Un Occident qui peine à s’engager pleinement

Ancien dissident et prisonnier politique soviétique, le blogueur russe Alexandre Skobov, qui refuse de quitter la Russie, exhorte l’Occident à reconnaître que son pays livre à l’Ukraine, et à l’Occident, une guerre existentielle, dans laquelle il n’y a pas d’autre solution pour les belligérants que de se battre « jusqu’au bout ». Et, pour l’emporter, l’Ukraine a besoin d’une aide immédiate et renforcée des pays occidentaux, peut-être même de l’envoi de troupes étrangères sur son sol.

En Occident, on continue à entendre la voix des « experts » qui affirment qu’une victoire complète sur la Russie est impossible et qui appellent à « geler » la ligne de front actuelle afin de résoudre « la question des territoires contestés » par des moyens diplomatiques. De telles affirmations sont fondées soit sur une incompréhension totale, soit sur une occultation délibérée de la nature de l’agression russe contre l’Ukraine.

En Russie, c’est un régime néo-totalitaire agressif qui a vu le jour, un régime doté d’une idéologie nazie explicite et clairement articulée, construite sur le postulat de la supériorité de la « civilisation russe » sur la civilisation occidentale (anglo-saxonne), sur la négation du droit et sur le culte de la violence. Les objectifs fixés par le régime de Poutine dans cette guerre sont de s’octroyer le « droit » d’annexer le territoire des États voisins, de définir à leur place leur politique intérieure et étrangère et de les priver de la capacité physique de résister à toute nouvelle violence militaire de la part de la Fédération de Russie. Pour les dirigeants du Kremlin, il faut que les voisins de la Russie soient absolument sans défense.

Tous ces objectifs sont impérialistes et contraires au droit et à la morale. Si l’agresseur les atteint, ne serait-ce que partiellement, cela conduira à la destruction définitive de l’ordre juridique international qui existait depuis 1945. Pour l’agresseur, l’enjeu, c’est de se voir attribuer les territoires conquis, si ce n’est formellement, alors au moins de facto.

Tout système de sécurité internationale ne peut être maintenu que si l’interdiction catégorique d’annexion est strictement respectée. La violation de ce principe conduit inévitablement à des guerres mondiales. L’espoir qu’une faille de cette nature dans le système de sécurité internationale puisse être réparée ultérieurement est illusoire et dangereux. Dans cette faille s’engouffrent inévitablement des trombes d’eau mêlées de sang.

Le régime de Poutine n’abandonnera aucun des objectifs qu’il s’est fixés. Il s’est privé lui-même de la possibilité de mener des négociations sur les « territoires contestés » en annonçant leur annexion. Il comprend la guerre qu’il mène comme une guerre existentielle contre la civilisation occidentale et ses valeurs. Mais si l’agresseur conçoit sa guerre comme existentielle, elle l’est en fait aussi pour la victime de l’agression, bien que cette dernière refuse de l’admettre. Le fait de continuer à nier ce fait ne fera que désarmer intérieurement la victime devant l’agresseur.

Les dirigeants du monde libre doivent comprendre de manière intime, reconnaître publiquement et convaincre leurs peuples que ce qui est en cours est une guerre existentielle contre un pays, la Russie de Poutine, qui s’inscrit dans les pas de l’Allemagne nazie et qui représente la même menace pour la civilisation. C’est une guerre au sujet de la nature de l’ordre mondial futur. Sera-t-il basé sur le droit, l’égalité, la liberté, ou sera-t-il basé sur le principe de la force, une force brutale, cruelle et insolente ? Dans cette guerre, il ne peut y avoir de compromis. Elle ne peut se terminer que par la défaite totale de l’un des deux camps.

Quand elle sera terminée, on pourra parler de défaite totale de la Russie de Poutine si le pays n’atteint aucun des objectifs fixés, et avant tout, s’il ne parvient pas à garder le contrôle des territoires conquis. Il n’y a aucun moyen de contraindre le régime de Poutine à se retirer volontairement de ces territoires. Les occupants ne peuvent être expulsés que par la force militaire. Aujourd’hui, on peut faire en sorte que cela advienne en augmentant rapidement la quantité et la qualité des fournitures d’équipements militaires à l’Ukraine. Mais si ces livraisons prenaient du retard, la prochaine phase de la guerre pourrait nécessiter la participation directe des troupes de l’OTAN.

