La Russie et le monde global du XXIe siècle

Dans notre monde global, à savoir instantanément interconnecté et interdépendant, devenue une maison commune, où cohabitent tous les humains, la Russie reste une terra incognita, au milieu d’une galaxie de clichés, quelque part entre Dostoïevski et Kalachnikov. Elle fascine et effraie, à la fois, indépendamment des clivages générationnels et idéologiques.

« La sainte Russie en sauveuse de l’Humanité », hantise de Poutine

C’est cela, le terreau nourricier de l’ascension de Vladimir Poutine. Il qualifie l’effondrement de l’URSS de « plus grand désastre géopolitique du XXe siècle » et se positionne, en interne, comme réparateur de la prétendue humiliation nationale.

Sa stratégie repose sur trois piliers.

  1. Etat fort et centralisateur, nécessaire, selon lui, à un pays historiquement habitué à la verticalité du pouvoir.
  2. Exaltation du patriotisme pour rendre au peuple russe sa fierté.
  3. Retour aux sources de la spiritualité russe, sous forme d’orthodoxie, afin de redonner à ses compatriotes un sens de la vie, au-delà des contingences du quotidien.

En externe, Poutine avance une perception du monde, qui, tout en versant dans le conspirationnisme, a la particularité d’embrasser un long terme.

Son postulat de base est simple : au XXIe siècle, l’Occident vivrait sa décadence. En proie à l’agonie, il chercherait à imposer un « nouvel ordre mondial ». Celui-ci, derrière sa façade de libéralisme globalisé, relèverait d’une dictature, qui démolirait le christianisme comme système de valeurs. Et détruirait les notions du Bien et du Mal.

Parallèlement, il s’agirait, selon Poutine, du démontage des Etats-nations et l’effacement des souverainetés territoriales, au sein d’une nouvelle architecture géostratégique, téléguidée par les Etats-Unis.

En outre, ce « nouvel ordre mondial » signifierait la disparition de la famille : les termes mêmes « père », « mère », « homme », « femme » seraient interdits par la loi. Ainsi, les pays occidentaux pratiqueraient déjà des « techniques juridiques » (mariage pour tous, PMA, GPA), visant à priver les parents biologiques de leurs enfants. Bref, l’Occident érigerait la « perversion » en vertu.

Enfin, cette vision du monde suppose l’enfantement par un Occident crépusculaire d’un nouvel individu, lobotomisé par les réseaux sociaux. Objet de surveillance et de manipulations permanentes, il serait dépouillé de tout raisonnement autonome, comme un malade sous l’effet des psychotropes.

Et la Russie dans tout cela ? Vu du Kremlin, elle devrait y apporter une alternative, aussi globale. Avec objectif de prendre le relais d’un Occident consumériste, individualiste, dépravé, empêtré dans ses propres contradictions, dévoré par la crise économique et, récemment, par la COVID. Et ce, dans l’esprit de la « Troisième Rome », un concept du XVIe siècle qui s’appuie sur la conviction russe de détenir l’authenticité de la foi chrétienne. Pour prendre le leadership moral de la civilisation humaine (hier, après la disparition de Rome et la mise à sac de Constantinople ; aujourd’hui, face au délitement de l’Occident).

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Photo : russiauz

Guerre civilisationnelle de la Russie contre l’Occident et ses valeurs

Quel crédit accorder, en 2021, à cette démesure doctrinale, qui émane des méandres du passé russe et se nourrit du traumatisme de la première décennie après la chute du communisme, pour ériger la Russie au rang de « sauveuse de l’Humanité » ?

De toute évidence, un abîme la sépare de la réalité de la Russie d’aujourd’hui, un pays en marge de la globalisation, avec une démographie en berne et dont le PIB est 12 fois intérieur à celui de la Chine, à cause de son économie archaïque, addicte aux hydrocarbures. Mais la principale leçon qu’il faut en tirer est que, derrière ses actions ponctuelles, tant à l’intérieur (réduction des libertés publiques, démantèlement de toute opposition politique) qu’à l’extérieur (expansionnisme en Ukraine, en Syrie et en Libye, immixtion dans les campagnes électorales en Europe et aux Etats-Unis, usage des exportations de matières premières comme arme géopolitique), la Russie de Poutine mène méthodiquement une guerre civilisationnelle contre l’Occident et ses valeurs fondatrices (démocratie, Etat de droit, liberté individuelle). Une guerre sans merci, où se télescopent les vieilles lunes théoriques et les technologies ultramodernes de cyberattaques et de « fake news ».

