Maïrbek Vatchagaev : « Nous devons apprendre non seulement à défendre nos droits, mais aussi à vivre selon la loi française »

Maïrbek Vatchagaev est historien et analyste politique auprès de la Jamestown Foundation. Il a été porte-parole du président indépendantiste tchétchène Aslan Maskhadov (élu en 1997 lors d’un scrutin observé par l’OSCE) puis représentant plénipotentiaire de la République tchétchène d’Itchkérie en Russie. Il vit en France.

La présence de Tchétchènes en France intrigue et inquiète. En juin 2020, Paris-Match titrait sur sa couverture : « Alerte aux Tchétchènes. Enquête sur une communauté discrète et inquiétante ». Des adversaires du régime de Kadyrov, des gens qui ont été persécutés par les sbires de ce dictateur pour leurs opinions ou leur homosexualité ont du mal à obtenir l’asile politique en France et ne semblent pas toujours les bienvenus dans certains quartiers. Pourquoi ? L’historien tchétchène Maïrbek Vatchagaev évoque le passé et le présent de cette communauté en France.

Propos recueillis par Zara Mourtazalieva


L’une des plus grandes diasporas tchétchènes vit en France. Beaucoup de gens pensent que les Tchétchènes, et les Caucasiens en général, sont arrivés en France récemment.

C’est fondamentalement faux : un groupe important de personnes originaires du Caucase du Nord est arrivé à Paris en 1919-1920, à la suite de la révolution dans l’Empire russe. L’un des premiers Tchétchènes à fouler le sol français, en mars 1919, était Abdul-Mejid (Tapa) Tchermoev, avec son épouse. Il était à la tête de la délégation officielle de la République montagnarde du Caucase du Nord qui participait à la conférence de paix de Paris, et est resté en France après la victoire des bolcheviks dans le Caucase.

La première diaspora tchétchène a commencé à se former autour de lui. Au début, quelques dizaines de personnes se sont installées à Paris. Peu à peu, la communauté nord-caucasienne s’est formée en France et, selon mes informations, elle comptait environ mille personnes : des Ossètes, des Daghestanais, des Ingouches, des Tchétchènes, des Circassiens et des Cosaques de Terek.

Quelle était la vie de l’émigration tchétchène dans ces années-là ? Quelles étaient leurs activités ? Quels problèmes avaient-ils ?

Comparé à l’émigration russe, le nombre de Caucasiens en France n’était pas important, mais beaucoup d’entre eux ont laissé leur marque. Par exemple, deux Tchétchènes, Tchinghiskhan Elmourzaev et Saïd Toukaev, ont combattu au sein de la Légion étrangère. Ils étaient officiers à la veille de la Seconde Guerre mondiale et ont atteint le grade de lieutenant pendant la guerre. D’autres ressortissants du Caucase, les Kabardes, les Ossètes et d’autres encore, ont participé à la Seconde Guerre mondiale pour le compte de la France. Certains d’entre eux ont été promus chevaliers de la Légion d’honneur.

Les femmes du Caucase du Nord ne sont pas en reste. La fille du célèbre général Hagondokoff, Leïla, est surtout connue sous le nom de comtesse Irène du Luart, une personnalité ayant servi dans la Légion étrangère et ayant reçu les titres de commandeur de la Légion d’honneur et de grand officier de l’ordre national du Mérite. À ce jour, un service en son souvenir est organisé tous les deux ans aux Invalides. Le 1er janvier de chaque année, la Légion étrangère se recueille sur sa tombe au cimetière russe de Sainte-Geneviève-des-Bois, car elle est considérée comme la marraine du 1er régiment étranger de cavalerie. Selima Badouïev, petite-nièce du célèbre écrivain tchétchène Saïd Badouïev, était hôtesse de l’air sur les premiers vols transatlantiques. Et Jeneta Tchermoev, la nièce de Tapa, qui a donné des concerts de cabaret pendant l’Occupation, faisait en réalité un travail de renseignement en tant que membre de la Résistance française.

Plus près de notre époque, on peut citer notamment Najmoudine Bamat, fils du Koumyk Gaïdar Bamatov et de la Tchétchène Zaïnab Tchermoev, qui était considéré comme un intellectuel français dans les années 1970-1980 : il enseignait l’islam, voyageait beaucoup à travers le monde, donnait des conférences, écrivait, parlait onze langues. Il est enterré à Bobigny, à côté du mémorial des morts pour la France et sa tombe fait partie du complexe commémoratif.

