Les talibans contre la Russie ? Ni alliance, ni combat

La victoire des talibans a été précautionneusement préparée par Moscou : depuis longtemps déjà, le Kremlin entretenait des canaux de communication avec ce groupe, officiellement reconnu par l’État russe comme organisation terroriste. À court terme, Poutine semble s’être acheté une forme de sauf-conduit pour ses diplomates, désormais en quelque sorte sous la « protection » du mouvement islamiste. Moscou a certes toutes les raisons de s’inquiéter non seulement pour ses oblasts du Caucase, mais aussi pour son étranger proche d’Asie centrale qu’il entend conserver dans son orbite, malgré certaines velléités de plus d’indépendance de certains de ces pays. Le nouveau pouvoir d’Afghanistan risque fort de ne pas être un partenaire aisé et fiable pour le Kremlin, mais ce serait un tort pour l’Ouest de penser que la Russie pourrait être un allié sur l’Afghanistan — comme ailleurs.

Le départ des troupes américaines d’Afghanistan, qui signifiait de facto l’acceptation par Washington de la domination des talibans sur Kaboul, comme nous l’avions signalé ailleurs, est apparu à beaucoup comme du pain bénit pour Moscou et les autres puissances révisionnistes (Chine, Iran). Le spectacle de la débandade et du chaos qui a suivi la prise de Kaboul, sans même combattre, par le groupe terroriste fut pour elles une divine surprise : nul n’aurait encore pensé il y a quelques semaines que l’Amérique aurait pu être aussi fortement humiliée et ridiculisée à la face du monde, sa crédibilité aussi durablement atteinte et sa confiance en elle aussi profondément mise en cause par sa seule faute. Venant après la faiblesse montrée par Joe Biden dans sa rencontre avec Poutine en juin et ses concessions à Moscou sur Nord Stream 2, scellées lors de sa rencontre avec Merkel à la mi-juillet, toutes deux traduisant l’affaiblissement volontaire des États-Unis sur la scène mondiale, la débâcle en Afghanistan bouclait pour ainsi dire la boucle des sept premiers mois tragiquement désastreux de la présidence Biden. Même les plus pessimistes, dont je n’étais d’ailleurs pas, n’auraient pu imaginer une séquence aussi favorable au Kremlin et au Parti communiste chinois.

La rationalité de Moscou et de Pékin

L’un et l’autre ont d’ailleurs — c’était de bonne guerre — sauté sur l’occasion. L’un et l’autre ont développé tout un récit, l’un principalement envers les pays d’Europe centrale et orientale, mais aussi, plus indirectement envers son étranger proche, l’autre, essentiellement envers Taïwan et les pays d’Asie du Sud-Est, pour montrer combien Washington avait perdu toute crédibilité et que, dès lors, ils feraient bien, ne pouvant trop en espérer, de ne pas « provoquer » Moscou et Pékin.

Même sans avoir espéré une politique américaine qui leur eût été si globalement favorable, ils avaient, non sans discernement, anticipé la venue au pouvoir des talibans. Ils étaient moins dans le déni que bien des Occidentaux. Somme toute cette victoire était, à terme assez bref, prévisible : le retrait américain avait été annoncé sous Obama, qui n’avait pu toutefois le mener à bien, scellé sous Trump avec l’accord de Doha de février 2020 (première reconnaissance de facto des talibans malgré le déni figurant en haut de l’accord) et réalisé sous Biden — même si celui-ci eût parfaitement pu prendre le contre-pied de la politique de son prédécesseur. Une évaluation objective de la situation en Afghanistan montrait que les talibans contrôlaient déjà une large partie du pays et qu’ils n’éprouveraient aucune difficulté à mettre la main sur Kaboul.

Les discussions précoces avec les talibans de la part de la Russie et de la Chine populaire correspondaient à une forme de réalisme de ces pays compte tenu de la nature de leurs régimes, où la défense des principes et des droits de l’homme n’a jamais été réellement moteur. Il s’agissait pour eux de faire d’une pierre deux coups : affaiblir les positions des Américains et des Alliés et tenter de protéger leurs intérêts à moyen terme dès lors qu’ils avaient analysé la victoire des talibans comme quasiment certaine. La situation était toutefois quelque peu différente pour Moscou et Pékin. Le premier entendait surtout essayer de ne pas se trouver dans la pire situation en termes de sécurité tandis que le second, moins directement menacé — la seule menace étant celle d’un soutien à certains groupes islamistes radicaux dans le Xinjiang — voyait aussi ses avantages en termes géostratégiques : renforcement de son allié pakistanais et affaiblissement conséquent de son rival indien.

