La presse française peut-elle servir de relais à la propagande russe ?

Nous publions cet article d’opinion du chercheur français qui pose une question de fond : la déontologie journalistique permet-elle de participer à des voyages organisés par l’armée de l’agresseur, et à quelles conditions ? Comment détecter et exposer les mises en scène qui sont une marque de fabrique du KGB et du FSB ? Dans de telles circonstances, le journaliste de la presse écrite ou de l’audiovisuel peut vite se retrouver piégé…

Le 20 mai, au terme d’un long siège de la ville portuaire de Marioupol, les défenseurs ukrainiens du dernier bastion établi dans l’aciérie Azovstal rendirent les armes, après avoir résisté pendant trois mois aux assauts de l’adversaire qui les surpassait par son nombre et par son équipement. Deux semaines après leur reddition, le 13 juin, les troupes d’occupation, désormais maîtresses des lieux, ont convié une trentaine de journalistes occidentaux à une visite guidée de quelques souterrains choisis de l’usine. Parmi les visiteurs il y a eu au moins deux journalistes français : Alain Barluet, correspondant du Figaro à Moscou, et Benoît Vitkine, spécialiste des pays de l’ex-URSS et de l’Europe de l’Est au journal Le Monde. L’un et l’autre ont rapidement publié une brève relation de cette visite1.

Aucun des journalistes n’ignorait que l’armée russe n’est pas une agence de communication chargée d’informer les médias sur les réalités objectives de sa propre action en Ukraine. Il s’agit d’une armée qui a envahi un pays souverain en violation du droit international, qui procède à une destruction de villes et d’infrastructures, qui cible délibérément des populations civiles et commet sur les territoires occupés de nombreuses exactions, tels que les pillages, les enlèvements, les tortures, les viols et les exécutions sommaires de non-combattants. Les journalistes savaient également que cette armée est aux ordres d’un dictateur qui a fait du mensonge impudent le pivot même de sa propagande, abolissant la liberté des médias dans son propre pays et portant la désinformation destinée à l’étranger à un niveau jamais atteint depuis le règne de Staline2. Que pouvait-on attendre d’une telle visite sinon une opération de manipulation mise au service de la propagande poutinienne ? L’admettre, c’est prendre la mesure des écueils que devaient affronter les journalistes ayant accepté de s’y rendre. Les circonstances exigeaient une grande circonspection et un souci du discernement entre les faits avérés et la désinformation délibérément mise en scène par les forces d’occupation.

On trouve peu de traces d’une telle circonspection ou d’un tel souci dans l’article d’Alain Barluet. Le journaliste reprend à la lettre la plupart des affirmations qui lui ont été fournies clés en main par les guides russes anonymes. Ainsi, le lecteur du Figaro est informé que les soldats ukrainiens ont piégé des corps de combattants morts, ce qui est une pratique illégale, interdite par un protocole additionnel aux Conventions de Genève de 1949. Il lui est dit que les défenseurs d’Azovstal ont bénéficié non seulement d’armes étrangères, américaines et suédoises, mais aussi de l’assistance « des spécialistes étrangers », venus « pour enseigner aux combattants ukrainiens le maniement des armes antichars les plus modernes » ; à ces instructeurs s’étaient adjoints des « combattants étrangers, notamment « francophones » ». Des publications étalées sur des lits et tables disposés dans les souterrains d’Azovstal sont présentées comme « des manuels ultra-nationalistes ukrainiens », sans aucune précision sur leur teneur. Pour appuyer la thèse de l’extrémisme des défenseurs ukrainiens est citée une photo du président Volodymyr Zelensky, criblée d’impacts de fléchettes : les Ukrainiens l’auraient pris pour cible le jugeant « insuffisamment radical ». Le journaliste français reprend également à son compte le propos du guide russe lorsque celui-ci attribue aux soldats ukrainiens l’inscription laissée sur une plaque de ciment : « Je suis satisfait de la destruction d’Azovstal ». La partie des souterrains ouverte à la visite aurait été occupée par les soldats du bataillon Azov, accusé de longue date par la propagande poutinienne d’être composé de « néonazis ». Le journaliste estime que les « sympathies pronazies » des défenseurs d’Azovstal sont confirmées : « Sur le mur, écrit-il, à la lueur des torches, des inscriptions en témoignent : « SS », « 14/88 » — références à un des slogans du mouvement néonazi et au salut hitlérien ».

