La puissance militaire russe : une armée aguerrie au service d’un projet géopolitique révisionniste

En Occident, le primat des objectifs domestiques, la « longue guerre » contre le terrorisme islamique et la perception des rivalités internationales à travers le prisme de la géoéconomie ont un temps occulté la menace russe. Or, la Russie dispose de forces largement professionnalisées et rééquipées, mobiles et projetables (Ukraine, Syrie, Libye, Afrique subsaharienne). À l’évidence, le syndrome de la « forteresse assiégée » n’exclut pas l’aventurisme géopolitique, y compris dans l’« étranger lointain ».

En Occident, le primat des objectifs domestiques (croissance économique, bien-être et revendications dites « sociétales »), la « longue guerre » contre le terrorisme islamique, et la perception des rivalités de puissance à travers le prisme de la géoéconomie ont un temps conjugué leurs effets pour occulter la menace russe. On se souvient de Barack Obama campant la Russie en simple « puissance régionale ». Si l’état d’esprit n’est plus le même aujourd’hui, il reste que la puissance militaire de la Russie, i.e. la place des forces armées dans la grande stratégie russe et leur capacité à vaincre, est souvent relativisée. L’argument suprême consiste à comparer le budget militaire de la Russie (environ 60 milliards de dollars par an) à celui des États-Unis (740 milliards de dollars). Par ailleurs, le complexe obsidional de la Russie (la forteresse assiégée) conduirait à une stratégie défensive. En somme, « beaucoup de bruit pour rien » ? Non point.

Le jugement dépréciatif porté sur la puissance militaire russe peut s’expliquer par le choc des images de la période qui suivit la dislocation de l’URSS : une « armée en haillons » de conscrits démoralisés, mis en échec lors de la première guerre de Tchétchénie (1994-1996), le second conflit étant emporté par des bombardements massifs (1999-2003). Au cours de la décennie 2000, un choc pétrolier renfloue les caisses de l’État russe, ce qui permet à Vladimir Poutine de financer le réarmement. Toutefois, si la guerre contre la Géorgie (août 2008) est rapidement victorieuse, le détail des opérations expose points faibles et dysfonctionnements : vétusté du matériel, faiblesse des systèmes de communication et des moyens satellitaires. L’armée géorgienne ne cède que sous le nombre.

À la suite de cette guerre, une réforme est conduite par Anatoli Serdioukov, ministre de la Défense (2008-2012), et son successeur, Sergueï Choïgou. Le budget militaire est porté à 3-4 % du PIB (selon les années), ce qui représente un montant d’environ 60 milliards de dollars par an. Encore faut-il raisonner en parité de pouvoir d’achat : la fourchette des dépenses annuelles ainsi calculées évolue entre 150 et 180 milliards de dollars, ce qui est considérable (sans compter ce qui est hors budget militaire). Couvrant la période 2011-2020, un grand plan de réarmement prévoit un budget de 600 milliards de dollars.

L’objectif affiché par le pouvoir est de disposer d’une armée largement professionnalisée, flexible et opérationnelle, rééquipée en matériels neufs. Nonobstant les problèmes de recrutement (le service militaire est maintenu mais ramené à un an), les retards dans les programmes d’armement, les effets de l’inflation et ceux des sanctions occidentales sur les transferts de technologies, la réforme Serdioukov et la modernisation de l’armée portent leurs fruits. Enfin, une réforme structurelle de mise en œuvre !

Deuxième au monde par ses effectifs (2,9 millions), l’armée russe compte près d’un million d’hommes en uniforme, dont 80 % de professionnels. Les forces spéciales, les troupes parachutistes et l’infanterie de marine le sont en quasi-totalité : ce sont des unités de projection utilisées dans les interventions extérieures. Bon an, mal an, l’objectif d’une armée équipée à 70 % de matériels neufs est atteint. Malgré un recul budgétaire conjoncturel (pandémie, chute des cours du pétrole l’an passé et récession), l’effort militaire russe s’inscrit dans la durée : le plan de modernisation 2018-2027 mobilise des montants comparables à ceux du précédent.
Une armée modernisée, réactive et mobile donc, mais pour quels objectifs politiques ? Des analystes pointent le sentiment de vulnérabilité russe et la crainte de l’encerclement, une culture stratégique marquée par les grandes invasions du passé (et les immenses conquêtes de la longue histoire russe ?) et la représentation géopolitique de la Russie comme « forteresse assiégée ». Des « bastions stratégiques » matérialiseraient en quelque sorte cette forteresse, et la doctrine militaire serait strictement défensive. Clef de voûte de l’édifice, l’arme nucléaire assurerait la dissuasion des puissances désireuses de s’en prendre à la Russie.

