Alexeï Navalny, journal de prison (suite)

Le 20 août 2020, Alexeï Navalny était victime d’un empoisonnement par un agent neurotoxique de type Novitchok. Un an plus tard, c’est l’occasion pour lui d’écrire sur sa « seconde vie » et de renouveler son engagement, bien qu’il soit maintenu en détention depuis son retour de convalescence. Il nous livre aussi, sur un ton très personnel, ses impressions sur les trois jours de bonheur qu’a représentés la visite de sa femme Ioulia. Sans omettre de réagir avec malice à l’absurdité de l’ouverture d’une autre affaire pénale à son encontre, une nouvelle embûche qui pourrait encore alourdir sa peine de prison.

24 juillet

Désormais je hais les vitres.

Car depuis six mois je ne te vois qu’à travers elles. Au tribunal, à travers une vitre. Au parloir, à travers une vitre. Il arrive que je t’entrevoie à la télévision : une vitre, encore. Bien sûr, lors de nos rendez-vous, nous faisons le geste que vous connaissez tous par le cinéma (et puisse-t-il ne vous être connu que par le cinéma), quand chacun presse sa paume d’un côté de la vitre et prononce des mots tendres dans le combiné du téléphone. C’est certes charmant, toujours est-il qu’on ne touche qu’une vitre.

Par ailleurs, c’est curieux, mais les comédies sont devenues moins drôles. D’habitude, ça se passe comme ça : une scène drôle vous fait rire aux éclats, et l’espace d’un instant vous avez besoin de croiser le regard de celui ou celle qui vous est proche, et qui rit à vos côtés. En un quart de seconde se déroule tout un dialogue : « Très drôle, pas vrai ? — Oui, vraiment. — J’adore te regarder rire. — Je sais. »

Et rire ensemble pendant une scène comique, c’est 25 % plus drôle. Voire 30 %.

Ioulia, ma puce, je te souhaite un bon anniversaire. Je t’adore, tu me manques. Porte-toi bien et ne perds pas courage (mais de quoi je parle, là !).

La vitre, tôt ou tard, nos paumes la feront fondre. Et les comédies redeviendront drôles.

Je t’aime.

5 août

Une devinette : le haut-parleur se met en marche, et dans toute la zone de détention on entend résonner : « Votre attention ! L’ordre de se lever a été donné. Tous les détachements doivent éteindre l’éclairage de nuit et commencer à se préparer pour les activités collectives de la matinée. » Puis retentit l’hymne, et c’est le branle-bas. Pendant ce temps, deux personnes se réveillent ; elles se regardent : « Oh, nooon », avant de se rendormir.

Le fin mot de cette histoire : c’est Ioulia qui est venue me voir pour une visite prolongée.

Ç’a été trois jours fabuleux. Mes amis, appréciez les moments simples de la vie. Ils comptent vraiment, et on le comprend quand on en est privé. Par exemple, vos parents vous proposent certainement depuis des mois de venir les voir. Mais vous n’en avez pas envie. Parce qu’ils vont vous gaver de nourriture, s’immiscer dans vos affaires avec leurs questions. Et puis, vous n’avez pas le temps.

Moi, j’avais demandé qu’à ce rendez-vous tout le monde vienne (tous sont venus quelques heures, seule Ioulia est restée trois jours), et nous avons reconstitué un repas digne de la datcha. Hier, j’étais assis parfaitement heureux, les yeux rivés sur la marmite de borchtch à l’oseille (on en raffole dans notre famille) et la poêle de pommes de terre sautées.

Ou encore, simplement, lorsque, sans vous concerter, à 2 heures du matin, vous et votre conjoint(e) prononcez cette phrase des plus romantiques : « Et si l’on mangeait quelque chose ? » et que vous allez dans la cuisine grignoter et bavarder. C’est quand même merveilleux.

Ou boire un café, regarder des clips à la télé et déblatérer paresseusement sur les stars — des activités douteuses, pourrait-on dire, mais seulement si d’habitude à cette heure vous n’avez pas d’« éducation patriotique » obligatoire.

Je ne parle même pas du fait de pouvoir côtoyer ses proches sans barreaux ni vitres pour la première fois après de longs mois. Embrasser sa femme, ses enfants, ses parents et son frère. Quand on peut le faire à tout moment, ça n’a rien de spécial. Mais prêtez-vous mentalement à cette expérience : imaginez que vous en soyez privés, vous ressentirez aussitôt le besoin de les embrasser.

Je ne voulais vraiment pas rédiger un post banal du genre : « Appelez vos parents. » C’est quand même un peu ça. Appelez-les. Et allez aux repas de famille. Ainsi que dans la cuisine avec votre mari ou votre femme manger un morceau à 2 heures du matin. Et embrassez aussi vos proches dès que l’occasion se présente.

13 août

Eh bien, à présent, appelez-moi Alexeï « Doc Brown » Navalny ou Marty McNavalny.

Car depuis avant-hier je suis inculpé d’un délit perpétré au moyen d’une machine à voyager dans le temps.

Un juge d’instruction venu me voir au camp (un colonel de la Direction générale des enquêtes !) m’a remis un acte d’accusation. Celle-ci est maintenant relative à « la création d’une organisation qui porte atteinte à la personnalité et aux droits des citoyens ».

