Comment les banques russes contournent allègrement les sanctions occidentales

Anton Chvets, journaliste et blogueur ukrainien, raconte comment un diplômé de l’université Drahomanov de Kyïv a aidé la Russie à créer un système de paiement souverain et à acheter notamment des drones iraniens. Ses affirmations sont confirmées par un nombre de publications indépendantes, comme The Brussels Times ou Euromaidanpress. Cerise sur le gâteau, la société OpenWay, qui a joué un rôle clé dans ce système de contournement des sanctions, ainsi que son PDG, Pavel Gubin, dont il est question dans l’article, participeront au sommet du G20 à Bali, en Indonésie, du 13 au 16 novembre.

À l’heure actuelle, de nombreuses banques des pays amis de la Russie refusent d’utiliser le système de paiement russe Mir. Car le Trésor et le département d’État américains ont clairement indiqué que cela entraînerait pour ces pays des sanctions secondaires. Des refus de paiement ont déjà été enregistrés dans les grandes banques du Kazakhstan, de la Turquie, du Tadjikistan, de l’Ouzbékistan (des « défaillances » ont été évoquées). C’est seulement en Iran et au Bélarus que le système Mir continue de fonctionner normalement, et peut-être également en Irak. Le transfert du paiement pour les drones iraniens Shahed a été effectué via le système de paiement Mir.

Ce système de paiement, géré par le Système national de cartes de paiement (Natsionalnaïa sistema platejnykh kart, NSPK1), a reçu une notification claire de l’Office of Foreign Assets Control (OFAC) américain selon laquelle tout accord ancien ou nouveau avec le NSPK entraînerait de nouvelles sanctions à partir du 15 septembre. Le directeur du NSPK a été immédiatement placé sous sanctions personnelles pour que personne ne prenne cela à la légère. Le NSPK lui-même n’est toujours pas sous sanctions, ce qui semble lié, d’après mes informations, au fait que Gazprombank n’est pas encore sous sanctions. Néanmoins, les États-Unis commencent déjà à dire que le NSPK fera bientôt l’objet de sanctions.

Le système Mir a été développé par les Russes pour pouvoir fonctionner en Russie en cas de déconnexion du système international SWIFT du fait des sanctions. Il a donc été créé spécifiquement pour la guerre, en 2014. Ce système ne servait à rien d’autre que cela, ce dont témoignent certaines de ses spécifications techniques.

L’architecture de Mir a été créée par la société belge OpenWay à la demande de la Banque centrale de la Fédération de Russie et du NSPK. C’est une société spécialisée dans les passerelles, ou gateways, de paiement qui assurent la communication entre les banques. D’autres solutions techniques provenant de nombreuses autres entreprises ont été utilisées, mais la principale était celle d’OpenWay, qui était à l’époque leader dans la création de passerelles bancaires dans les pays d’ex-URSS.

Ce qu’il faut savoir au sujet d’OpenWay, c’est que leur technologie Way4 n’est pas uniquement un produit matériel, mais un produit matériel desservi par un logiciel. Par conséquent, pour que les passerelles fonctionnent, vous devez acquérir une licence, sans laquelle le logiciel ne fonctionne pas. Les banques russes ont acheté cette licence. En Russie, OpenWay relevait d’un système de propriété très complexe, cependant les licences ont toujours continué à être détenues par la société mère bruxelloise. Ce système complexe a été créé entre autres parce que, en 2015, la seule banque russe active en Crimée (Natsionalny respoublikanski bank) utilisait également Way4. En d’autres termes, les sociétés écrans d’OpenWay ont été créées à la fois pour contourner les sanctions, mais aussi comme outil de corruption classique pour la Russie.

Ce n’est pas tout. Pour le NSPK, c’est la société mère OpenWay elle-même qui a créé l’architecture du logiciel, par le biais de la société offshore LLC OpenWay Solutions, créée spécifiquement pour cette transaction.

Mais ce n’est pas uniquement une histoire qui raconte la façon dont une entreprise occidentale a aidé les Russes à créer un produit et à s’en mettre plein les poches au passage. Parce que si OpenWay est une société soi-disant « belge », son fondateur et véritable propriétaire est un citoyen russe, Andreï Vereninov.

Après la mise en place de nouvelles sanctions de grande envergure, la société mère d’OpenWay a prétendu vendre sa filiale russe, en avril 2022, au management de ladite filiale, avec l’aide de sa filiale maltaise. Il s’agit d’une transaction fictive. La vente ne change strictement rien puisque les licences continuent à être détenues par la société mère d’OpenWay et le produit logiciel ne peut pas fonctionner sans la société mère. Ainsi, il s’agissait d’une tentative pour contourner d’éventuelles sanctions en continuant à travailler en Russie.

Si l’on jette un coup d’œil au haut management de cette société « belge », on voit clairement qu’elle est gérée en grande partie par des ressortissants russes. On y trouve par exemple le directeur de la technologie Dmitri Iatskaer, la cheffe de la stratégie et de l’étude du marché Maria Vinogradova, le chef du service de livraison Denis Kvitka, le directeur des livraisons internationales Mikhaïl Gromov, etc.