Le fait est que la triade nucléaire a été renouvelée, tandis que la modernisation des forces conventionnelles permet en théorie le relèvement du seuil de nucléarisation d’un conflit. Faut-il pour autant penser que le pouvoir russe partage la vision occidentale de l’arme nucléaire ? Objet de discussions stratégiques, le concept russe de « désescalade » par l’utilisation d’armes nucléaires au cours d’un conflit armé, avec la recherche d’un effet militaire sur le terrain, suscite le doute. Plus encore l’accent mis sur les missiles hypersoniques et autres torpilles nucléaires, présentées comme des armes de rupture. S’agit-il de dissuader ou d’intimider, voire de contraindre, dans le cadre d’une stratégie d’action, avec des buts positifs (i.e. des gains stratégiques)?

La constitution de bastions stratégiques, au nord, au sud et à l’est, se traduit concrètement par des « bulles anti-accès » qui tentent de verrouiller des eaux internationales : mers Baltique et de Barents ; mer Noire/Bassin pontico-méditerranéen ; mer d’Okhotsk. Bien au-delà des frontières de la Russie donc. De la Baltique à la mer Noire, le Kremlin dispose d’une masse de manœuvre sans équivalent en Europe, capable d’exercer une pression sur terre, dans les airs et sur mer. Il s’agit de tester les défenses adverses et d’appuyer la politique de la Russie sur ses franges occidentales.

En Arctique, la remilitarisation du littoral n’est pas le signe d’une inquiétude quant aux effets de la fonte des glaces sur les frontières septentrionales. Vu de Moscou, l’Arctique est une « nouvelle frontière » dont la conquête renouvellera la puissance russe. L’ambition va au-delà de la géo-économie, i.e. des enjeux de circulation (la Route maritime du Nord) et de la mise en valeur des gisements pétro-gaziers (péninsule de Yamal). Sur ce front d’une nouvelle guerre froide avec l’Occident, la Russie étaye militairement ses revendications maritimes (1,2 million de km2, dont le pôle Nord).

Au vrai, le seul examen des faits atteste la reconstitution d’une armée russe efficace et du caractère dynamique de la stratégie extérieure. Après être intervenue en Ukraine et s’être emparée de territoires (la Crimée et sa zone maritime, le tiers du Donbass, la mer d’Azov), l’armée russe s’est projetée en Syrie (une porte sur le Moyen-Orient) et dans la Méditerranée orientale. Elle a pris pied en Cyrénaïque (Libye) et obtenu des facilités navales au Soudan. Au moyen de forces par procuration (le groupe Wagner), déjà utilisées en Syrie et en Libye, la Russie développe sa présence en Afrique subsaharienne : aujourd’hui, la Centrafrique ; demain, le Mali ? D’ores et déjà, la Russie, deuxième vendeur d’armes au monde, est la première en Afrique.

Il est certes loisible de discuter l’expression de « guerre hybride » ou de « doctrine Guerassimov ». Dans son discours de 2013, le chef d’état-major des armées prétendait non pas exposer la stratégie militaire russe mais le modèle de guerre occulte que l’Occident conduirait. Pourtant, n’y a-t-il pas là un effet-miroir ? Les militaires russes ont su concevoir un type de guerre irrégulière, avec plusieurs lignes et champs d’opérations (propagande, désinformation et guerre psychologique, renouvelées par les technologies numériques).

La capacité de la Russie à mener une « guerre multi-domaines », non déclarée, avec des gains stratégiques, est un fait. Ce savoir-faire constitue une menace pour les États voisins, militairement inférieurs, exception faite de la Chine populaire, avec laquelle la Russie renforce ses liens politico-militaires. Réalité et perspective, la reconstitution de sa puissance militaire inquiétera d’autant plus qu’elle s’inscrit dans un projet géopolitique révisionniste, porté par une grande stratégie qui mobilise différents vecteurs de force.

En d’autres termes, il serait erroné de penser la Russie satisfaite sur le plan territorial, l’usage de la force armée ces dernières années s’expliquant par des circonstances exceptionnelles. Le Kremlin saura saisir la moindre opportunité et, au besoin, forcera le cours des choses. Remémorons-nous la formule de Catherine II : « Je n’ai pas d’autre moyen de défendre nos frontières que de les étendre. »

Professeur agrégé d’histoire-géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Auteur de plusieurs ouvrages, il travaille au sein de l’Institut Thomas More sur les enjeux géopolitiques et de défense en Europe. Ses domaines de recherche couvrent la zone Baltique-mer Noire, l’Eurasie post-soviétique et la Méditerranée.

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