Sergueï Medvedev : « l’inexorable entropie russe »

Nous sommes allés, avec Maman, à notre cimetière de famille, Piatnitskoïe, et en sommes revenus déprimés. Au lieu d’en sortir rassérénés et paisibles, nous fûmes déçus et dépités à cause de ce qu’il faut bien appeler par son nom : l’indigence de la vie russe.

En fait, c’est mon cimetière préféré à Moscou. […] Outre le fait que, ces 120 dernières années, la plupart de mes ancêtres maternels et paternels y sont enterrés, ce cimetière constitue pour moi un des meilleurs endroits où se promener à Moscou. C’est un lieu magique et tranquille, entre le tintamarre du viaduc Krestovski et le brouhaha du chemin de fer Iaroslavski, un refuge où l’on échappe soudain à l’agitation urbaine, un trou ombragé dans l’espace-temps sous les érables séculaires dont nombre ont été abattus par les ouragans récents. […] À l’entrée du cimetière se dresse la merveilleuse église de la Trinité, construite en 1830 par Afanassi Grigoriev, le fondateur du style Empire moscovite, avec ses murs jaunes traditionnels et ses colonnes et portiques blancs et, au fond, entre les frênes et les tilleuls, se cache la chapelle moderniste en briques rouges de Siméon Persidski, construite en 1915. Les fresques intérieures de l’église de la Trinité ont d’ailleurs été peintes, lors de la restauration de 1890, par un groupe d’artistes dirigé par mon arrière-grand-père Sergueï Sémionovitch Medvedev, peintre d’églises, qui avait quitté Kaliazine après la suppression du servage, pour se rendre à Moscou. Il habitait non loin, sur la Pervaïa Mechtchanskaïa, et il est lui-même enterré à Piatnitskoïe, avec mon arrière-grand-mère Ekaterina Mikhaïlovna, car il a obtenu une parcelle au cimetière à titre d’un paiement partiel. […]

Je ne m’étais pas rendu au cimetière depuis le printemps et le spectacle qui s’est offert à nous n’en était que plus affligeant. Au printemps, la boue masquait encore la désolation ambiante, mais maintenant, au cœur de l’été, on voyait clairement que le cimetière était totalement à l’abandon. Trois quarts des sépultures, sinon plus, ne bénéficient d’aucune visite depuis des années, les clôtures rouillées penchent sur le côté, les stèles sont couvertes de mousse et de moisissure, et la plupart des tombes sont envahies par l’herbe, les orties et les petits buissons : le spectacle est épique.

L’on ne saurait en incriminer le personnel du cimetière : ces dernières années, l’on a nettoyé et dégagé les allées, il y a des poubelles partout et des outils de jardinage à l’entrée. En fait, si les tombes sont à l’abandon, c’est que nul ne s’y rend, sauf pour boire de la vodka et casser un œuf à Pâques, sans se préoccuper le moins du monde de l’aspect extérieur de la tombe. Je suis habitué à un tel spectacle de désolation dans des villes et des villages de province où tous les vieux sont morts, la jeunesse est partie à la ville et les cimetières meurent avec la population. Or, les Moscovites ne partent nulle part (ou presque), il eût été impossible à 75 % des familles de défunts d’émigrer, ce qui signifie soit qu’ils ne se rendent plus au cimetière, soit qu’ils ne se soucient pas d’entretenir les tombes d’un des principaux cimetières historiques de Moscou. Au lieu d’un sanctuaire de mémoire, c’est devenu une zone d’oubli, au cœur d’une ville dynamique. Pendant une heure, je cherchais la tombe d’une parente éloignée, récemment décédée du Covid. Je connaissais la parcelle, j’avais des points de repère mais je n’ai pas réussi à m’orienter dans les broussailles et les orties, les grilles et les croix effondrées. J’ai cheminé à travers des jardinières très rapprochées, essayant de ne pas piétiner les tombes tandis que s’écrasaient, sous mes pas, des bouteilles d’eau en plastique et des jerricans. Car tout le monde les utilise pour apporter de l’eau pour les fleurs et les laisse sur place « pour plus tard », sauf que ce « plus tard » n’arrive jamais.

Il serait intéressant de connaître le délai moyen pour les visites et l’entretien régulier des sépultures : trois, cinq, dix ans après le décès ? À chaque nouvelle inhumation, on rouvre la tombe, puis on recouvre le monticule de couronnes de fleurs avec des rubans, et quand le sol se tasse, on érige un monument portant une nouvelle inscription. Et de nouveau, l’inexorable entropie russe, la mécanique de l’oubli, se déclenche. J’avais pour habitude d’emmener des invités étrangers dans des cimetières où l’esprit du lieu, la mémoire incarnée et les rituels communautaires transparaissent mieux que nulle part ailleurs, mais maintenant j’ai tout bonnement honte d’imaginer ce que ces étrangers penseraient de la Russie. Je conclus, pour ma part, que, comme il y a des millénaires, dans la culture sur brûlis de nos ancêtres, la Russie possède une culture superficielle qui ne pénètre que très peu dans le sol, le temps et la mémoire, sans pousser véritablement des racines.

En effet, pourquoi s’enraciner puisque les maîtres, les fonctionnaires et les gouverneurs (quand ne sont pas les Varègues ou les Tatares) couperont, brûleront ou pilleront ces racines, vous recruteront de force pour le service militaire ou vous déplaceront ailleurs ? À la base, la culture matérielle russe est une culture du bois (un cauchemar pour les archéologues) où tout est englouti par la terre et y pourrit : les éléments concrets de civilisation, les tombes, la mémoire.

Je n’offrirai, certes pas, de comparaison avec les cimetières soignés de l’Europe, ni avec les sévères cimetières juifs et musulmans (je me souviens d’avoir découvert, en Écosse, un cimetière où reposaient les membres d’une même famille, du XIe au XXIe siècle, toutes tombes également soignées), je répète qu’il s’agit là du syndrome d’une société en décomposition où expirent aussi les liens et rituels familiaux, une société à l’horizon limité, que ce soit en marche avant (projets d’avenir) ou arrière (la mémoire). Car un cimetière ne nous parle pas seulement du passé mais de cohésion sociale, de sentiment identitaire, d’orientation dans le temps. Une nation qui délaisse ses cimetières n’a pas d’avenir. Quand vous êtes-vous rendus, pour la dernière fois, sur les tombes de vos proches ? Non pas rituellement, pour Pâques, une commémoration religieuse ou un décès, mais tout simplement pour converser et réfléchir ? Si vous le faites à intervalles réguliers, je vous salue bien bas, sinon allez-y […] et arrachez à l’occasion des mauvaises herbes : c’est là un grand nettoyage karmique.

Facebook, le 7 août 2021

Traduit du russe par Colette Hartwich

Sergueï Medvedev est un universitaire, spécialiste de la période postsoviétique, dont le travail s’enrichit des apports de la sociologie, de la géographie et de l’anthropologie de la culture. Il a remporté le prestigieux Pushkin Book Prize 2020 pour son livre The Return of the Russian Leviathan, qui a été largement salué aux États-Unis et en Grande-Bretagne, ainsi qu’en France (sous le titre Les Quatre Guerres de Poutine, Buchet-Chastel, 2020).

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