L’image des soldats ukrainiens qui découle de l’article du Figaro est univoque : les défenseurs d’Azovstal se sont déshonorés pour avoir piégé les dépouilles de leurs camarades morts et avoir ainsi transgressé les lois de la guerre ; ils ont été armés, formés et assistés par des mercenaires étrangers ; c’était des extrémistes ultranationalistes et néonazis, réfractaires à l’autorité du président de leur propre pays ; ils ont trouvé leur satisfaction dans la destruction de ce fleuron de l’industrie ukrainienne que fut l’aciérie d’Azovstal. L’image, brossée à grands traits par le journaliste d’un important quotidien français, correspond point par point aux thèses de la propagande russe : l’Occident porte la responsabilité de la guerre en Ukraine, les soldats ukrainiens sont des extrémistes fourbes qui détruisent leur propre pays, leur fanatisme néonazi fait peser sur l’Ukraine une menace qui força le voisin russe à intervenir militairement.

Ce qui frappe dans l’article d’Alain Barluet, c’est le peu d’empressement de l’auteur à prendre une distance critique par rapport à ce qu’il voit et ce qu’on lui dit. Seulement à deux reprises, fort timidement, il esquisse une réserve. « Des tee-shirts arborant le blason de Azov — inspiré de l’héraldique nazie — ont été laissés en place — un peu trop ostensiblement peut-être —, communication oblige », écrit-il. On s’étonne que le journaliste qualifie de « communication » une entreprise de propagande politique, comme s’il s’agissait là de vendre des yogourts et non pas de justifier une invasion militaire qui avait déjà coûté la vie à des milliers de victimes civiles et, à Marioupol seul, avait conduit à la destruction d’une ville de 432 000 habitants. Le journaliste est pourtant conscient du but que les Russes poursuivent en organisant cette visite : « Le message que souhaite faire passer l’armée russe en dévoilant cette base souterraine est patent : c’est au motif de la « dénazification » de l’Ukraine que l’ »opération militaire spéciale » a été lancée par Vladimir Poutine, le 24 février ». Pour autant, cela ne le détermine pas à émettre le moindre doute ou à employer le moindre conditionnel lorsqu’il reprend les propos de son guide russe. Comment savoir si les soldats ukrainiens ont vraiment piégé des cadavres ? Comment vérifier si des instructeurs et combattants étrangers ont été vraiment présents dans l’aciérie d’Azovstal ? Qui a criblé de fléchettes le portrait du président Zelensky ? Qui a tracé des graffitis compromettants pour les défenseurs ukrainiens ? Deux semaines s’étaient écoulées depuis la prise du contrôle de l’usine par l’armée russe : comment savoir si les lieux se trouvent vraiment dans l’état où ses défenseurs les ont laissés ? À défaut de pouvoir répondre à ces questions, le journaliste aurait dû se montrer circonspect et reconnaître son incapacité à vérifier le bien-fondé des informations qui lui ont été soumises. Il n’a pas eu ce scrupule.

Il est intéressant de comparer l’article d’Alain Barluet à la relation de la même visite par Benoît Vitkine du journal Le Monde. Lui également déclare, par euphémisme, qu’il s’agissait « d’une opération de communication pour la presse ». La liste des « faits » rapportés est ici partiellement analogue : cadavres piégés, photo de Zelensky criblée de fléchettes, armes occidentales, présence de « nombreux combattants étrangers », des « signes hitlériens très ostensibles », en particulier les symboles « SS » et « 14/88 », « combinaison de chiffres très prisée des nostalgiques du régime hitlérien ». Cette énumération est complétée par plusieurs accusations supplémentaires qui n’ont pas été retenues par Le Figaro : les défenseurs d’Azovstal auraient pris des civils en otage ; ils auraient commis des crimes de guerre en tirant « depuis des positions civiles » ou en tirant « directement sur des civils pour leur interdire de fuir ». Qui plus est, ils ont laissé des stocks encore importants de médicaments, de munitions et d’armements, ce qui signifie qu’ils auraient pu poursuivre le combat : selon les guides russes, les combattants ukrainiens « qui se sont rendus n’ont rien de héros, ni de martyrs ».

