« L’URSS avait délibérément provoqué la crise de mai 1967 qui a abouti à la Guerre des Six Jours »

La Guerre de Six Jours (5-11 juin 1967) gagnée par Israël contre une coalition de pays arabes — et aboutissant à l’occupation de la Cisjordanie et de la bande de Gaza — marque un tournant décisif au Proche-Orient. A l’heure du nouveau conflit entre le Hamas qui gouverne la bande de Gaza et Israël, il est utile de revenir sur l’origine de la Guerre de Six Jours et sur le rôle joué alors par l’URSS. Dans un entretien accordé à Desk Russie, les historiens israéliens Isabella Ginor et Gideon Remez évoquent également la politique de la Russie de Poutine vis-à-vis d’Israël et des Palestiniens.

Entretien avec les historiens israéliens Isabella Ginor et Gideon Remez

isabella gideon
Isabella Ginor et Gideon Remez

Isabella Ginor et Gideon Remez sont journalistes et experts des relations entre l’URSS et Israël. Chercheurs associés à l’Institut Truman qui fait partie de l’Université Hébraïque de Jérusalem, ils se spécialisent en histoire militaire et histoire des renseignements soviétiques. Leur dernier livre : The Soviet-Israeli War, 1967-1973 (Hurst/Oxford University Press, 2017).


Le 5 juin marque un nouvel anniversaire de la guerre des Six Jours (1967). Vous avez démontré dans vos recherches que l’Union soviétique visait à aider les pays arabes à détruire purement et simplement Israël. Pouvez-vous résumer ce que vous avez pu établir ?

Dans notre livre Foxbats over Dimona (Yale University Press, 2007), nous avons établi, contrairement à la plupart des historiographies précédentes, que l’URSS avait délibérément provoqué la crise de mai 1967, qui a abouti à la guerre des Six Jours, et non y avait été entraînée. L’objectif des Soviétiques était d’infliger à Israël une défaite qui renforcerait la dépendance des pays arabes (en particulier l’Égypte et la Syrie) à l’égard de l’URSS et, plus précisément, qui arrêterait ou détruirait le projet nucléaire israélien. Moscou avait forcé Israël à se retirer de la péninsule égyptienne du Sinaï, qu’il avait occupée lors de la campagne de Suez-Sinaï en 1956, en le menaçant de missiles nucléaires. Cet avantage aurait été perdu si Israël se dotait de sa propre dissuasion nucléaire. Les Soviétiques considéraient également qu’une bombe israélienne aéroportée constituerait une menace pour le territoire de l’URSS, car cela comblerait le vide dans l’anneau des alliances occidentales dotées d’armes nucléaires (OTAN et CENTO) créé lorsque (à la suite de la crise de Cuba en 1962-3) les missiles américains avaient été retirés de Turquie.

Pour atteindre ces objectifs, l’Union soviétique était prête à lancer une intervention militaire limitée mais significative de ses propres forces qui, selon ses estimations, ferait pencher la balance en faveur de la partie arabe. Cette intervention comprendrait un débarquement naval sur les côtes d’Israël et le bombardement aérien de cibles stratégiques, dont le complexe nucléaire israélien de Dimona. Mais comme les Soviétiques insistaient sur la légitimité de cette action, elle ne devait être lancée qu’après qu’Israël eut été provoqué à frapper le premier et désigné comme l’agresseur. Cependant, les Arabes n’ayant pu résister à l’effet dévastateur inattendu de cette frappe aérienne préventive, le plan a donc échoué de manière désastreuse.

L’objectif plus large était de forcer Israël à revenir aux frontières peu pratiques et indéfendables qui lui avaient été attribuées dans le cadre du plan de partage des Nations Unies de 1947. L’URSS avait reconnu Israël de jure et s’était donc formellement engagée à assurer son existence, mais uniquement à l’intérieur de ces frontières-là. La question de savoir si, dans l’éventualité où le plan arabo-soviétique aurait fonctionné, Moscou pouvait consentir à la destruction totale d’Israël, proclamée comme objectif par les pays arabes, reste sans réponse.

