Face à la guerre et à l’invasion russe, la communauté LGBT en Ukraine est encore plus vulnérable

Propos recueillis par Natalia Kanevsky

Avant la guerre, Anna Sharyhina et Vera Chernygina, les fondatrices de l’ONG ukrainienne Sphère, ont œuvré pour la promotion des droits des femmes et des personnes LGBT dans leur pays. Aujourd’hui, leur organisation aide les personnes déplacées. Desk Russie les a interviewées lors de leur passage à Paris, à l’invitation d’Amnesty International France.

Depuis plusieurs années, vous militez contre la persécution des personnes LGBT. Y a-t-il eu un progrès ?

Anna : Avant la guerre, nous avons préparé un projet de loi visant à introduire une peine pour la persécution des minorités. Aujourd’hui, notre pays a d’autres priorités. Nous sommes sous la loi martiale. Néanmoins, nous espérons pouvoir continuer ce travail après la guerre. Il y a eu des avancées importantes ces dernières années, ce qui a permis la tenue de Marches des Fiertés en Ukraine et ce qui a aussi mené à la ratification de la Convention d’Istanbul il y a quelques jours.

Qu’est-ce que c’est ?

Anna : Le 20 juin, la Rada ukrainienne a ratifié la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, dite Convention d’Istanbul.

Est-ce que l’élection d’un président jeune et dynamique était bénéfique à votre cause ?

Vera : Les représentants de la communauté LGBT n’ont pas voté pour lui…

Anna : Il ne faut pas exagérer ! Personnellement je connais des gens qui ont voté pour lui. Il a quand même obtenu 73 % des voix au deuxième tour !

Vera : Parmi ces 73 %, il n’y avait pas beaucoup de représentants de notre communauté. Mais la guerre révèle les faces cachées des gens. Au XXIème siècle, notre président communique avec le monde entier pour dire la vérité sur l’agression russe, c’est vraiment appréciable et digne de respect.

Anna : Zelensky a inspiré de grands espoirs dans la population, et la déception n’en a été que plus grande parce qu’il s’est montré très distant vis-à-vis du peuple. Mais le 24 février, nous nous sommes tous réveillés changés. Ce qui provoque un très grand respect, c’est le fait qu’il n’est pas prêt à renoncer au moindre morceau du territoire ukrainien. Il n’a jamais accepté de se soumettre et de céder nos terres. Évidemment, tout ne dépend pas de lui. Mais ce qui dépend de lui, il le fait. Et on peut également ajouter en sa faveur la ratification de la Convention d’Istanbul, malgré la guerre.

Avez-vous des informations sur la situation des personnes et activistes LGBT qui sont actuellement dans les territoires occupés par les Russes, notamment à Marioupol et à Kherson ?

Anna : Nous connaissons des gens qui sont partis au front dans le sud. Ils ont effacé leurs profils sur les réseaux sociaux pour ne pas être repérés.

Vera : À Marioupol, plusieurs adolescents appartenant à la communauté LGBT ont été transférés, avec leurs parents, de manière forcée, vers la Russie. On ne connaît pas leur sort.

Anna : Nous recevons les informations sur les disparus, mais aussi sur les morts, comme le jeune homme de la région de Kharkiv dont le corps a été retrouvé portant des traces de mort violente. Les victimes ne se trouvent pas seulement dans les territoires occupés. Une activiste de notre communauté a trouvé la mort lors d’un bombardement de Kharkiv ; elle avait aidé les forces de la défense territoriale dès le premier jour de la guerre en préparant la nourriture pour les combattants.

Avant la guerre, avez-vous eu des contacts avec les activistes LGBT en Russie ? Gardez-vous ces contacts à présent, et quelle est, d’après vous, la position des activistes russes dans ce conflit ?

Anna : En 2014-2016, nous voulions communiquer et collaborer avec eux, nous pensions que c’était pour le bien de notre pays. Je ne souhaite pas critiquer les activistes russes, mais la pensée impériale est répandue en Russie et le milieu féministe ou la communauté LGBT ne font pas exception. On en a eu marre de lutter contre une telle approche. En plus, nous sommes en guerre avec la Russie, et la position de notre organisation est donc la suivante : nous ne travaillons pas avec qui que ce soit de Russie. C’est plus simple ainsi. Il y a ceux qui divisent les Russes en gentils et en méchants, et ceux qui soutiennent les libéraux. Moi, je dis : ce n’est pas le moment pour nous de faire un tri.

En Russie, les minorités sexuelles ont toujours été opprimées. Surtout dans certaines régions, en Tchétchénie par exemple. La France a accueilli un certain nombre d’homosexuels tchétchènes. Est-ce que l’Ukraine les accueillait également ?

Anna : C’est possible que des personnes LGBT russes soient venues se réfugier en Ukraine, mais notre organisation n’a pas eu d’appels de leur part. Certains Russes ont voulu participer à la Kharkiv Pride. Kharkiv est la ville la plus proche de la Russie, et comme cette dernière n’autorise pas les événements de ce genre, les gens venaient dans notre ville pour participer à la marche. Mon père est russe, ma mère est ukrainienne, et la majorité des habitants de Kharkiv ont des familles d’origine mixte. Il ne s’agit pas d’ethnicité. Il s’agit de politique.

Depuis l’annexion de la Crimée en 2014 et la proclamation de deux républiques séparatistes dans le Donbass, savez-vous quelle est la situation de la communauté LGBT dans ces territoires ?

Anna : Pour la plupart, nous n’avons que des rumeurs. Car pour les gens qui vivent sur ces territoires, il est très risqué de parler ouvertement de leur sexualité. Il est dur pour moi d’imaginer comment ils vivent là-bas, car moi, je vis à Kharkiv qui n’est pas occupée par les Russes. Si elle était occupée, très probablement je la quitterais, ou je rejoindrais la résistance.

Vera : Je connais pas mal d’activistes des organisations féministes qui sont partis de ces républiques dès 2014. La plupart ont déménagé à Marioupol.

Anna : Parmi les soldats captifs en Russie, il y a un jeune homosexuel qui a combattu au sein de l’armée ukrainienne. Il a été condamné à la peine de mort. Son cas est suivi par une autre organisation ukrainienne. Heureusement, nous avons beaucoup d’organisations qui luttent pour les droits des personnes LGBT.

Née à Sébastopol, elle a construit sa carrière en Israël et en France, en tant que journaliste et traductrice. Installée en France depuis 2013, elle était la correspondante de Radio Free Europe / Radio Liberty à Paris. Elle est à présent la correspondante en France de la radio publique d’Israël, ainsi que traductrice et interprète assermentée près la Cour d'Appel d'Amiens.

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