stoczkowski journalistes
Reporters étrangers escortés à Donetsk le 24 mars // Pervy kanal, capture d’écran

La liste des éléments à charge dressée contre les soldats ukrainiens est donc plus longue dans Le Monde que dans Le Figaro, mais une différence notable sépare les deux articles. Contrairement à Alain Barluet, Benoît Vitkine emploie souvent le discours indirect et le conditionnel. Ce n’est donc pas seulement le journaliste français qui s’exprime en son nom propre, ce sont aussi des militaires russes qui « parlent », « commentent » et « opinent » : c’est un soldat russe qui « assure que des cadavres piégés à l’explosif auraient déjà été retrouvés » ; c’est l’un d’eux qui « affirme » que « les étrangers seraient nombreux » parmi les prisonniers ukrainiens ; c’en est un autre qui « prétend » que les soldats d’Azov ont tiré sur des civils. Ces précautions sémantiques signalent une louable distance que le journaliste prend par rapport aux informations qui lui sont livrées. Cependant, à aucun moment Benoît Vitkine ne prend le soin d’expliquer clairement au lecteur que l’on ne saurait exclure la possibilité que tout ce que les soldats russes lui disent ou montrent dans les quartiers supposés du bataillon Azov soit une manipulation destinée à jeter le discrédit sur les défenseurs de l’usine Azovstal. À l’instar d’Alain Barluet, il ne rappelle pas non plus que c’est l’agresseur qui lui fait visiter le champ de bataille où il vient d’infliger une défaite à l’agressé, ni que les exactions que son guide attribue sans la moindre preuve à l’armée ukrainienne sont dûment attestées sur les territoires occupés par l’armée russe.

Les deux journalistes ont particulièrement manqué de prudence et de clairvoyance dans leurs descriptions des symboles qu’ils expliquent de concert comme des « signes hitlériens » (Vitkine) ou « inspirés de la héraldique nazie » (Barluet). Ce serait avant tout l’emblème du bataillon Azov, qualifié de Wolfsangel, qui aurait figuré dans les blasons de plusieurs divisions de la Wehrmacht et de la SS. Les deux journalistes français s’abstiennent de reconnaître que le motif du blason d’Azov est inversé par rapport au Wolfsangel allemand et qu’il représente pour les Ukrainiens non pas un symbole nazi, mais les lettres superposées I et Н (N en caractères cyrilliques), sigle de Ідея Нації (Idée Nationale). Quant au nombre « 14 » inscrit sur un mur du souterrain, il ne s’agit pas d’un « signe hitlérien », mais d’un symbole inventé aux États-Unis dans les années 1980 par David Eden Lane (1938-2007), l’un des idéologues de la mouvance suprématiste blanche. Le chiffre 14 renvoie aux quatorze mots du slogan de ralliement des nationalistes blancs : « We must secure the existence of our people and a future for White children » (« Nous devons préserver l’existence de notre peuple et l’avenir des enfants Blancs »). Seul le nombre « 88 », ajouté postérieurement à « 14 », peut revêtir une signification nazie : certains y voient une référence au doublon de la huitième lettre de l’alphabet, pour Heil Hitler, mais d’autres l’interprètent comme une référence aux « 88 préceptes de David Lane ».