Moscou a, depuis 2003, mis les talibans sur sa liste des organisations terroristes, mais il a, depuis sept ans selon les dires de ses dirigeants, engagé des discussions avec eux, et ce de manière ouverte depuis au moins 2019. Depuis l’annonce faite par le président Biden du retrait des troupes américaines, les contacts se sont intensifiés, essentiellement afin d’obtenir des garanties pour l’ambassade de Russie à Kaboul et pour s’assurer que des opérations terroristes ne seraient pas menées contre les intérêts russes depuis le territoire afghan. Le Kremlin toutefois, en soulignant la « rationalité » (sic) des talibans et l’existence de signaux encourageants, ne montre pas d’empressement à les reconnaître formellement, encore moins à les retirer de sa liste noire, quand bien même Sergeï Lavrov a parlé d’eux comme d’une « force politique reconnue ». Mais comme l’a bien résumé Benoît Vitkine : « Qu’une telle reconnaissance contredise la doctrine russe de soutien aux États légitimes est ici secondaire. »

Une illustration des limites du pouvoir russe

La réalité est que la Russie, à l’instar de l’Occident, ne sait pas à quoi s’attendre avec le nouveau pouvoir à Kaboul. Sa propre débâcle en Afghanistan, qui a abouti au retrait de ses forces en 1989, demeure dans les esprits ; le précédent règne des talibans (1996-2001) ne reste pas non plus un bon souvenir. À la différence de Pékin qui, quoique avec la plus grande prudence, considère les opportunités économiques en termes d’exploitation à son profit de matières premières (cuivre, terres rares), la Russie n’a pas d’intérêt économique direct en Afghanistan, ni d’ailleurs les ressources nécessaires pour regarder cette possibilité de manière réaliste. L’exploitation qu’elle fait et continuera à faire de la faiblesse occidentale ne trouvera pas pour point d’application l’Afghanistan, mais l’Europe, voire une partie du Moyen-Orient.

Surtout Moscou connaît les mêmes interrogations que les démocraties de l’Ouest. Il sait que le pouvoir taliban n’est pas uni et qu’il ne maîtrise pas toutes ses composantes. Il voit aussi les perspectives de renforcement des groupes liés à Al-Qaïda. Si les talibans sont clairement opposés à Daech, celui-ci, quoique affaibli en Afghanistan, pourrait y trouver à nouveau un terrain fertile et bénéficier du renfort de factions talibanes dissidentes. En tout cas, comme nous y avions insisté ailleurs, la nébuleuse des organisations terroristes islamistes est un ensemble mouvant et changeant. Moscou redoute aussi, à la faveur d’un encouragement donné aux groupes terroristes par le chaos probable en Afghanistan, que les propres mouvements terroristes au sein de la Fédération de Russie, principalement dans le Caucase, soient renforcés, de même que dans son étranger proche (Kazakhstan, Ouzbékistan, Tadjikistan principalement).

Les exercices militaires que la Russie a entrepris avec l’Ouzbékistan et le Tadjikistan sont une sorte de manière de se rassurer et de rassurer ses alliés. D’un côté, Moscou espère se rapprocher de certains des pays d’Asie centrale à un moment où quelques-uns avaient essayé de montrer une relative distance avec la capitale de l’ancien empire. On doit ainsi rappeler que Douchanbé, Tachkent et Bichkek n’ont pas souhaité rejoindre l’Union économique eurasiatique. D’un autre côté, vis-à-vis de ces pays, la Russie pourrait subir, mutatis mutandis, la même sorte de revers en termes de crédibilité que les États-Unis si elle ne parvenait pas, le cas échéant, à offrir à ces pays une garantie de sécurité crédible. Il n’est pas aujourd’hui certain que le renforcement des bases militaires au Tadjikistan et au Kirghizstan y suffise. L’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), dont sont membres notamment le Kazakhstan, le Tadjikistan et le Kirghizstan, avait déjà subi une perte de crédibilité lorsque son Conseil des ministres avait refusé d’appliquer son article 4 sur la défense collective — une sorte d’équivalent de l’article 5 du traité de l’Atlantique-Nord — après que l’Arménie, membre de l’Organisation, avait été attaquée par l’Azerbaïdjan.