J’ai commis ce crime en 2011, lorsque j’ai créé la FBK [la Fondation anti-corruption, NDLR]. Et la preuve du caractère criminel de mes actes découle, dix ans plus tard — en 2021, donc —, de la décision du « tribunal » qui a déclaré la FBK organisation extrémiste.

C’est sérieux. Je l’ai relu plusieurs fois, en m’interrompant pour secouer la tête et me frotter les yeux. Un crime tombant sous le coup de cet article ne peut être que prémédité, aussi, pour l’exécuter, je n’aurais eu d’autre moyen que de procéder à peu près ainsi :

— En 2021, j’ai décidé de devenir extrémiste et de violer les droits d’une flopée de gentils citoyens gagnant des milliards par voie de corruption. Et j’ai aussi diffusé le film Un palais pour Poutine (c’est indiqué à part dans le document).

— J’ai longuement réfléchi à la façon dont je pourrais commettre au mieux ces crimes effroyables.

— Et j’ai conçu mon plan : j’allais rembobiner le passé pour enregistrer une organisation « portant atteinte à la personnalité et aux droits des citoyens ».

— Aussitôt dit, aussitôt fait. De ma cellule de la colonie pénitentiaire, je me suis envolé vers 2011 et j’ai enregistré la FBK.

— Puis, pour être exact, j’ai récidivé en 2014. Je cite l’accusation :

« À un moment non déterminé, qui a eu lieu avant 2014, A. A. Navalny, comprenant que l’efficacité d’une activité criminelle augmente sensiblement si elle est exécutée collectivement, a pris la décision de créer un groupe organisé sous sa direction, auquel ont adhéré L. M. Volkov, I. Iou. Jdanov [deux des plus proches collaborateurs de Navalny, en exil car visés par une enquête criminelle pour financement d’une « organisation extrémiste », la FBK, NDLR], ainsi que d’autres individus non identifiés. »

Voilà. Et, de retour du passé, où des mésaventures amusantes m’ont permis d’éviter de rencontrer le Navalny de 2011 et le Navalny de 2014, chaque fois je me suis persuadé que mes agissements étaient appropriés et que mon crime n’en devenait que plus terrifiant.

Enfin bon, c’est une chance au moins que les juges d’instruction du Comité d’enquête de Poutine n’aient pas deviné jusqu’alors que je me suis aussi projeté en un point du passé encore antérieur. Vous vous demandez quelle est la cause de l’extinction des dinosaures ? Ne vous en faites pas, les pièces du puzzle de mon projet génial seront bientôt assemblées, et vous comprendrez tout.

J’ai tout de même laissé passer une bourde, à mon grand regret aujourd’hui : lorsque je me suis « rétropropulsé » en 2011 pour enregistrer la FBK, il aurait fallu acheter des bitcoins.

20 août

Je suis incapable de savoir à quelle date je dois fêter ma seconde naissance.

Le 20 août, quand j’ai cru que tout était fichu, que j’étais mort dans l’avion qui avait décollé de Tomsk et se dirigeait vers Moscou ?

Ou dix-sept jours plus tard, quand je suis techniquement sorti du coma ?

Ou le jour où, ayant repris conscience, j’ai compris où j’étais et pourquoi (il m’est difficile, du reste, de dire quel jour c’était) ?

Il faut croire que c’est tout de même aujourd’hui, le 20 août. Je suis resté un long moment grabataire par la suite, à végéter comme un légume, mais l’essentiel a bien eu lieu ce jour-là.

Les pilotes ont atterri très rapidement et m’ont donné la chance d’être sauvé.

Les médecins des urgences m’ont injecté ce qu’il fallait, avec professionnalisme, et j’ai survécu jusqu’à mon transfert à l’hôpital.

Puis, vous tous, vous êtes indignés et ne les avez pas laissés m’étouffer en silence avec un oreiller à l’hôpital d’Omsk ou simplement débrancher le respirateur de réanimation.

Je vous en remercie tous, encore une fois. Grâce à vous, tout s’est admirablement bien déroulé, j’ai survécu et ai été jeté en prison ! (Ha ! ha ! ha ! excusez-moi, je n’ai pas pu m’empêcher.) Les événements se sont enchaînés au mieux, et il m’a été donné une seconde vie, une seconde chance pour prendre les décisions que j’estime justes et honnêtes. C’est ce que je faisais, que je fais et m’efforcerai de faire encore.

Je vais boire un thé aujourd’hui en votre honneur. D’ailleurs il y a aussi du café. Il me reste même du cacao. Il se trouve dans une boîte spéciale, dans un sachet étiqueté : « Navalny. Produits alimentaires ».

Rien que ça !

J’ai encore oublié de remercier la corruption. Elle aussi a joué un rôle dans mon sauvetage. En contaminant l’ensemble de l’appareil étatique russe, ils ne pouvaient pas ne pas saper aussi les services spéciaux. Et le niveau des opérations secrètes chez nous est à peu près semblable à celui du système de santé, de l’éducation et de la politique d’urbanisme.

C’est ce que j’ai commencé par écrire dans la tribune qu’ont publiée le Guardian, la Frankfurter Allgemeine Zeitung et Le Monde. Lisez-la !

Traduit du russe par Ève Sorin

© Desk Russie pour la traduction française

Homme politique russe, prisonnier politique, fondateur de la Fondation de lutte contre la corruption (FBK), considéré comme le principal opposant à Vladimir Poutine

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