Les rares chercheurs et journalistes, aussi bien occidentaux qu’ukrainiens, qui se sont intéressés de près à la subculture spécifique élaborée par le bataillon d’élite Azov, soulignent que celle-ci est une création syncrétiste confectionnée de croyances, rituels et symboles empruntés à la fantasy d’inspiration pseudo-viking, à la mythologie cosaque, au folklore du Heavy Metal, à l’ésotérisme New Age et au néo-paganisme des Varègues imaginaires de la Rous’ de Kiev3. L’histoire de la popularité des thèmes et symboles néo-païens et ésotéristes remonte en Russie au milieu du XIXe siècle ; jamais complétement disparus après la Révolution d’octobre, ils ont connu un essor extraordinaire à la suite du relâchement du contrôle idéologique du marché des idées après la disparition de l’Union Soviétique4. Certains emblèmes employés par le bataillon Azov ne proviennent pas nécessairement de la tradition nazie, mais plutôt de cette subculture syncrétique répandue dans les pays de l’ex-Union soviétique. Par ailleurs, les services de renseignement allemands ont relevé le symbole « 88 » sur un camion de transport de troupe appartenant aux unités paramilitaires de nationalistes russes Roussitch (Диверсионно-штурмовая разведывательная группа « Русич »), dont les combattants appuient l’armée russe dans le Donbass : ce fait a conduit le magazine Der Spiegel à écrire que des néonazis russes avaient été dépêchés pour « dénazifier » l’Ukraine5. Russitch est réputé pour son usage des signes qui sont interprétés par ses admirateurs comme des symboles païens, et par ses adversaires comme des symboles nazis. Quant aux références à la « race blanche » que l’on peut trouver dans certains discours du bataillon Azov, il faut rappeler que la théorie de la division de l’espèce humaine en plusieurs races, dont la race blanche, bannie depuis un demi-siècle des sociétés occidentales en tant que « raciste », a perduré dans les pays de l’Est comme légitime tout au long de la période soviétique, continuant jusqu’à aujourd’hui à être enseignée dans les écoles, aussi bien en Ukraine qu’en Russie, où elle est décrite comme un fait biologique évident, clairement distinct des attitudes racistes qui, elles, sont généralement réprouvées6.

L’interprétation de la signification des symboles présentés comme « nazis » reste donc très délicate. L’est tout autant leur présence dans les souterrains de l’aciérie d’Azovstal. Les deux journalistes français la tiennent pour confirmée, sans envisager l’éventualité qu’ils aient pu être tracés par des soldats russes en préparation de la visite des journalistes occidentaux, pour mieux jeter l’opprobre sur les défenseurs ukrainiens et confirmer une thèse importante de la propagande poutinienne. Des « signes nazis » ornent les murs des souterrains, donc les souterrains ont dû abriter des « néonazis » : le raisonnement se veut logique, sans l’être. Car le travail du journaliste ne saurait se limiter à rapporter ce qu’il voit ; il doit également porter à la connaissance du lecteur les significations possibles de ce qu’il voit, au lieu d’en livrer sans vérification préalable une seule qui lui a été insidieusement suggérée, au détriment de toutes les autres. Le journaliste du Figaro accepte l’idée de la présence de néonazis à Azovstal comme démontrée ; le journaliste du Monde y met un bémol, supposant que les « combattants néonazis » y étaient « largement minoritaires », mais qu’il devait y en avoir, cela lui semble certain : leur présence est pour lui « avérée ». En réalité, les deux journalistes français n’ont aucun moyen de vérifier si les défenseurs ukrainiens d’Azovstal comptaient ou non dans leurs rangs des nostalgiques d’Adolf Hitler. Il est en revanche certain que l’armée russe veut qu’ils y croient et, à l’évidence, elle s’est dotée des moyens de les en convaincre.

