Madame Carrère d’Encausse et la Russie

Madame Carrère d’Encausse est une figure singulière dans la haute sphère intellectuelle française. Secrétaire perpétuelle de l’Académie française, on lui doit divers ouvrages historiques. Mais dès qu’il s’agit de la Russie contemporaine, une sorte d’aveuglement semble s’emparer d’elle. Affectée par le tropisme russe depuis l’époque de Brejnev, elle appartient à la petite cohorte d’influenceurs qui cherchent toujours à justifier les agissements du régime russe.

Hélène Carrère dite d’Encausse (sa belle-mère s’appelait Dencausse, sans particule) paraît particulièrement complaisante avec le régime de Poutine, sur lequel elle n’émet jamais la moindre réserve, admettant toutefois qu’il n’a pas su réduire la corruption 1, dont chacun sait qu’il la cultive et s’en nourrit allègrement.

Dans son article — le premier du genre — consacré à la sphère prorusse en France, Lorraine Millot, sous l’intitulé « Les universitaires complaisants », juge que Mme Carrère « continue à trouver mille circonstances atténuantes à Poutine et sa vision de la Russie. Début septembre [2014] — après, donc, l’invasion russe de la Crimée et de l’est de l’Ukraine —, elle dénonçait dans le Figaro “le raidissement antirusse des Européens” et la volonté du président ukrainien de “reprendre par la force” le contrôle du sud-ouest “russophone” de son pays » (Les universitaires complaisants — Libération), ce qui permet au Monde du 20 novembre 2014 de la qualifier, avec son ami Jacques Sapir, autre inconditionnel, de « grands défenseurs de la Russie poutinienne ».

« Cette russophile aux bonnes manières », selon Ariane Chemin et Franck Joannès2, n’est guère appréciée non plus par Bernard-Henri Lévy : « Ces gentils crétins, comme l’académicienne, diront : « Mais non, Poutine n’a rien contre l’Occident, il se sent juste humilié, encerclé et il a sauvé l’Etat russe » » (Bernard-Henri Lévy, Quelques heures dans la tête de Vladimir Poutine — La Règle du Jeu — Littérature, Philosophie, Politique, Arts).

Le patriote Poutine

« Poutine, c’est un patriote », déclare-t-elle en 2010 (Bernard-Henri Lévy, Quelques heures dans la tête de Vladimir Poutine — La Règle du Jeu — Littérature, Philosophie, Politique, Arts), devenant plus tard « un patriote fervent »3, « pas foncièrement anti-occidental »4, « passionnément attaché à son pays, à son image, à son identité et qui est aussi un passionné d’histoire russe »5 : l’académicienne semble méconnaître la propension du dirigeant russe à travestir l’histoire, notamment quant au pacte Hitler-Staline de 1939 ou aux massacres de Katyn.

Toujours en 2010, elle considérait, pas moins, que « la Russie est une démocratie de plein droit »6 !

Comme de bien entendu, tout est de la faute des Occidentaux, faisant siennes les thèses du Kremlin. Ainsi, Mme Carrère réprouve la prétendue volonté de l’OTAN d’« isoler et d’encercler » la Russie, sans un mot sur son intervention en Syrie, dénonçant sans relâche l’Amérique7. « Le drame (de la Russie), insiste-t-elle, c’est qu’elle est entourée de pays qui nourrissent des griefs considérables à son encontre »8 mais certainement pas l’inverse…

Lors des rencontres du Figaro d’avril 2018, « c’est aux pays de l’OTAN qu’elle réserve ses critiques les plus acerbes »9. Il conviendrait, lance-t-elle, qu’ils « s’affranchissent de la tutelle américaine »10, pour mieux s’incliner devant la Russie ?

Comme il se doit, elle approuve pleinement, lors de la présidentielle de 2017, les positions du candidat Fillon en faveur de Poutine11. Dans son ouvrage Six années qui ont changé le monde, 1985-1991 (Fayard, 2015), elle remercie Jacques Sapir pour l’aide qu’il lui a apportée12. Elle adhère aux idées de Régis Debray, sauf sur le déclin de la France, « seule divergence »13.

Pour ce qui est de l’activité de propagande de Russia Today, Mme Carrère déclare « n’être pas inquiète »14. Elle regrette que l’anniversaire de la victoire de l’Armée rouge ait été boudé par les Occidentaux, attitude qualifiée de « consternante »15.

Et la Russie est fondée à avoir annexé la Crimée : elle ose défendre Moscou systématiquement, allant jusqu’à déclarer que le conflit est « une vraie tragédie pour Moscou »16, alors que la tragédie paraît davantage s’appliquer à Kiev.

Mme Carrère ne manque pas une invitation ou une inauguration de l’ambassade russe à Paris17, dont elle n’hésite pas à préfacer le livre de son ambassadeur, Orlov, co-écrit avec le journaliste Renaud Girard, autre poutinophile patenté.

