Les revers de Poutine et la lutte pour sa succession

Si l’on examine l’actualité des derniers mois, on s’aperçoit qu’un faisceau d’événements en apparence disparates pointent tous dans le sens d’un reflux des capacités d’influence de la Russie. S’agit-il d’une tendance durable ou d’un sursaut passager lié au changement d’administration à la Maison Blanche ? De la réponse à cette question dépend l’issue de la bataille pour la succession de Poutine.

Commençons par les revers spectaculaires dans le domaine du renseignement. Si autrefois la Russie pouvait déployer ses réseaux d’agents dans « l’étranger proche » et en Europe sans rencontrer de grands obstacles, depuis quelque temps elle semble collectionner les fiascos. En Allemagne, le contre-espionnage découvre en février 2021 un agent russe chargé de la maintenance des ordinateurs du Bundestag. En Italie, deux fonctionnaires russes de l’ambassade de Russie ont été expulsés en mars 2021 après avoir été pris en flagrant délit dans l’acquisition de documents militaires concernant l’Italie et l’Otan. En Bulgarie, un réseau d’espionnage russe a été démantelé au même moment. Plus récemment, c’est au tour de la Macédoine d’expulser un « diplomate » russe. Enfin une purge vient d’avoir lieu au sein des services spéciaux de Mongolie, aboutissant à l’arrestation de deux officiers accusés de travailler pour la Russie. Ces expulsions simultanées d’agents des services spéciaux russes indiquent une volonté nouvelle dans certains pays de faire le ménage chez eux.

Mais il ne s’agit pas que des agents de renseignement. Les réseaux d’influence du Kremlin sont aussi dans le collimateur. En Ukraine, les autorités ont fermé les trois chaînes de télévision pro-russes en février dernier, et aujourd’hui Viktor Medvedtchouk, l’homme de Poutine en Ukraine, se trouve en résidence surveillée.

Les péripéties qui ont secoué la République tchèque et la Slovaquie sont hautement instructives. Le Kremlin comptait sur le vaccin Sputnik V pour semer la zizanie au sein de l’UE et saper la solidarité européenne ; en Europe occidentale, ce devait être un moyen de faire l’inventaire des personnalités européennes prêtes à collaborer avec Moscou, bravant les directives nationales ou européennes ; en Europe centrale et orientale, dans les pays de l’espace ex-soviétique, l’importation de Sputnik devait renforcer la position des élites dirigeantes pro-russes et aboutir à l’élimination des pro-occidentaux. Au début, tout semble se dérouler selon le scénario du Kremlin. Avec la bénédiction du très pro-russe président Miloš Zeman, les autorités tchèques décident de s’approvisionner en vaccin Sputnik V. Ceux qui s’opposent à cette décision, le ministre de la Santé Jan Blatný, le ministre des Affaires étrangères Tomáš Petříček, hostile à la politique de rapprochement avec Moscou, sont démis du gouvernement. Mais coup de théâtre : lors d’une conférence de presse, le Premier ministre Andrej Babiš accuse des agents russes d’avoir organisé une explosion dans des dépôts de munitions de Vrbětice en 2014. Le 18 avril, la République tchèque annonce l’expulsion de 18 « diplomates » russes (il s’ensuit l’expulsion de 20 diplomates tchèques en Russie, et Prague ripostera par l’expulsion de 70 diplomates russes). Le revers est sensible. Depuis la chute de l’URSS, Prague était devenue l’une des principales bases du renseignement russe en Europe.

L’adoption de Sputnik V par la Slovaquie va également tourner au fiasco. Le scénario est le même qu’en République tchèque : dans un premier temps, on a l’impression que le prétexte du Sputnik va permettre d’éliminer les éléments pro-européens du gouvernement et laisser le champ libre au parti russe. Six ministres ont démissionné pour protester contre le Premier ministre Igor Matovič, accusé d’avoir commandé 200 000 doses de Sputnik le 1er mars sans l’accord de sa coalition. Parmi eux, Ivan Korčok, le ministre des Affaires étrangères, fermement pro-européen et pro-atlantiste. Là encore, coup de théâtre : l’agence nationale du médicament refuse de valider le vaccin, pointant des différences entre les lots reçus et ceux analysés dans The Lancet. Le scandale fait tomber Igor Matovič. « Les Slovaques se sont ajoutés à la liste des monstrueux russophobes. Qui est le prochain ? », constate amèrement la presse proche du Kremlin.