Benoît Vitkine rapporte opportunément que l’un des soldats encadrant la visite réclame la peine de mort pour les défenseurs de l’aciérie Azovstal. Il convient de rappeler que la même condamnation, justifiée par la même accusation de « nazisme », avait été traditionnellement portée contre la plupart des opposants au régime communiste russe, et en particulier contre les résistants ukrainiens qui, arme à la main — encore longtemps après la fin de la Seconde Guerre mondiale, jusqu’en 1954 — combattaient l’occupant russe, nullement au nom d’un quelconque « nazisme », mais pour gagner l’indépendance de leur pays transformé en une simple « république » de l’empire russe, lequel portait alors provisoirement le nom d’« Union des républiques socialistes soviétiques ». Certains de ces Ukrainiens s’étaient effectivement rendus coupables d’une collaboration avec les nazis, de même qu’un certain nombre de Roumains, de Tchèques, de Polonais, d’Autrichiens, d’Italiens ou de Français, sans que cela ne nous fournisse la moindre information sur les sympathies qui pourraient survivre dans ces nations un demi-siècle après la disparition du Troisième Reich. Pourtant, cette même accusation de « nazisme » a été réitérée par la propagande poutinienne chaque fois que le peuple ukrainien réclamait la souveraineté et l’affranchissement de la tutelle russe : lors de la « Révolution Orange » en 2004, lors de la « Révolution de Maïdan » de 2014, puis à nouveau en 2022, pour justifier l’invasion de l’Ukraine. Invariablement, l’administration de preuves du prétendu « nazisme » ukrainien restait faible et douteuse, mais à force de répéter la calomnie, celle-ci a fini par accueillir un semblant de vraisemblance dans certains esprits. Il y a certes eu des photos de jeunes hommes au torse nu tenant l’emblème du bataillon Azov et un portrait d’Adolf Hitler, mais les visages restaient floutés et l’on ignore si ces photos n’avaient pas été prises à Moscou, pour enrichir la longue liste de « compromats » (matériaux compromettants) dont la confection est une grande spécialité des services russes depuis un siècle. Et voici que deux journalistes français, représentants de la presse libre d’un pays démocratique, apportent des « preuves » censées confirmer que les soldats ukrainiens sont adeptes des « symboles nazis » prisés de tous les « nostalgiques du régime hitlérien ». C’est un véritable scoop, surtout pour la propagande poutinienne. C’est aussi une belle prise de guerre, plus précieuse encore que ces souterrains désolés de l’aciérie abandonnée par ses défenseurs, car la victoire de Poutine doit être remportée non seulement sur les champs de bataille, mais surtout dans l’opinion publique des pays qui apportent à l’Ukraine un soutien décisif. C’est à l’affaiblissement de cette deuxième ligne de front que les deux journalistes français apportent une contribution déplorable. En sont-ils conscients ? Par quel étrange mécanisme la presse française peut-elle devenir un relais de la propagande du dictateur russe ?

P.-S. Après avoir rédigé ce texte, j’ai pris connaissance d’une vidéo qu’Alain Barluet avait diffusée sur son compte Twitter au sujet de sa visite à Azovstal ; il s’agit de la reprise d’un post publié d’abord sur le fil Twitter du Figaro, le 17 juin, c’est-à-dire quatre jours après la parution de son article. En visionnant ce bref enregistrement de quatre minutes et demie, on constate à nouveau une insistance, encore plus notable que dans l’article, sur des « insignes nazis […] caractéristiques des mouvements pro-nazis », explique le journaliste. Par contre, ce tweet comporte des marques de prudence et de réserve dont l’absence frappait tellement dans l’article du journal. Après avoir montré et décrit ce qu’il a vu dans un souterrain de l’usine sidérurgique, Alan Barluet rappelle que la visite a été strictement encadrée par l’armée russe et que les guides tenaient à montrer aux journalistes que « la résistance urkrainienne, et par extension les dirigeants ukrainiens, sont imprégnés de cette idéologie [nazie] ». Il ajoute pertinemment qu’une telle démonstration était importante pour les Russes dans la mesure où cette idéologie avait été évoquée par Vladimir Poutine pour justifier son « opération militaire spéciale ». On trouve ainsi une réponse à la première des deux questions qui figuraient à la fin de mon analyse : oui, le journaliste du Figaro était bien conscient que les choses présentées dans le souterrain d’Azovstal étaient destinées à corroborer l’une des thèses principales de la propagande poutinienne. Qui plus est, il reconnaît, je le cite, « qu’il était très difficile pour nous de confirmer s’il s’agissait bien de témoignages de ce mouvement que les Russes appellent pro-nazi ou s’il s’agissait, ne serait-ce que partiellement, d’une mise en scène pour attester de la présence de ces combattants radicaux ». On est rassuré d’apprendre que le journaliste n’était pas dupe et qu’il entrevoyait clairement la possibilité d’une manipulation de la part du pouvoir russe. On est toutefois effaré de constater que l’article paru dans Le Figaro ne comportait aucune des mises en garde si clairement exprimées dans le tweet. Cela est d’autant plus surprenant que Le Figaro est diffusé à environ 350 000 exemplaires, alors que le tweet sur Azovstal n’a bénéficié, au bout d’une dizaine de jours, que d’une audience modeste de 8 928 vues, ce qui représente 2,5 % de l’audience générale du journal. Cela signifie que l’auteur de l’article et la rédaction n’ont pas jugé nécessaire d’offrir à l’écrasante majorité de leurs lecteurs un avertissement sur les doutes sérieux que peuvent inspirer les « faits » rapportés dans l’article. C’est pourtant la moindre des choses que l’on puisse attendre des journaux à l’époque où la vérification de l’information diffusée est devenue la première règle de la déontologie professionnelle.