Moscou sait parfaitement que ses moyens sont assez contraints et pourraient être difficilement mobilisables en cas d’attaques terroristes majeures sur le territoire de ses alliés d’Asie centrale. On le voit encore plus mal s’engager dans une seconde guerre d’Afghanistan pour des raisons suffisamment claires. Ses troupes sont déjà en partie occupées en Ukraine et à sa frontière, ainsi qu’en Syrie. Ses mercenaires pourraient rencontrer en Afghanistan plus de difficultés qu’ils n’en ont rencontré sur leurs autres terrains de chasse — et de crime. Sur le plan intérieur, les épisodes, aussi tragiques que monstrueux dans leur gestion, de la prise d’otages au théâtre Doubrovka de Moscou (2 octobre 2002) et de celle à l’école de Beslan (1er-3 septembre 2004) continuent de hanter les mémoires, malgré le déni des autorités russes quant à leurs responsabilités sur le bilan terrifiant en termes de victimes. Leur renouvellement ne serait pas sans conséquence sur le plan intérieur.

Bannir les illusions : une leçon pour l’Ouest

La situation, parfaitement évitable, en Afghanistan laisse l’ensemble des pays avec des questions angoissantes pour la suite. Nous ne saurions toutefois faire comme si la donne créée par le départ des troupes américaines devait conduire l’Europe notamment à une forme de nouvelle alliance dans la région avec la Russie ou, d’ailleurs, la Chine et l’Iran. Un discours convenu serait que Moscou puisse être notre allié dans la lutte contre le terrorisme. Outre que, comme l’avait souligné Jean-Yves Le Drian, alors ministre de la Défense, en Syrie le Kremlin n’a que très marginalement combattu Daech, et que, par ailleurs, nul ne pourra jamais blanchir ses crimes de guerre là-bas, une telle croyance manque de bases solides. Certes, les services occidentaux doivent aider n’importe quel État, y compris la Russie, à prévenir des attentats sur son sol — ceci doit être considéré comme incontestable et ils l’ont déjà fait —, mais il faut prendre garde à ce qu’au nom de la lutte contre le terrorisme on passe sous silence les actes criminels et les opérations de déstabilisation de Moscou.

En revanche, les Occidentaux ne sauraient regarder avec indifférence les risques majeurs en termes de sécurité qui pèsent sur les pays d’Asie centrale. Au-delà d’une préoccupation universelle pour la vie humaine, le renforcement du terrorisme dans une région a toujours tendance à s’étendre à d’autres. Il reste exceptionnellement sanctuarisé à un territoire et chacun connaît les ramifications planétaires d’Al-Qaïda, notamment en Asie. Si le départ des troupes américaines rendra beaucoup plus difficile la collecte de renseignements en Afghanistan, les pays occidentaux ont tout intérêt à renforcer leurs liens avec les pays d’Asie centrale qui sont loin d’être entièrement dans l’orbite de Moscou. Alors même que la perception dominante est celle d’alliés peu fiables, il est urgent de démontrer le contraire, y compris auprès de ces pays.

La chute de l’Afghanistan n’est certainement pas une bonne nouvelle du point de vue russe et le jeu de séduction avec les talibans relève plus du jeu du chat et de la souris — la souris étant ici plutôt Moscou. C’est certes aussi un désastre pour les Occidentaux, mais ceux-ci disposent, malgré tout, de plus de moyens pour tenter de le surmonter. Il est fort possible que, devant les troubles dans l’Alliance qu’a suscités le départ américain, le Kremlin cherche à renforcer encore son travail de sape et de division, notamment en jouant de certains Européens contre les autres. Dans les deux cas, le risque existe. D’une part, les Européens, notamment, peuvent se contenter de réponses limitées et ad hoc au risque terroriste — et de fait, il faudra un certain temps pour qu’ils puissent élaborer une stratégie cohérente pour l’Afghanistan, la situation dans les six prochains mois et même les quelques années qui viennent étant aujourd’hui peu prévisible. D’autre part, éprouvant le sentiment d’être abandonnés par Washington, ils peuvent chercher des accommodements avec Moscou et Pékin, comme ces deux capitales l’espèrent, en raison de cette perte de confiance envers l’Amérique. Dans les deux cas, nous ne devons pas céder à de telles tentations qui ne pourraient qu’être fatales.

Analyste des questions internationales et de sécurité, ancien chef de service au Commissariat général du Plan, enseignant à Sciences-Po Paris, auteur de trois rapports officiels au gouvernement et de 22 ouvrages, notamment Quand la France disparaît du monde (Grasset, 2008), Le Monde à l'horizon 2030. La règle et le désordre (Perrin, 2011) et, avec R. Jahanbegloo, Resisting Despair in Confrontational Times (Har-Anand, 2019).

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