De même, la Russie a le sentiment d’être évincée peu à peu des Balkans. Elle s’était réjouie lorsque, à l’automne dernier, Milo Đukanović, la bête noire du Kremlin dans les Balkans, avait perdu le contrôle du gouvernement monténégrin, désormais dominé par une coalition dont le noyau était composé de personnalités pro-russes, pro-serbes et anti-OTAN réunies dans le Front démocratique (DF). Mais en réalité rien n’a changé. Le Monténégro a continué à soutenir la politique de sanctions contre la Russie. Quant à la Macédoine, elle est maintenant membre de l’OTAN. Même Belgrade vient d’accepter la construction d’un gazoduc qui la relie à la Bulgarie, à travers lequel le gaz azerbaïdjanais sera acheminé à partir d’un terminal grec. Du coup, la Russie perdra son monopole sur la fourniture du gaz à la Serbie. Seule la Bulgarie semble encore prometteuse pour Moscou. Après les élections législatives d’avril dernier, aucun des principaux partis n’a pu avoir la majorité — ni le GERB anti-russe pro-européen, dirigé par le Premier ministre Boïko Borissov, ni le Parti socialiste bulgare, dont le représentant est l’actuel président de la Bulgarie, le pro-russe Roumen Radev. Le chaos qui s’en est suivi a propulsé au pouvoir un groupe de siloviki pro-russes chargé de l’intérim jusqu’aux prochaines élections prévues en juillet prochain. Un signe qui ne trompe pas : le président a limogé le directeur de l’Agence d’État pour la sécurité nationale (DANS), Dimitar Guéorguiev. Or, comme en République tchèque, les services spéciaux bulgares étaient le principal obstacle à la cooptation et au recrutement par le Kremlin des élites dirigeantes. C’est Guéorguiev qui a démasqué le réseau d’espions russes mentionné plus haut. Les ex-communistes pro-russes n’ayant aucune chance de remporter les législatives, ils misent désormais sur la création d’une coalition avec une nébuleuse de groupuscules russophiles appelés à constituer une « troisième force » « anti-élites », « anti-corruption », « souverainiste », capable de marginaliser le parti pro-occidental. L’alliance des pro-russes avec ces « spoilers » doit permettre au Kremlin d’empêcher que les pro-occidentaux ne prennent le dessus. Les prochains scrutins montreront si la Russie réussira à maintenir à flot ses importants réseaux d’influence en République tchèque et en Bulgarie. Signe des temps : en République tchèque, les pro-russes eux-mêmes, comme Andrej Babiš, sont maintenant obligés de se camoufler sous une rhétorique anti-russe.

Dans l’espace ex-soviétique, l’érosion de l’influence russe est perceptible. En Moldavie, la pro-européenne Maia Sandu a remporté l’élection présidentielle en 2020 en grande partie grâce au soutien de la diaspora moldave en Occident, battant le bloc pro-russe formé entre le Parti socialiste dirigé par Igor Dodon et les communistes derrière Vladimir Voronine. Des élections législatives sont prévues le 11 juillet et Sandu espère le soutien du parti PAS (parti d’Action et de Solidarité pro-européen) par la diaspora. Les experts du Kremlin sont persuadés que si Moscou n’arrive pas à mobiliser la diaspora moldave en Russie en créant une troisième force et en l’incitant à voter pour ce nouveau parti, la Moldavie peut basculer dans le camp occidental — même si les effectifs de cette diaspora sont passés de 500 000 à 300 000, les Moldaves préférant chercher du travail en Israël. L’armée moldave vient de faire savoir qu’elle participera aux exercices de l’OTAN en Roumanie. Bien plus, après la visite d’Antony Blinken à Kiev, les chefs de la diplomatie ukrainienne, moldave et géorgienne ont présenté une nouvelle association : un « trio associé » pour l’intégration en Europe. Le rapprochement entre la Moldavie et l’Ukraine est une très mauvaise nouvelle pour le Kremlin.