L’enregistrement se termine par cette déclaration d’Alain Barluet : « Malgré les conditions très particulières de ce reportage, il nous a semblé au Figaro qu’il était important d’être présent, de restituer ces choses vues avec vigilance, pour ne pas tomber dans ce qui serait le piège d’une mise en scène de la communication du pouvoir russe ». L’intention était sans doute bonne, mais l’article ne comporte presque aucune trace de cette vigilance : il laisse penser non seulement que le piège était bien là, mais aussi que Le Figaro y a sauté à pieds joints, pour des raisons que l’on peine à comprendre. Et puisque Le Monde n’a pas manqué non plus de donner dans le panneau, malgré quelques louables précautions prises par Benoît Vitkine, il faut en conclure qu’il ne s’agit pas d’un accident individuel, incriminant un journaliste ou un titre de presse en particulier. Je dois donc donner une forme plus précise à ma seconde question, qui reste toujours sans réponse : par quel étrange mécanisme collectif, un journaliste qui signe l’article et une rédaction qui décide de le publier, bien que conscients du piège tendu par la désinformation russe, peuvent-ils devenir un relais de la propagande poutinienne ?

À lire également: Le régiment Azov et la procrastination morale de l’Occident.

Wiktor Stoczkowski est chercheur au laboratoire d'anthropologie sociale du Collège de France et directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales, à Paris. On lui doit notamment La science sociale comme vision du monde. Émile Durkheim et le mirage du salut, Paris, Gallimard, 2019

Notes

  1. Alain Barluet, « Dans les souterrains d’Azovstal, bastion de la résistance ukrainienne à Marioupol: le récit de l’envoyé spécial du Figaro », Le Figaro, le 13 juin 2022 ; Benoît Vitkine, « Visite dans les sous-sols d’Azovstal, dernier lieu de résistance à Marioupol, devenu un labyrinthe de destruction et de mort », Le Monde, le 14 juin 2022.
  2. Voir par exemple Aric Toler, « How (not) to report on Russian disinformation », Bellingcat, le 15 avril 2020,
  3. Par exemple Adrien Nonjon, « Qu’est-ce que le régiment Azov, ce bataillon ultra-nationaliste devenu symbole du martyre de Marioupol ? », The Conversation, le 24 mai 2022, ; Ян Авсеюшкин, « По ту сторону полка ‘Азов’ », Фокус, le 4 août 2017 .
  4. Par exemple, Bernice Glatzer Rosenthal (dir.), The Occult in Russian and Soviet culture, Ithaca, Cornell University Press ; Michel, Eltchaninoff, Lénine a marché sur la Lune. La folle histoire des cosmistes et transhumanistes russes, Arles, Actes Sud, 2022.
  5. Fidelius Schmid, « Zahlreiche Neonazis kämpfen in der Ukraine für Russland », Der Spiegel, le 22 mai 2022. On en trouve la preuve dans Michael Sheldon, « Meet the irregular troops backing up Russia’s army in the Kharkiv region », Bellingcat, le 17 juin 2022.
  6. Anastasia Krutikova, Les représentations scolaires de la diversité humaine en France et en Russie, thèse de doctorat, en préparation à l’École des hautes études en sciences sociales, sous la direction de Wiktor Stoczkowski.

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