Parmi les actions de l’URSS, lesquelles étaient publiques et lesquelles étaient secrètes ?

Publiquement, les Soviétiques ont accusé Israël, à l’ONU et ailleurs, de rassembler des forces pour attaquer la Syrie. Les Égyptiens savaient que cette affirmation était fausse, mais elle a servi de prétexte à des mesures coordonnées avec Moscou, chacune d’entre elles constituant un casus belli pour Israël : déplacement de forces égyptiennes massives dans le Sinaï (qui était démilitarisé depuis 1956), expulsion de la force de maintien de la paix de l’ONU qui y était stationnée, et blocage du détroit de Tiran pour la navigation d’Israël vers son port méridional d’Eilat dont dépendait l’approvisionnement vital en pétrole.

En secret, l’URSS a renforcé sa présence navale en Méditerranée à un niveau sans précédent, y compris ses fusiliers marins et ses sous-marins nucléaires. Elle a concentré des bombardiers stratégiques, des escadrons d’avions de chasse et des unités de parachutistes près de sa frontière sud et a envoyé à deux reprises ses avions les plus sophistiqués encore expérimentaux (connus plus tard sous le nom de MiG-25 ou Foxbat), pour des vols hautement provocateurs au-dessus de la centrale nucléaire israélienne.

L’URSS avait-elle des « relais » en Israël ?

Un avertissement selon lequel Israël, malgré son ambiguïté officielle, était déterminé à se doter de l’arme nucléaire a été transmis à Moscou par le chef de l’une des deux factions concurrentes du Parti Communiste israélien. L’une des missions des commandos parachutistes soviétiques était d’établir des liens avec « nos gens » : les communistes et surtout les Arabes israéliens qui étaient censés soutenir une invasion égypto-syrienne. L’invasion n’ayant jamais eu lieu, cette mission n’a pu être accomplie.

Pour quelle raison les dirigeants soviétiques ont-ils commencé à laisser émigrer des Juifs peu après la guerre des Six Jours ?

L’émigration limitée vers Israël, autorisée avant 1967 (y compris la famille d’Isabella à la fin de 1966), a été arrêtée après la guerre des Six Jours, mais a progressivement repris — entre autres raisons, afin de créer un canal pour implanter des espions. Cela était nécessaire puisque la rupture des relations diplomatiques avec Israël le dernier jour de la guerre avait mis fin à la rézidientoura [antenne secrète ou clandestine à l’étranger dirigée par un officier des services secrets attaché à chaque ambassade soviétique, NDLR] et à son réseau d’agents.

Une autre raison se trouvait dans la politique de détente que les dirigeants soviétiques menaient avec l’administration Nixon à partir de 1968 et qui a atteint son apogée lors du sommet de Moscou de 1972. La victoire d’Israël dans la guerre des Six Jours a déclenché une vague de sentiment juif et sioniste en URSS et des demandes d’émigration qui menaçaient de s’étendre à d’autres minorités nationales. Le départ des activistes juifs les plus gênants a permis à la fois de réduire ce problème et de constituer une monnaie d’échange commode dans les relations soviéto-américaines, car l’émigration juive de l’URSS est devenue une cause politiquement populaire aux États-Unis. En 1974, le Congrès américain a même adopté l’amendement Jackson-Vanik, qui subordonnait l’octroi à l’URSS de la clause de la nation la plus favorisée à la libéralisation de la politique d’émigration soviétique.

Si nous nous tournons vers l’époque actuelle, comment expliquer que la politique antisémite soviétique ait été remplacée par une politique philosémite russe ?

Nous ne sommes pas d’accord avec cette évaluation. Il y a un discours de plus en plus agressif de la part des politiciens russes, y compris des hauts fonctionnaires proches de Poutine, et cela risque de s’aggraver au fur et à mesure que grandit le ressentiment de la population à l’égard du Kremlin.