Saïd Toukaev, déjà mentionné ici, a participé à la libération des Caucasiens des camps de concentration. C’est seulement après sa mort qu’il a été officiellement annoncé qu’il agissait sur l’ordre du mouvement de Résistance en France. Le 17 mars 1955, lors de la réunion de l’Union des officiers des anciens combattants de l’armée française, V. M. Struve a prononcé un discours émouvant pour honorer sa mémoire.

Après la Seconde Guerre mondiale, une nouvelle vague de Caucasiens libérés des camps de concentration en Allemagne est arrivée en France, mais beaucoup d’entre eux ont cru à la propagande stalinienne et sont retournés en Russie. Beaucoup ont été exilés en Sibérie ou fusillés, mais certains ont eu la chance de retrouver leur famille déportée en Sibérie ou en Asie centrale [les Tchétchènes ont été déportés en 1944, sur la décision de Staline, NDLR].

Des Tchétchènes sont morts vaillamment pendant la guerre de Corée. Enterrés dans le sud de la France, ils font partie des militaires français morts pour la France.

On peut dire que la communauté nord-caucasienne, bien que petite, a contribué à l’histoire de ce grand pays.

Comment est-il possible que, parmi les anciens émigrés, il y ait tant de noms brillants, et que la diaspora tchétchène contemporaine soit maintenue dans l’ombre et très fragmentée ?

Pour unir les Tchétchènes d’Europe, il faut qu’apparaisse une personnalité charismatique capable de réunir des petits groupes disparates autour d’une table et de leur offrir une nouvelle plate-forme politique. Seulement 1 % d’entre nous sommes engagés dans un combat politique. 98 % participent uniquement à l’organisation de funérailles et au rapatriement de défunts, et 1 % ignore toute forme d’activité commune.

Comment peut-on combattre les clichés qui se sont formés en France à l’égard de la société tchétchène ?

Nous avons un code génétique de résistance. Depuis l’enfance, les Tchétchènes ont été élevés comme des guerriers ; nous sommes habitués à résister et à nous battre toute notre vie. Cependant, aucun historien n’affirme que les Tchétchènes ont envahi le territoire des peuples voisins. En revanche, la Tchétchénie a été maintes fois envahie, y compris par des républiques voisines, si bien que depuis plusieurs siècles les Tchétchènes n’ont eu d’autre choix que de résister.

Or, quand les Tchétchènes viennent en Europe, en France, on leur dit : « Sois comme les Français ou comme les Européens. » Mais nous avons des expériences de vie différentes, et un Tchétchène s’enferme souvent dans sa coquille de peur de perdre son âme dans une nouvelle société, comme cela s’est produit avec la première diaspora tchétchène en France. Mais aujourd’hui, alors que 65 000 à 67 000 Tchétchènes vivent en France, il n’y a aucun risque que cela se produise. Les Tchétchènes ont créé ici leur propre microclimat et leur propre Tchétchénie, avec ses traditions, ses coutumes et même ses interdits. Notre soutien réciproque et notre solidarité sont mal compris par les Européens. Par exemple, nos gars qui travaillent dans différents services de sécurité. Lorsqu’un Tchétchène voit un voleur, il l’attrape, lui lie les mains et appelle la police. La police vient et demande : « Pourquoi l’avez-vous arrêté ? » En fait, nos gens vivent ici comme s’ils étaient en Tchétchénie, et il est temps de changer.

Il y a donc un choc des cultures et des mentalités.

Il n’y a pas de choc des mentalités. Nous ne sommes pas les seuls en France à avoir notre culture propre, nos traditions et nos coutumes. Il y a les Chinois, les Turcs, les Arabes, les Africains. Toutes les nations, tous les peuples, tous les gens qui émigrent en France viennent avec leur propre bagage, et sont d’abord réfractaires à l’assimilation. Les Tchétchènes sont parmi ceux qui résistent le plus longtemps.

En France, on parle souvent des Tchétchènes ces derniers temps. Il y a même eu des expulsions, alors qu’une réelle menace pèse sur eux en Russie.

