En Europe de l’Ouest, la mer Noire est parfois vue comme un lointain théâtre exotique. Après la guerre froide, elle fut certes comparée à une « nouvelle Méditerranée », mais dans un sens irénique. Le rattachement illégal en droit international de la Crimée à la Russie, avec ses implications militaires, et l’importance que cette dernière confère aux détroits turcs soulignent la place de cette zone dans les équilibres du continent. Aussi les représentations occidentales de la mer Noire doivent-elles être mises en phase avec les réalités actuelles, stratégiques et géopolitiques, de la région.
La mer Noire ne saurait être considérée indépendamment de la Méditerranée. Celle-ci doit être pensée en termes larges, ce que Fernand Braudel et Yves Lacoste ont nommé la « plus grande Méditerranée ». De fait, la mer Noire et la Méditerranée ne relèvent pas des mêmes ordres de grandeur. La mer Méditerranée s’étire sur 3 800 km d’est en ouest, 1000 km du nord au sud, et couvre une superficie de 2,5 millions km². Située entre les Balkans, l’Est européen, le Caucase et l’Asie mineure, la mer Noire a des dimensions plus modestes : 1 200 km d’est en ouest, une superficie de 420 000 km² (un rapport de un à six avec la mer Méditerranée). L’une et l’autre mer sont reliées par les détroits turcs. Le Bosphore et les Dardanelles sont régis par la convention de Montreux (20 juillet 1936). Ce texte reconnaît la liberté de navigation mais impose aux bâtiments de guerre une notification préalable et des limitations, avec des délais plus longs pour les non-riverains et une durée de séjour maximale de 21 jours. Du fait de cette interconnexion, la mer Noire est une partie de la « plus grande Méditerranée », cette dernière incluant les approches atlantiques de Gibraltar, la mer Rouge, le Moyen-Orient. La « plus grande Méditerranée » commande donc l’accès à plusieurs foyers conflictuels (Libye, Levant, Moyen-Orient, Bassin pontique). Irréductible à une « arrière-cour », la mer Noire ouvre quant à elle sur l’Est européen, l’Eurasie et le Caucase (un isthme entre mer Noire et Caspienne).
Si la mer Noire est demeurée à l’écart des représentations géopolitiques dominantes en Europe de l’Ouest, après 1945 du moins. Au cours de la guerre froide, le théâtre centre-européen focalisait l’attention, et la mer Noire faisait figure d’espace périphérique : ce théâtre était une affaire américano-turque (la Turquie entre dans l’OTAN en 1952). L’intérêt pour la mer Noire date des années 1990 avec de multiples enjeux. Il s’agissait alors de préparer l’élargissement de l’Union européenne (UE), de promouvoir la démocratie libérale dans l’environnement européen et de diversifier les approvisionnements énergétiques. A bien des égards, la question turque recouvrait ces différents enjeux (candidature à l’UE et rôle régional d’Ankara, « corridor sud » vers la Caspienne). L’approche de l’UE était institutionnelle et économique. Afin de stabiliser la région, Bruxelles soutenait l’Organisation de Coopération économique de la mer Noire (OCEMN), fondée en 1992. D’autres instruments furent mis en œuvre : la Politique européenne de voisinage (2004), complétée par le Partenariat oriental (2009) ; l’Initiative Synergie mer Noire (2007), les projets d’interconnexion avec la Caspienne, riche en pétrole et en gaz. Cette approche était marquée au sceau des théories de la puissance civile et du soft power. Bien que non ignorée, l’hostilité de Moscou fut pourtant négligée. Tout au plus, croyait-on alors, s’agissait-il d’une compétition encadrée par des règles et des normes internationales. Bref, la géoéconomie avait prétendument supplanté la géopolitique et la « grande stratégie ».
La vision bruxelloise de la région se heurta à la brutalité des faits : « guerres suspendues » autour de la mer Noire (Transnistrie, Abkhazie, Ossétie du Sud, Haut-Karabakh); conflit latent à propos de Sébastopol et de la Crimée, prétendument résolu par voie diplomatique (mémorandum de Budapest, 1994 ; traité d’amitié et de coopération Russie-Ukraine, 1997). Au prétexte de « reset » et de diplomatie de la « main tendue », la guerre russo-géorgienne d’août 2008 fut vite oubliée, le « pragmatisme » étant supposé dissoudre l’hostilité. En 2014, l’annexion de la Crimée et la guerre au Donbass ont confirmé la réalité du révisionnisme géopolitique russe, au péril de l’ordre international. Depuis, la prise de la Crimée a modifié les équilibres régionaux. Ce pivot stratégique a permis à la Russie de renforcer sa présence militaire en mer Noire et dans l’ensemble pontico-méditerranéen.
Quelques données géographiques donnent idée du nouvel ordre des choses. Après la dislocation de l’URSS, la Russie disposait d’à peine 400 kilomètres de côtes sur la mer Noire (elle ne conservait que quatre des vingt-six ports soviétiques de la région). En 2008, le contrôle de l’Abkhazie représente de facto 200 kilomètres de côtes supplémentaires. Avec le rattachement de la Crimée, la Russie s’attribue désormais les deux rives du détroit de Kertch, et donc la mer d’Azov, et jouit de 1000 kilomètres de côtes, avec la Crimée comme tête de pont vers la Méditerranée. L’année qui suit la prise de cette presqu’île, la Russie intervient en Syrie, consolidant sa base navale de Tartous, à mi-chemin du Bosphore et du canal de Suez. Depuis, des « éléments » russes ont été déployés en Cyrénaïque (Libye), et la mer Rouge est une voie d’accès à l’Afrique subsaharienne. Elle conduit aussi à l’océan Indien.
En conséquence, il importe de « faire front » en mer Noire. Après le coup de force russe en Crimée ainsi qu’au Donbass, l’Alliance atlantique et ses membres ont tôt pris des mesures de « réassurance » (sommet de Newport, 2014) amplifiées, deux ans plus tard, par la décision de renforcer la « présence avancée » de l’OTAN sur l’axe mer Baltique-mer Noire (sommet de Varsovie, 2016). A dire vrai, ces mesures concernent principalement la zone Baltique, avec l’implantation d’états-majors et la rotation de forces alliées en Pologne et dans les Etats baltes. Alors engagé dans des rapports ambigus avec Poutine, Erdoğan a fait prévaloir l’idée d’un condominium turco-russe en mer Noire en opposition au projet d’une flotte de l’OTAN spécifique à cet espace. Depuis, un partenariat turco-ukrainien a pris forme mais la Turquie demeure un acteur incertain. En contrepartie, la Bulgarie et la Roumanie offrent la possibilité de renforcer les positions occidentales en mer Noire, sans dépendre exagérément d’Ankara. Enfin, l’Ukraine et la Géorgie entendent intégrer l’OTAN. Si l’attentisme devait prévaloir lors du prochain sommet (Bruxelles, 14 juin 2021), il faudrait sans doute rehausser le partenariat stratégique et accroître la coopération avec ces deux riverains de la mer Noire.
Professeur agrégé d’histoire-géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Auteur de plusieurs ouvrages, il travaille au sein de l’Institut Thomas More sur les enjeux géopolitiques et de défense en Europe. Ses domaines de recherche couvrent la zone Baltique-mer Noire, l’Eurasie post-soviétique et la Méditerranée.