Pourquoi le gouvernement russe parle-t-il si activement de l’Holocauste, alors que ce thème était tabou en URSS ? Une nouvelle thèse devient populaire en Russie, selon laquelle les nazis ont pratiqué deux Holocaustes : juif et slave (russe).

Cela fait partie d’une campagne visant à reprendre le contrôle des anciennes républiques soviétiques et des pays du Pacte de Varsovie, l’Ukraine et la Pologne en particulier, en dépeignant leurs gouvernements actuels comme les héritiers des régimes nazi et fascistes d’antan.

En mettant l’accent sur l’Holocauste, Poutine pense-t-il vraiment que la « communauté juive mondiale » pourrait l’aider à réaliser ses plans de restauration de l’URSS ?

Nous en doutons. Ce que les complotistes appelaient jadis « la juiverie mondiale » et son pouvoir supposé ne sont qu’un bobard antisémite qui peut être utile pour l’incitation à la haine, mais ne joue aucun rôle significatif dans la stratégie de Poutine. Manipuler Trump et, dans une certaine mesure, Netanyahu a été bien plus utile à Poutine pour asseoir ses revendications. Mais Netanyahou n’est pas la « communauté juive mondiale » et il a certainement perdu du terrain, en particulier parmi les Juifs américains.

La guerre menée par Israël contre le Hamas montre que la politique philosémite russe a ses limites. Contrairement au reste de l’Occident, la Russie ne considère pas le Hamas ni le Hezbollah comme des organisations terroristes. Le Hamas a été aussi souvent officiellement invité à Moscou. Contrairement aux États-Unis, la Russie est amie avec l’Iran, l’ennemi juré d’Israël. Dans les instances internationales, la Russie soutient la Palestine, et non Israël. Pourquoi Israël ne réagit-t-il pas à cela ?

Cette question nous préoccupe depuis des années. Chaque fois que les dirigeants israéliens, depuis Sharon, ont eu des problèmes avec les administrations américaines (en particulier sur la question palestinienne), ils se sont envolés pour Moscou, se sont acoquinés avec Poutine et ont prétendu qu’Israël avait une option russe alternative – ce que nous ne pensons pas. Dans la crise actuelle, Moscou est resté relativement silencieux et semble faire le dos rond entre, d’une part, le Fatah et l’Autorité palestinienne, ses protégés de longue date, et, d’autre part, le Hamas, dont il a été le premier à reconnaître le contrôle de Gaza. Tôt ou tard, l’évolution de la situation sur le terrain pourrait forcer la main de Poutine, mais jusqu’à présent, il a réussi à jouer sur les deux tableaux.

Dans quelle mesure les Juifs russes/russophones d’Israël soutiennent-ils Poutine ?

Il est très difficile de généraliser à propos de plus d’un million de ces personnes, dont la plupart (surtout les jeunes générations, nées ou ayant grandi en Israël) se sont intégrées dans la société israélienne. Ils ont peut-être une tendance plutôt à droite, mais les partis qui s’adressent spécifiquement à eux sont en déclin. Cependant, il existe un groupe distinct mais restreint qui s’identifie davantage à la Russie qu’à l’Israël. Ces gens votent aux élections russes et soutiennent largement Poutine, mais ils ne pèsent pas lourd dans l’électorat israélien : ils ne sont certainement pas un facteur dans les calculs de Poutine. En revanche, comme nous le soulignons depuis des années, Poutine pourrait utiliser les « Russes » en Israël, qu’ils le veuillent ou non, comme prétexte pour intervenir ici « pour les protéger », comme il l’a déjà fait en Géorgie, en Crimée, dans le Donbass, et le fera, peut-être prochainement, dans les pays baltes.

Propos recueillis par Galia Ackerman

Née à Moscou, elle vit en France depuis 1984. Après 25 ans de travail à RFI, elle s’adonne désormais à l’écriture. Ses derniers ouvrages : Le Régiment immortel. La Guerre sacrée de Poutine, Premier Parallèle 2019 ; Traverser Tchernobyl, Premier Parallèle, 2016.

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