Ce sont ces mêmes « gentils Russes » qui souhaitent vivre en Europe tout en travaillant pour la Fédération de Russie. Ils ne peuvent pas ignorer que Mir a été créé précisément pour contourner les sanctions et pour faire la guerre contre l’Ukraine.

Mais outre des Russes, il y a également dans cette histoire un diplômé de l’université Drahomanov de Kyïv : Pavel Gubin, le PDG d’OpenWay. Je ne sais pas quelle est sa nationalité à l’heure actuelle. Peut-être est-il citoyen ukrainien, russe, peut-être même est-il déjà devenu belge.

pavel gubin
Pavel Gubin. // OpenWay

Je ne peux m’exprimer sur l’opportunité pour l’Ukraine de mettre sous sanctions la société OpenWay, car cette dernière est également active en Ukraine, et je ne voudrais pas que le système bancaire ukrainien rencontre des difficultés. Cette décision doit être prise par des experts en collaboration avec la direction de la Banque nationale d’Ukraine et des banques ukrainiennes.

Mais je ne distingue pas de la part de la société OpenWay une volonté d’arrêter sa coopération avec la Russie. Le système de paiement Mir continue à fonctionner. La Russie s’est engagée sans problème dans la diffusion de son système de paiement, et la seule chose qui l’a gênée est la position du département d’État américain. Là où le pouvoir du département d’État américain n’a pas d’effet, Mir continue tranquillement à fonctionner et permet à la Russie d’acheter des armes. Les solutions basées sur la technologie Way4 fonctionnent aussi. Dans le cas contraire, nous assisterions à des défaillances à grande échelle dans de nombreuses banques russes (Sberbank, VTB24, Alfa Bank, etc.). Or, les banques russes ne rencontrent de problèmes que du fait du département d’État. Par ailleurs, OpenWay avait déjà délibérément violé les sanctions imposées contre la Russie avant même le début de cette guerre totale en fonctionnant en Crimée occupée. Il s’agit donc de leur position de principe.

Pour autant que je sache, l’Agence nationale de prévention de la corruption (Natsionalne ahentstvo z pytan’ zapobihannia korouptsiï, ou NASK) a ajouté la société OpenWay à la liste des entreprises complices de la guerre en Ukraine2. C’est le résultat de l’excellent travail de l’équipe d’Oleksandr Novikov. Ainsi, OpenWay figurera désormais dans la base de données Worldcheck et rencontrera de nombreux problèmes.

Avant toute chose, je pense qu’il est nécessaire que l’Ukraine mette en place des sanctions contre les DIRIGEANTS de la société mère d’OpenWay. Ensuite, la NASK, en tant que représentante du groupe Yermak-McFaul3, pourra entamer le processus de coordination de ces sanctions avec les États-Unis et, surtout, avec l’Union européenne, dans la mesure où Openway est une société basée à Bruxelles. J’espère que cela permettra aux dirigeants d’OpenWay de commencer à tirer quelques conclusions.

Essayons de résumer. Nous avons une bande de Russes qui se font passer pour des Européens, et de plus, nous avons Pavel Gubin, qui a fait ses études en Ukraine. Tous ces individus travaillent à développer et soutenir le mécanisme d’expansion économique de la Russie dans le monde. Certaines entreprises fabriquent des munitions pour les Russes : elles sont considérées comme hostiles et sont mises sous sanctions. D’autres fabriquent des uniformes et des rations sèches pour les soldats : elles sont considérées comme hostiles et sont mises sous sanctions. Pourtant, il y a aussi une société qui veille à ce que le soldat russe reçoive sa paie sur sa carte bancaire Mir. Quant au PDG de cette entreprise, Pavel Gubin, probablement un citoyen ukrainien, il n’est pas inquiété.

Pavel Gubin et les autres dirigeants d’Openway n’ont aucune envie de vivre en Russie. Ils veulent vivre en Europe. Et ils y vivent déjà. Pourquoi ces gens croient-ils qu’ils peuvent tranquillement aider la Russie à mener des guerres contre l’ensemble du monde libre ? Parce que personne ne les remarque. Ils se fichent bien des souffrances de l’Ukraine et ils ne cassent pas leur pipe comme les soldats russes.

Il reste à espérer que si les sanctions sont prises à leur encontre, cela les fera un peu réfléchir puisque, manifestement, ils sont incapables de faire les bons choix par eux-mêmes.

Traduit de l’ukrainien par Clarisse Brossard.

L’original se trouve sur la page Facebook de l’auteur, 3 octobre 2022.

Anton Chvets (Antin Shvets) est un journaliste et blogueur ukrainien. Né à Kharkiv, il a vécu la majeure partie de sa vie à Makeïevka et Donetsk. Après le déclenchement des hostilités dans l'est de l'Ukraine, en 2014, il a été contraint de s'installer à Kiev.

Notes

  1. En anglais : National Payment Card System, NPCS. (NDLR)
  2. Cette affirmation n’est pas pour l’instant confirmée par d’autres sources (NDLR).
  3. Groupe de travail ukraino-américain dont l’objectif est d’élaborer des listes de sanctions de manière coordonnée (NDT).

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