Entendons-nous bien : la projection de la Russie d’aujourd’hui vers le monde de demain ne passe pas par une coopération avec les autres, mais par la destruction d’un autre, celui qu’elle a désigné comme son ennemi existentiel : l’Europe et les Etats-Unis.

Confrontés à cette offensive russe, dont l’ambition coupe le souffle, les dirigeants occidentaux pèchent par le court-termisme, le nez sur le guidon d’une prochaine échéance électorale et de joutes de politique intérieure. Le rétropédalage de Joe Biden sur Nord Stream 2, les hésitations d’Angela Merkel sur la nature des sanctions contre la Russie à la suite de l’empoisonnement d’Alexeï Navalny, la douce illusion d’Emmanuel Macron sur le nouveau « reset », le désarroi de tous face à l’impasse en Ukraine, où Moscou dicte son tempo, au mépris de la loi internationale. Autant d’exemples qui démontrent que nous n’avons aucune vision stratégique de la Russie de Poutine, hormis les incantations sur « un partenariat indispensable » avec « le plus-grand-pays-du-monde-que-nous-ne-comprenons-pas ».

Ceci n’est pas une vision géostratégique, mais un bancal panachage de la realpolitik, dépourvu de courage et pétri de fantasmes sociaux-culturels qui sentent la naphtaline.

Et même quand le président français évoque l’impératif du « long terme », en appelant de « ne pas désespérer de la Russie », il le fait de façon maladroite. Ainsi, affirmer « l’identité européenne » de la Russie est sans doute juste, du point de vue du temps long, mais dire cela à Poutine, c’est encourager un cambrioleur à piller votre propre maison, ce qui relève du temps court.

En panne de vision, l’Occident, déjà fragilisé sous les coups de boutoir des autocraties, veut–t–il sortir de l’Histoire au XXIe siècle, en perdant son combat russe, comme il avait perdu ses combats en Syrie et en Afghanistan ?

Containment new look en 5 points, avec la perspective d’une ouverture de la Russie sur le monde

Ma suggestion de la « feuille de route » vis-à-vis de la Russie fait appel à une référence historique, celle de George F. Kennan, diplomate américain, inventeur visionnaire de la doctrine de containment, pour endiguer la menace soviétique après la Seconde Guerre mondiale.

Aujourd’hui, il nous faut un containment « connecté » au XXIe siècle. Car, depuis la fin de la « guerre froide », le monde a changé de fond en comble. Il n’est plus bipolaire, déchiré entre capitalisme et communisme, mais multipolaire et global, la globalisation, à savoir interconnexion, interaction et interdépendance des gens, des places et des idées étant sa quintessence. De même, et ce, pour la première fois depuis la Renaissance du XVe siècle, la civilisation occidentale a maintenant perdu son « monopole de l’Histoire », soit l’exclusivité de la superpuissance planétaire, à la faveur d’autres pôles d’excellence.

Ce containment new look devrait s’articuler autour de 5 axes.

1. Sortir de deux extrêmes, qui parasitent la vision de la Russie dans les chancelleries occidentales.

D’un côté, l’angélisme, une sorte de fascination béate pour la patrie de Pouchkine et Tchaïkovski, et, de l’autre côté, la diabolisation permanente qui s’apparente au réflexe pavlovien dès que le mot Russie est prononcé.

La réalité n’est pas aussi binaire. Si les valeurs de l’Occident et de la Russie d’aujourd’hui sont, en effet, incompatibles, leurs intérêts immédiats peuvent converger dans certains dossiers géopolitiques (désarmement, environnement et, récemment, l’Afghanistan dont la reconquête par les talibans fait peser la menace islamiste commune).

Il est évident qu’aucune approche efficace envers la Russie ne sera possible tant que nous aurons continué à mélanger Byzance, Slaves, tsars, soviets, perestroïka, Poutine, etc.

Prenons l’exemple de la France. Pourquoi cette démission de l’esprit cartésien sur le sujet russe dans un pays qui sait faire la claire distinction entre Gaulois, Rois, Napoléon, périodes de Restauration, succession des Républiques et présidences de Hollande et de Macron ? Or penser la Russie dans sa prétendue immuabilité civilisationnelle, lui déniant le droit à l’évolution, ponctuée par les changements de régimes politiques, n’a plus de sens que considérer la France d’aujourd’hui comme une contrée peuplée uniquement de descendants de Voltaire.

