L’opposant kazakh Moukhtar Abliazov : « La situation au Kazakhstan est idéale pour Poutine. C’est lui le patron »

Moukhtar Abliazov est un opposant politique kazakh de 58 ans, qui a traversé une série d’épreuves. Il a participé aux protestations de masse au Kazakhstan en 1986, a été entrepreneur, puis ministre de l’Énergie, de l’Industrie et du Commerce (1988-1999). Après sa démission motivée par l’impossibilité de mener des réformes, il cofonde en 2001 un parti politique d’opposition, le Choix démocratique du Kazakhstan. En 2002, il est condamné à 6 ans de prison pour « abus de pouvoir » et ses entreprises sont saisies. Libéré en 2003 à condition de ne plus faire de politique, il dirige une grande banque, BTA, laquelle est nationalisée en 2009, et Abliazov, accusé par le régime d’en avoir détourné des fonds. Il émigre en Europe, mais le Kazakhstan, de même que la Russie, exige son extradition. À la suite d’une notice rouge d’Interpol, la police l’arrête en France en 2013. Après une longue bataille judiciaire et un séjour de près de 3 ans dans des prisons françaises, le Conseil d’État annule le décret d’extradition. En 2020, il obtient l’asile politique en France. Dans cet entretien, il revient sur les récents événements au Kazakhstan.

Propos recueillis par Galia Ackerman

Commençons par l’analyse de ce qui s’est passé au Kazakhstan. Qui a pris la décision de doubler le prix du gaz ? Était-ce une provocation consciente visant à provoquer des émeutes ?

En fait, cette augmentation ne s’est pas faite brusquement. Le décret a été publié au milieu de l’année 2021. Les prix pour les hydrocarbures, y compris le gaz liquéfié, se trouvent sous le contrôle de la famille de Nazarbaïev. Tout ce qui a trait aux hydrocarbures a été monopolisé, jusqu’aux stations-service, par la « famille », avec une participation russe. Une entreprise kazakho-russe, Kazrusgaz, gère l’extraction du gaz, et Gazprom est également présent au Kazakhstan, où il exploite des gisements, obtenant du gaz à un prix très bas car les ouvriers sont sous-payés, puis le distribuant au prix du marché et répartissant les bénéfices dans des zones offshore. Les principaux bénéficiaires sont Alexeï Miller, le patron de Gazprom, et le gendre de Nazarbaïev, Timour Koulibaïev, l’un des hommes les plus riches et les plus influents du pays.

Quand les révoltes ont éclaté, la police a arrêté le directeur d’une usine pétrochimique pour désigner un bouc émissaire. Les décisions sont en réalité prises dans un bureau de Koulibaïev : les tarifs sont systématiquement revus à la hausse, même quand les prix mondiaux des hydrocarbures chutent. Il ne s’agissait donc pas d’une provocation consciente, car tel est le business de la famille Nazarbaïev.

Pourquoi alors les protestations ont-elles éclaté à un moment précis, le 2 janvier, alors que l’augmentation avait été décrétée des mois plus tôt ?

Les protestations ont commencé dans la région de Manguistaou. C’est là que se trouvent les grandes raffineries, et les habitants de la région utilisent le gaz liquéfié comme combustible pour leurs voitures, plus qu’ailleurs au Kazakhstan. Les habitants de plusieurs villes de la région travaillent dans ces raffineries qui, formellement, appartiennent à l’État. En réalité,KazMunayGas, la compagnie nationale de gaz et de pétrole fondée en 2002, est gérée par ce même Timour Koulibaïev. Comme il s’agit de travailleurs d’un nombre limité de grandes entreprises, la mobilisation a été très rapide. Le pouvoir a été pris au dépourvu. Tout a commencé à Janaozen, une ville où des émeutes avaient déjà eu lieu dans le passé, et cela s’est propagé, comme une traînée de poudre, durant les journées du 3 et du 4 janvier.

Des informations ont circulé selon lesquelles des criminels auraient été relâchés de prison, pour provoquer des violences et des pillages, et justifier une intervention musclée des forces de l’ordre. Est-ce vrai à votre avis ?