En effet, il y a eu des arrestations et des déportations. C’est la conséquence de ce que je viens de dire : les Tchétchènes ont créé un monde fermé et continuent d’y vivre. Or, si nous vivons ici, nous devons connaître les lois en vigueur. Nos compatriotes ne se rendent parfois pas compte que leurs actions ou leurs paroles les rendent suspects aux yeux des services de sécurité français. Ainsi, l’humour noir, très répandu parmi nos concitoyens, peut être mal interprété. Nous devons aspirer à faire partie de la société française et nous comporter de façon que les Français soient fiers de nous.

Si vous avez des problèmes en Russie et si vous venez en France, c’est à vous de prouver aux autorités que vous ne causez pas de problèmes ici. C’est normal, elles protègent la sécurité de leur pays. C’est pénible de voir des gens expulsés par la France, alors qu’ils ont des problèmes en Russie et y sont menacés. Mais lorsque vous commencez à étudier ces cas, vous vous rendez compte que certaines personnes ont simplement manqué de souplesse et de sagesse. Après tout, sur une centaine de Tchétchènes arrêtés au cours des derniers mois, presque tous ont été libérés. Ils ont donc réussi à convaincre les autorités de leur innocence et du bien-fondé de leur séjour en France. Il nous faut apprendre non seulement à défendre nos droits, mais aussi à vivre selon la loi française. Nous devons prouver aux Français que nous faisons partie de leur société, que nous aimons ce pays qui nous a hébergés, comme eux.

Vivre selon les lois françaises n’est pas simple. Combien de fois les forces spéciales ont pris d’assaut nos maisons, effrayé nos femmes et enfants, pour reconnaître ensuite avoir commis une erreur ? Les cas de ce genre sont très nombreux, et chaque fois nos gars ont déclaré sur les réseaux sociaux qu’ils iraient au tribunal. Mais combien de ces affaires ont été portées devant les tribunaux ? Aucune. À chaque fois, les gens l’expliquent par des problèmes financiers, mais en France il est possible d’obtenir une assistance juridique gratuite. Cependant, personne ne l’a jamais fait, car nous ne savons pas utiliser la législation française, même pour nous défendre.

On repère un autre problème au sein de la diaspora tchétchène : un conflit entre les générations que l’on attribue à l’influence de la culture européenne.

C’est normal, ce conflit existe non seulement en Europe, mais aussi en République tchétchène. Ce n’est pas un conflit de générations lié à l’influence culturelle de l’Europe : il s’agit de l’influence des nouvelles technologies, des réseaux sociaux. On ne peut pas y échapper.

Une fois, j’ai été invité par une organisation de jeunes Tchétchènes pour parler de l’émigration des Caucasiens. J’ai parlé en russe et en tchétchène et, à un moment donné, des jeunes filles tchétchènes m’ont demandé si je pouvais passer à l’anglais. Il s’est avéré qu’elles ne comprenaient ni le tchétchène ni le russe. Certains parents pensent que leurs enfants n’ont pas besoin de connaître la langue tchétchène, du moment qu’ils connaissent le français et l’anglais. Un Tchétchène de France parle à un Tchétchène d’Allemagne en anglais, ce qui est un luxe que nous ne pouvons pas nous permettre dans une petite diaspora.

Si une personne perd sa langue, elle perd le lien avec son peuple, avec sa patrie. Il est très important non seulement d’enseigner aux enfants leur langue maternelle, mais aussi de leur montrer qu’ils ont leurs propres traditions et coutumes, leur langue, leur culture. Et le meilleur lien avec ses origines est la langue.

En tant qu’historien qui étudie le passé et observe le présent, pouvez-vous nous dire quelles sont selon vous les perspectives de la diaspora tchétchène en France ?

Je suis certain que la diaspora tchétchène en France a un bon avenir. Vingt ans seulement se sont écoulés depuis la deuxième guerre de Tchétchénie, mais pour l’histoire c’est un laps de temps très court. Ma génération est celle des réfugiés en France, mais nos jeunes forment déjà une diaspora. Des centaines de nos enfants font des études supérieures dans les universités françaises, ils travailleront demain et représenteront notre visage en France.

Journaliste tchétchène, elle fut arrêtée arbitrairement en 2004, à Moscou, et condamnée à huit ans et demi de pénitencier en Mordovie, malgré la mobilisation des médias et d’organismes de défense des droits de l’homme russes et internationaux. Libérée en 2012, après avoir purgé intégralement cette peine, elle a obtenu l’asile politique en France et a raconté son expérience carcérale dans un ouvrage, publié en 2014, *Huit ans et demi !* (aux éditions Books).

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