Jean d’Ormesson a conté une rencontre — significative —, en 2015, avec l’académicienne à l’Institut, qui lui déclare sa flamme … pour Mélenchon : « Elle me demande si je suis libre le surlendemain. Je lui explique que je vois Mélenchon. Elle me dit : “Oh, j’aimerais le connaître !” Ils se sont entendus comme larrons en foire. Vous savez sur qui ? Sur Poutine ! »18. Et d’inviter le leader de la France insoumise à partager sa Mercedes de fonction.

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Photo : domrz.ru

Vive de Gaulle !

Mme Carrère voue au général de Gaulle une sorte de culte sans appel. Dans son Général de Gaulle et la Russie, paru chez Fayard en 2017, fait-elle œuvre d’historienne ou d’adepte du panégyrique ?

Style sans relief, ponctuation incertaine, erreurs de détail comme de confondre, page 125, François Seydoux avec son frère Roger, le représentant de la France à Moscou, adepte de concessions avec l’Union soviétique, Mme Carrère verse dans la théorie des « blocs », comme si l’on pouvait établir un parallèle entre le bloc soviétique et l’alliance des autres, librement consentie et dont on pouvait librement sortir ainsi que la France s’y est appliquée en 1966.

Incertitudes déjà relevée par le Monde du 1er septembre 2015 au sujet de son entretien dans la Revue des deux mondes de la même date, le quotidien du soir déplorant : « la fascination pour la Russie qui transpire des réponses de l’académicienne, les erreurs historiques et les approximations qui s’accumulent tout au long de l’échange ont de quoi surprendre le lecteur ».

Aurait-il été déplacé de citer, au moins dans sa bibliographie, le magistral ouvrage d’Henri-Christian Giraud, De Gaulle et les communistes (Albin Michel, 1988), qui a bénéficié depuis lors d’une nouvelle édition enrichie (Perrin, 2020), ou ceux de Thierry Wolton, avec leurs révélations, comme La France sous influence (Grasset, 1997) ? Ou de rappeler que Maurice Thorez avait lancé en substance, en 1962, à de Gaulle : « Faites nous une bonne politique étrangère et vous aurez la paix sociale », ce qui précisément advint. Ou de citer le vibrant hommage rendu, en privé, par Brejnev au président français, qui avait su ébranler l’alliance occidentale, tel que l’a révélé l’interprète officiel de Gomulka, le dirigeant polonais de l’époque. Ou de faire connaître cette incroyable déclaration du général, hostile, en 1954, au projet de Communauté européenne de défense : « Je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir d’entreprendre contre elle. Je travaillerai avec les communistes pour lui barrer la route. Je déclencherai une révolution contre elle et je préférerais encore m’associer aux Russes pour la stopper »19.

L’éblouissant chapitre « De l’inventeur de la détente » de Jean-François Revel dans Comment les démocraties finissent (Grasset, 1983), en apprend beaucoup plus, en un minimum de pages, que la prose de dame Carrère, dont on a l’impression qu’elle n’aura été immortelle que de son vivant…

On comprend que l’actuel président soit parfois curieusement inspiré dans sa volonté de rapprochement avec Poutine — lequel s’en bat l’œil —, quand on sait qu’il l’accueillit, en compagnie d’historiens et chercheurs20 : Mme Carrère estime alors que « l’Europe a un jeu à jouer avec la Russie, dont la France peut être pilote. Les Russes conservent cette attraction envers nous, c’est une chance à jouer »21. Avec Chevènement et Védrine pour inspirer l’Elysée sur la Russie, on ne saurait mieux verser dans une approche incertaine !

Auteur, membre du comité de rédaction de Commentaire, ancien fonctionnaire et élu local.

Notes

  1. Le Figaro, 17-18 mars 2020.
  2. Le Monde, 31 oct. 2020.
  3. Le Figaro, 6 fév. 2015.
  4. Ibid., 26 fév. 2015.
  5. Ibid., 22 juin 2018.
  6. Ibid., 3 mai 2010.
  7. Valeurs actuelles, 29 oct. 2015.
  8. Politique internationale, n° 151, printemps 2021, p. 58.
  9. Le Figaro, 5 avril 2018.
  10. Ibid., 7 mai 2018.
  11. Marianne, 2 déc. 2016.
  12. Fayard, 2015, p. 414.
  13. L’Express, 23 déc. 2020.
  14. Le Progrès, 30 janv. 2018.
  15. Le Figaro, 29 mai 2017.
  16. Politique internationale, art. cit., p. 55.
  17. Point de vue, 25 déc. 2013 ; Challenges, 7 fév. 2019.
  18. Le Point, 9 avril 2015.
  19. Le Monde, 15-16 août 2021.
  20. Ibid., 16-17 fév. 2020.
  21. Point de vue, 1er janv. 2020.

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