, пожалуйста,
Курицу без паприки,
Мне, пожалуйста,
Что-нибудь со льдом.
Прогуляемся,
И потом на Патрики,
А от Патриков —
Полчаса и дом.

А там война, а там Попасная,
А у неё помада красная.

Они ужасно извиняются,
Но ничего не изменяется,
Так психика обороняется
От неприятности любой.
У них на всем оковы иговы,
У них на всем листочки фиговы,
Что им какие-то Черниговы,
Что им какой-то дальний бой.

И парад у них
С красными гвоздиками,
И учебники
С хитрым палачом.
Слава богу, мы
Не такие дикие,
Хорошо, что мы
Вовсе ни при чём.

Идём с тобой прудами чистыми,
И наблюдаем за фашистами.

Мы только в чёрном ходим на люди,
У нас февраль никак не кончится,
И ничего вообще не хочется,
И полный кризис бытия.
Мы не потерпим этой наледи,
Мы не приемлем черни, челяди,
Как хорошо, что эти нелюди —
Не я,
Не я,
Не я,
Не я.

28 мая 2022 г.

Promenade

Là-bas, leur vie, c’est sous le feu,
Quand c’est carpe diem pour ceux
Qui n’ouvriront jamais les yeux
En dépit de nos arguments.
Revoilà ces couples du soir
Entre les concerts et les bars,
Et puis fin août, la même histoire,
Les petits passent chez les grands.

Pour moi, du poulet
Sans paprika, je vous prie.
Et moi, s’il vous plaît,
Beaucoup de glaçons.
On prendra le frais
Jusqu’aux Étangs du Patri’,
Et puis, c’est tout près
Jusqu’à la maison.

Là-bas, c’est guerre et Popasna1,
Elle, c’est blush et mascara.

Vraiment navrés ils sont, mais bon,
Rien ne change jamais au fond,
Il faut bien que nous protégions
Notre esprit de tous ces tracas.
On est « aux fers », bonté divine !
Tous nus sous nos feuilles de vigne,
Quel Tchernigov et quel Irpine2 ?
Il est si loin, ce combat-là.

Et ils se décorent
D’œillets pour les défilés,
Leurs livres d’école
Du bourreau sont pleins.
Dieu merci, nous sommes
Beaucoup plus civilisés,
Nous autres n’y sommes
Pour rien, c’est certain.

On va aux Étangs – c’est si beau –
Regarder marcher les fachos.

Nous sommes tout de noir vêtus,
Car février n’en finit plus,
Et nos envies ont disparu,
C’est une vraie crise de soi.
Assez de ces masques de glace,
Ce rebut, cette populace,
Heureusement que cette race,
Ce n’est pas moi,
Pas moi,
Pas moi,
Pas moi.

28 mai 2022

Когда вода пойдёт на спад, мы будем спать,
И не увидим города в тумане,
Где море, как безумный психопат,
Играет непросохшими домами,

Мы будем спать, без снов и без молитв,
Почти забыв, как пользоваться речью,
Мы не услышим, как шуршит отлив,
И наши мёртвые не выйдут нам навстречу,

Мы будем спать, не дёргаясь во сне,
Не умерев, не заново родившись,
Не понимая, что лежим на дне,
И даже дамбой не отгородившись,

Мы не проснёмся с наступленьем тьмы,
Мы всё, — спасибо всем, кто в этом зале, —
Нас на ковчеге не было, ведь мы
Непарные друг другу, нас не взяли,

Обнявшись в отступающей воде,
Сцепившись в разведённой солнцем тине,
Не правые, не левые, нигде
Не встретившиеся посередине.

Нас вытащат, когда вода стечёт,
И мир добьёт свой бесконечный дебет,
Таких неподходящих, что ни Чёрт,
Ни Бог, ни даже море — не разделят.

22.05.2025
ИК-3 «Прибрежный»

Lorsque les eaux redescendront, nous dormirons,
Ne voyant pas, toute embrumée, la ville,
Où la mer joue le destin des maisons
Qu’elle a noyées, psychopathe fébrile,

Nous dormirons, sans rêves, sans prières,
Ayant presque oublié comment parler,
Sourds au reflux des vagues sur les pierres,
Et nos défunts ne viendront pas nous saluer,

Nous dormirons d’un lourd sommeil de plomb,
Sans être morts, sans renaître à la vie,
Sans remarquer que nous gisons au fond,
Qu’aucune digue nous n’avons bâti,

L’obscurité viendra — pas de réveil,
— Voilà, c’est tout, merci d’être venus —
L’arche est partie sans nous, les pas pareils,
Vous n’allez pas par deux, alors salut,

Enlacés dans la mer qui se retranche,
Englués dans le goémon vaseux,
Ne venant pas de droite ni de gauche,
Ni d’aucun lieu, pas même du milieu.

L’eau partie, on nous tirera du sable,
Ses comptes sans fin le monde aura fait,
Nous si mal assortis, que ni le Diable,
Ni Dieu, ni l’eau — ne nous désuniraient.

22 mai 2025
Colonie pénitentiaire n° 3 Pribrejny

Poèmes et extraits de Telegram traduits du russe par Eva Graphova et Nastasia Dahuron

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Nastasia Dahuron est diplômée de la Faculté de traduction et d’interprétation de l’UMONS en Belgique, traductrice littéraire et interprète de liaison auprès des déplacés de guerre ukrainiens en France. Elle a traduit entre autres l’écrivain contemporain ukrainien Andreï Kourkov et le classique russe Ivan Tourgueniev.

Notes

  1. Allusion à la longue bataille de Popasna, une ville de la région de Donetsk, qui s’est soldée par l’occupation russe de la ville en mai 2022. (Toutes les notes sont de la rédaction.)
  2. Une ville de l’agglomération de Kyïv, théâtre d’intenses combats entre les forces russes et ukrainiennes. Après une brève occupation, la ville est reprise par l’armée ukrainienne fin mars 2022.
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