Comme le mouvement de protestation s’amplifiait, le régime avait besoin de le compromettre. Il a utilisé la même technique qu’en Ukraine, pendant Maïdan, en lançant des titouchki, c’est-à-dire des provocateurs et des voyous rétribués par le gouvernement, contre les manifestants. Ils ont été particulièrement actifs à Almaty, mais aussi dans d’autres grandes villes, comme Chymkent ou Taras. Le KNB [Comité de sécurité nationale, NDLR] a utilisé les mêmes méthodes partout afin de discréditer le mouvement et semer la peur parmi les civils. Dans plusieurs endroits où la foule participait aux meetings, des gens totalement inconnus, vêtus de noir ou en uniforme de pétroliers, faisaient leur apparition, en lançant des slogans incendiaires et en se mettant à piller et à détruire.

Nous avons établi la chronologie : le 4 janvier, les collaborateurs du KNB ont commencé à quitter en masse leurs lieux de travail. En fait, on leur a ordonné de partir. Et les soi-disant pillards rentraient dans leurs bureaux et prenaient des armes, y compris des fusils automatiques. Il y avait également des minibus qui arrivaient avec des armes que l’on distribuait librement. Mais quand la police a commencé à tirer sur les gens, tous ces provocateurs, tous ces titouchki se sont évaporés ! Des gens ont tout filmé avec leurs téléphones portables de leurs fenêtres ou leurs balcons.

D’où vient le chiffre de 20 000 extrémistes et terroristes avancé par Tokaïev ?

C’est une affabulation du pouvoir. Nous ne pouvons pas compter le nombre de manifestants. Comment le pouvoir saurait-il compter ces « terroristes » parmi les manifestants ? C’est une absurdité ! À moins qu’il ne s’agisse du nombre de provocateurs lâchés sur la foule par le pouvoir lui-même. Sinon, comment le KNB n’aurait-il pas été au courant de leur existence ? Comment ces gens auraient-ils pu arriver à Almaty ? Cela aurait dû représenter un convoi de quelque 200 à 400 cars remplis d’hommes armés et d’équipements militaires. Et ce convoi serait passé inaperçu ?

nazarbayev
Noursoultan Nazarbaïev s’adresse au peuple le 18 janvier 2022. // Site officiel d’elbasy

Des médias russes écrivaient que ces gens étaient à la solde du KNB, car son patron, Karim Massimov, avait l’intention de commettre un coup d’État contre Tokaïev, et en faveur de certains membres de la famille de Nazarbaïev. Qu’en dites-vous ?

C’est faux. Il n’y a pas de lutte de clans au Kazakhstan, car il n’y a qu’un seul clan, celui de la famille de Nazarbaïev. Il y a quelques jours, Nazarbaïev lui-même l’a confirmé dans son allocution télévisée au peuple. En fait, dans plusieurs régions, l’armée et la police ont refusé de tirer sur le peuple en se joignant aux manifestants. On a plein de vidéos le montrant ! Mais c’était spontané, ce n’était pas l’ordre de Massimov, l’homme le plus proche de Nazarbaïev, considéré comme son « portefeuille ». Je le connais bien, depuis 1993. Et quand Tokaïev a appelé les troupes de Poutine au secours (l’OTSC [Organisation du traité de sécurité collective, réunissant la Russie, l’Arménie, le Bélarus, le Kazakhstan, le Kirghizistan et le Tadjikistan, NDLR] n’était qu’un paravent), Nazarbaïev était derrière cela. Au fond, le régime n’avait pas besoin d’avoir recours aux troupes russes. Les forces armées du Kazakhstan, y compris la police, comptent 300 000 personnes, ce n’est pas quelques milliers de Russes qui pouvaient changer la donne. Mais les forces kazakhes avaient peur d’appliquer des ordres criminels et de tirer sur la foule. Le fait que le régime de Nazarbaïev-Tokaïev était soutenu par Poutine leur a facilité la tâche.

S’il ne s’agit pas d’un conflit au sein de l’élite gouvernante, comme vous l’affirmez, pourquoi fallait-il arrêter Massimov en l’accusant de haute trahison ? Pourquoi fallait-il enlever les plaques dans l’avenue d’Almaty qui portait le nom de Nazarbaïev ou déboulonner son monument à Taldykorgan ? Lorsque Elbasy, le « chef de la nation kazakhe », a fait son apparition à la télévision pour dire qu’il n’était qu’un retraité et qu’il avait transmis tous les pouvoirs à Tokaïev, était-ce sous la contrainte ?