Malgré toute la faiblesse de la machine militaire russe, cette dernière s’est quand même montrée capable, malgré les pertes en hommes et en matériel, et la forte consommation de munitions, de mobiliser une armée qui maintient une pression constante sur la défense ukrainienne. Cette capacité de la machine militaire russe risque de durer assez longtemps, en tentant d’épuiser les ressources humaines de l’Ukraine, qui sont bien moins abondantes. Cela pourrait suffire non seulement pour conserver les territoires occupés, mais aussi pour « croquer » dans de nouveaux morceaux d’Ukraine. Une guerre d’usure prolongée est favorable au Kremlin. Aussi, il faut mettre fin à la guerre le plus rapidement possible, non pas par une trêve avec l’agresseur, mais par des actions menant à sa défaite incontestable.

Pour vaincre rapidement l’agresseur, il faut tout d’abord lever le dernier tabou sur les livraisons de tous les types d’armes offensives lourdes à l’Ukraine (en premier lieu, les missiles à longue portée et les avions). Ensuite, les livraisons doivent être accélérées. La promesse de fournir dans un avenir plus ou moins lointain des armes à l’Ukraine n’effrayera pas le Kremlin et ne le poussera pas à faire la paix. Il faut une fois pour toutes cesser de nourrir de vains espoirs à ce sujet. La machine de guerre de Poutine est lancée à plein régime et a acquis une formidable force d’inertie : elle ne peut plus ni ralentir ni changer de trajectoire. Elle ne peut que s’écraser, et il faut qu’elle s’écrase.

La rapidité des livraisons dépend maintenant largement de la rapidité de la formation des militaires ukrainiens au maniement et à l’entretien des équipements qu’ils ne connaissaient pas auparavant. Mais si la situation sur le front exige une accélération significative de la livraison de ces nouveaux équipements et de leur intégration dans les forces armées ukrainiennes, les pays occidentaux pourraient être confrontés à la nécessité d’envoyer leur personnel militaire sur le champ de bataille. Il s’agit de surmonter un autre tabou et de passer au niveau supérieur de l’« implication » dans le conflit.

Il s’agirait sans aucun doute d’une « escalade du conflit ». Si l’Occident a du mal à passer d’une « stratégie de dissuasion de l’agresseur » à une « stratégie de victoire », c’est qu’il continue à craindre cette escalade. Ce sont précisément ces tentatives d’« éviter l’escalade » qui permettent au dictateur russe d’effectuer un chantage constant auprès du monde libre en brandissant le spectre de l’escalade. Pourtant, ce devrait être exactement le contraire. Ce devrait être au Kremlin de réfléchir à la manière dont il peut éviter l’escalade. C’est lui qui devrait entendre le message qui lui est adressé : « Si vous continuez à bombarder les villes ukrainiennes, il y aura une escalade. Si vous continuez à occuper des territoires conquis illégalement tout en menant une politique de désukrainisation forcée (ce qui correspond au crime de génocide, tel qu’il est défini internationalement), il y aura une escalade. »

Ce n’est pas le Kremlin qui doit tracer les « lignes rouges » que le monde libre devrait respecter. C’est le monde libre qui doit fixer ses limites au Kremlin, en définissant et en annonçant publiquement la « ligne rouge » au-delà de laquelle il s’engagera lui-même dans une guerre contre l’agresseur, aux côtés des Ukrainiens. Il doit le faire sans attendre que le régime de Poutine ne lance lui-même les hostilités contre des pays de l’OTAN. De cela, il nous faut commencer dès maintenant à parler. Il est nécessaire de préparer les opinions à l’idée qu’une implication directe des pays occidentaux dans une guerre avec la Russie n’est pas exclue.

Les experts et les politiques qui nous soufflent à l’oreille que « Poutine ne permettra jamais que la Fédération de Russie soit vaincue » sont des traîtres. Ils sont les ennemis, déclarés ou non, du monde libre. Les défaites, en général, on les inflige sans demander la permission à ceux qui doivent les subir.

Traduit du russe par Clarisse Brossard.

Ancien dissident et prisonnier politique soviétique. Après sa libération en 1987, il a enseigné l’histoire à l’école et participé aux activités de diverses associations d'opposition. Homme de gauche, il est un blogueur influent et chroniqueur régulier pour les sites grani.ru et kasparov.ru.

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