Cette impression que Moscou perd la main dans l’espace post-soviétique semble confirmée par l’affrontement fin avril 2021 entre Kirghizes et Tadjiks à la frontière entre les deux pays, qui a fait 55 morts et 300 blessés. Or, les deux pays sont membres de l’OTSC, l’Organisation du Traité de sécurité collective, chapeautée par Moscou. Au moment de ces événements, une réunion des secrétaires des conseils de sécurité des pays de l’OTSC, dont un représentant de la Kirghizie, siégeait à Douchanbé. L’OTSC n’a fait aucune déclaration publique ; le Kremlin s’est abstenu de prendre position. Le conflit a été réglé après l’intervention des présidents de l’Ouzbékistan et du Kazakhstan. Ankara a été la première à déclarer qu’elle était prête à servir de médiateur dans le conflit. Erdoğan a offert à la Kirghizie son aide pour reconstruire les maisons détruites et bâtir des écoles.

Dans les évolutions évoquées ci-dessus, certaines sont imputables au raidissement de Washington vis-à-vis de Moscou durant les premières semaines de l’administration Biden. Cependant, l’érosion de l’emprise de Moscou sur son voisinage et en Russie même a aussi des causes endogènes, qui tiennent à la nature du régime de Poutine. Ainsi la promotion de l’orthodoxie et la nationalisation de l’histoire peuvent se retourner contre le pouvoir fédéral : par exemple, l’Administration spirituelle des musulmans de la République du Tatarstan vient d’instaurer une Journée de commémoration de ceux qui ont trouvé la mort lors de la défense de Kazan en 1552, alors qu’Ivan le Terrible, qui l’a conquis, ne cesse d’être encensé dans les médias officiels du Kremlin. À Tachkent, un drapeau soviétique déployé lors d’un concert consacré à la victoire dans « la Grande Guerre patriotique » a suscité un tollé, un député allant jusqu’à écrire dans les réseaux sociaux que c’était le drapeau de « l’agresseur ». De même, la vogue du nationalisme étroit, la pratique du fait accompli, le culte de la force brutale popularisés par le président Poutine font des adeptes, on le voit à l’exemple de l’Azerbaïdjan, de la Kirghizie et du Tadjikistan. La Russie peut être la première victime de la destruction de l’ordre international à laquelle elle a si opiniâtrement travaillé.

Lorsque Gorbatchev lance sa perestroïka en 1985, la dissidence en Russie avait pratiquement été éradiquée par Andropov. Ce sont des échecs sur la scène internationale (les revers en Afghanistan, le retour en 1982 de la CDU au pouvoir en RFA, l’installation des Pershing II en Europe) et non la pression intérieure qui ont incité les dirigeants du Kremlin à changer de rhétorique puis de politique en élisant Mikhaïl Gorbatchev. Ce précédent doit constamment être gardé à l’esprit. Aujourd’hui, n’en doutons pas, le débat sur la succession fait rage dans les couloirs du Kremlin. La grande question parmi les proches de Poutine est de savoir quelles concessions doivent être consenties à l’Occident pour obtenir la levée des sanctions et la reprise du business as usual. L’objectif est d’y parvenir au moindre prix, en se limitant de préférence à des gestes symboliques. Si Washington fléchit dès aujourd’hui et accorde à Poutine de nouveaux succès sur la scène internationale, et si les Européens ne manifestent pas une volonté claire de tenir bon indépendamment même de l’attitude américaine, les reflux de l’influence russe que nous avons évoqués seraient alors sans lendemain et nous risquerions d’avoir affaire longtemps encore à une Russie poutinienne, avec ou sans Poutine. On peut même supposer que l’un des buts de Poutine lors de sa rencontre avec Biden est d’afficher la neutralisation des États-Unis afin de décourager ceux en Europe qui comptaient sur l’engagement américain.

La cohésion du noyau dirigeant du Kremlin subsistera tant que celui-ci peut nourrir l’espoir de faire passer toute l’Europe sous l’influence russe : car pour durer la Russie poutinienne a besoin de pouvoir puiser librement dans les investissements et la technologie européens. Les revers subis en Europe sont les seuls susceptibles d’inciter les clans rivalisant pour le pouvoir à mettre en cause la politique étrangère menée par Poutine. Une « dépoutinisation » en profondeur n’est possible que si les successeurs sont mis en face de l’échec du projet de vassalisation de l’Europe. Certains pays d’Europe centrale et orientale l’ont compris. Espérons que leur exemple sera suivi par les Européens de l’Ouest, malheureusement beaucoup moins conscients de ce qui est en jeu.

Études de lettres classiques, a séjourné 4 ans en URSS en 1973-8, agrégée de russe, enseigne l'histoire de l'URSS et les relations internationales à Paris Sorbonne.

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