2. Éviter l’hypertrophie des mots et l’atrophie des actions.

Ne pas avoir peur de dire les choses, telles que nous les pensons, en regardant dans les yeux de Poutine. Et réaliser par la suite ce que nous lui disons. Car toute distorsion entre nos mots et nos actions sera perçue par lui comme signe de notre faiblesse et de lâcheté.

Un contre-exemple d’Emmanuel Macron en témoigne. Quand il affirme devant le président russe, en mai 2017, lors d’une conférence de presse à Versailles, que Sputnik et Russia Today ne sont pas des médias, mais des « organes d’influence qui répandent des contrevérités infamantes », il est dans le vrai. Je suis sûr que parmi les émotions que ressent sur le coup Poutine il y a un début de respect pour le jeune président français. Mais quand par la suite l’Elysée laisse prospérer sur le sol français le même propagateur de contrevérités, cela ne fait que renforcer la conviction de Poutine qu’en l’absence de toute opposition valable, il peut aller en France aussi loin qu’il le souhaite.

3. Resserrer les liens transatlantiques.

L’Europe et les Etats-Unis doivent faire front commun et parler à la Russie d’une seule voix. L’arrivée à la Maison Blanche de Joe Biden recrée l’espoir dans cette perspective.

L’implication de Washington est d’autant plus importante que dans la tête de Poutine, ancien agent du KGB, la notion d’Occident se mélange avec les Etats-Unis, l’UE étant vue par lui comme un suppôt des Américains. Au-delà de cette évidente distorsion de la vérité, il faut reconnaître que l’Amérique reste, en l’absence de hard power européen, le seul garde-fou capable de fixer les lignes rouges au maître de la Russie qui ne comprend que le langage de la force. Même si, après la reculade de Barack Obama en Syrie, le désastreux America first de Donald Trump et le retrait américain de l’Afghanistan, cette affirmation devient sujette à caution.

4. Ne pas confondre géographie et géopolitique.

Le ressassement du vœu gaullien d’une Europe « entre l’Atlantique et l’Oural » restera une coquille vide en raison du fossé qui sépare, actuellement, les dirigeants russes de la communauté des valeurs européennes. L’Europe n’est pas une géographie, mais une idée !

L’art de la géopolitique réside justement dans la recherche d’un équilibre entre la géographie, à laquelle on n’échappe pas, et la politique, qui s’adapte aux circonstances.

Vu sous cet angle, l’Occident, qui s’oppose au régime de Poutine, n’est pas antirusse, mais, au contraire, pro-russe, car il concourt à décloisonner l’avenir de la Russie dans le XXIe siècle. D’ailleurs, aucun régime n’est éternel, tout comme Poutine ne l’est non plus. Ce qui l’est, en revanche, c’est l’aspiration profonde, mais souvent enfouie, d’une certaine Russie à l’Europe et ses valeurs.

5. Le meilleur investissement à longue échéance en Russie consiste à en faire une citoyenne du monde et une actrice constructive de la globalisation en cours.

Dans cet esprit, il convient de mobiliser tous les moyens modernes de pédagogie et d’information, à commencer par les réseaux sociaux, pour regagner les cœurs et les esprits des jeunes générations russes, avides d’études et de voyages en Occident, dans un univers ouvert et interconnecté du XXIe siècle. En misant in fine sur l’humain chez l’homme, ce précieux trésor, qui survit toujours en Russie, en dépit des zigzags de son histoire tumultueuse.

Là-dessus, je renouvelle mon espoir dans la vertu de l’éducation. Une éducation qui change le regard sur la vie et la mort. Une éducation qui tire chaque individu vers le haut, en lui ouvrant un horizon du bonheur personnel, en osmose avec le bien-être de la société.

De ce point de vue, la Russie, forte de nombreux talents qui ne demandent qu’à éclore, offre un immense champ d’opportunités.

Professeur de géopolitique à ICN Business School, Nancy, Paris, Berlin. Conférencier international sur les grands enjeux du monde (Chine, Etats-Unis, Russie , Ukraine , Algérie, Israël, Sénégal , Niger , Suisse , Norvège, Luxembourg)

Derniers ouvrages

  • Reconnecter la France au monde. Globalisation, mode d’emploi, Eyrolles - Atlantico, 2014 ;
  • Le monde nous appartient. La géopolitique, c’est la vie, Connaissances et Savoirs, 2019

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