Vous avez regroupé des choses très différentes. Les plaques ont été enlevées par des protestataires, et non par des pillards. Ces derniers avaient une autre consigne : ils pillaient des boutiques, filmaient cela avec leurs téléphones portables et le diffusaient sur les réseaux sociaux. Généralement, les pillards pillent et essaient de disparaître, ils ne se vantent pas publiquement de leurs forfaits. Le monument à Nazarbaïev situé à Taldykorgan a été également déboulonné par des protestataires. Un groupe de résidents de la ville avait ce projet depuis un moment.

Quant à Massimov, c’est une autre histoire. Le pouvoir kazakh qui a appelé Poutine au secours n’avait pas de légitimité pour demander de l’aide à l’OTSC. Il est dit dans les statuts de cette organisation que les pays membres peuvent venir en aide à l’un d’entre eux en cas d’agression étrangère. Mais ils ne peuvent pas utiliser les forces de l’OTSC pour écraser une révolte populaire. Pour cela, chaque pays a ses propres forces de l’ordre. Néanmoins, Tokaïev a demandé de l’aide, l’information a fuité, et les protestataires se sont rapidement dirigés vers les aéroports pour bloquer l’arrivée des troupes étrangères, à Almaty en particulier. Le régime s’est retrouvé dans une situation difficile : il a appelé sur son sol des troupes d’occupation, ses propres forces armées ont massacré la révolte, l’ont noyée dans le sang.

Il fallait donc que le pouvoir trouve un argument pour justifier l’intervention de l’OTSC et le massacre. C’est là qu’a été inventée la fable sur les 20 000 extrémistes et terroristes étrangers venus attaquer le Kazakhstan, comme s’ils y étaient arrivés depuis les airs, invisibles comme les porteurs de kunée de la mythologie grecque. Le président Tokaïev a donné libre cours à son imagination. Il a inventé une légende et trouvé des responsables qui n’auraient pas remarqué la formation de noyaux terroristes et n’auraient pas assuré l’étanchéité des frontières nationales. Dans un pays autoritaire où tout est verrouillé, cela n’est possible que s’il y a un complot. Et là, Karim Massimov a été sacrifié.

Parlons de Poutine. Pourquoi son soutien a-t-il été aussi immédiat ? A-t-il cru que ce serait une occasion pour établir le contrôle sur le Kazakhstan et faire de Tokaïev son obligé ?

Rappelez-vous ce qui s’est passé chez Loukachenko. En 2020, il était en très mauvais termes avec Poutine, notamment à cause des prix du gaz que les Russes avaient augmentés. Lorsque les protestations ont commencé après sa réélection frauduleuse, il a fait appel à Poutine et à Nazarbaïev, en leur demandant du soutien et en les avertissant que cette vague de contestation arriverait chez eux. En effet, la vague est arrivée au Kazakhstan où le mécontentement grandissait depuis des années. Pour Poutine, la situation était dangereuse : si le peuple du Kazakhstan avait réussi à renverser le régime actuel, ce n’est pas une vague, mais un tsunami qui aurait déferlé sur la Russie. Pour Poutine, il était indispensable de réprimer la révolte kazakhe.

Deuxièmement, Poutine a certainement le projet de restaurer l’URSS, au moins partiellement. Il veut s’entourer d’États vassaux : ils sont formellement indépendants, mais c’est lui le patron. Et le système est construit de telle sorte que les relations de dépendance ne peuvent changer, même si le leader du pays en question change. La situation au Kazakhstan était idéale pour ses plans : les forces armées locales se sont avérées peu sûres, et c’est son intervention qui a aidé l’élite gouvernante à garder le pouvoir. Poutine a donc créé un mécanisme qui permet de « tenir » la direction kazakhe, d’autant plus que Tokaïev est un président bien plus faible que ne l’était Nazarbaïev. Ce dernier n’a pas réussi à construire un système monarchique et à transmettre le pouvoir à sa fille aînée, Dariga. Il va disparaître de la vie publique, et Tokaïev va devenir un instrument commode entre les mains de Poutine.

Née à Moscou, elle vit en France depuis 1984. Après 25 ans de travail à RFI, elle s’adonne désormais à l’écriture. Ses derniers ouvrages : Le Régiment immortel. La Guerre sacrée de Poutine, Premier Parallèle 2019 ; Traverser Tchernobyl, Premier Parallèle, 2016.

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