La diaspora russe, un « champ de bataille » ?

Dans sa récente interview à Desk Russie, l’universitaire Sergueï Medvedev signale que « le Kremlin travaille activement avec l’émigration » et considère celle-ci comme « un champ de bataille ». Parallèlement, certains segments de la diaspora, ou plutôt des diasporas russes, tentent de s’organiser à Berlin, Prague, New York ou Vilnius, pour mieux s’opposer aux actions du Kremlin. Que se passe-t-il donc chez ces émigrés de Russie ?

Le livre que les journalistes russes Andreï Soldatov et Irina Borogan ont récemment consacré aux relations établies entre le Kremlin et la diaspora depuis les années 1920 apporte des éléments de réponse à cette question. Ce livre, non encore traduit en français, a été publié d’abord en anglais en 2019 sous le titre The Compatriots: The Brutal and Chaotic History of Russia’s Exiles, Émigrés, and Agents Abroad, PublicAffairs, puis en russe en 2021 (Свои среди чужих. Политические эмигранты и Кремль: Соотечественники, агенты и враги режима). Les auteurs sont connus pour leurs deux livres précédents, publiés eux aussi en anglais d’abord, puis en russe : l’un sur le retour des services secrets aux positions de pouvoir en Russie — The New Nobility (traduit en français chez François Bourin éditeur : Les Héritiers du KGB. Enquête sur les nouveaux boyards, 2011) —, et l’autre sur les tentatives du Kremlin pour contrôler internet et donc aussi l’information en Russie — The Red Web.

En multipliant des exemples très concrets, des portraits et de passionnants récits de parcours, Soldatov et Borogan démontrent que le pouvoir soviétique, puis russe, a considéré la présence de « Russes » dans des pays occidentaux à la fois comme « sa plus grande menace et sa plus grande chance », si bien qu’il a « cherché pendant des années à utiliser la communauté des émigrés russes » pour concrétiser ses propres objectifs [ebook, p. 6/365]. Il a donc surveillé et instrumentalisé la diaspora, y a infiltré ses collaborateurs et recruté des agents, y a enlevé et exécuté des opposants.

Rappelons-le, plusieurs vagues d’émigration sont venues de l’empire russe, d’URSS et de l’espace post-soviétique. Après celles de la fin du XIXe siècle commence ce qu’il est convenu de considérer comme la « première vague » du XXe siècle : des Russes fuient les Bolcheviks après la Révolution. Dès le milieu des années 1920, sortir d’URSS devient impossible, si bien que la « deuxième vague » est celle de Soviétiques qui ont quitté l’URSS ou en ont été déportés pendant la Seconde Guerre mondiale et ne veulent pas y retourner. La « troisième vague », peu nombreuse, est, dans les années 1960-1980, celle des dissidents menacés d’arrestation et des Juifs autorisés à partir. La quatrième vague commence au tout début des années 1990 : elle est avant tout économique, ce qui lui vaut son surnom d’émigration « saucisson ». Les départs de Russie se font alors plus nombreux, et aux migrations de la misère s’ajoutent par la suite les installations de privilégiés richissimes et, sous Poutine, celles de Russes instruits et cultivés qui choisissent de s’établir en Occident, sans pour autant clamer émigrer, ni rompre les liens avec le pays d’origine, mais qui avancent de plus en plus souvent des motivations politiques.

Dès lors, la diaspora « russe » serait, quantitativement, la troisième au monde, alors que la population de la Fédération de Russie ne représente qu’un peu plus de deux fois celle de la France. Cette diaspora regroupe des communautés assez disparates, au sein desquelles les rapports à la Russie, au pouvoir poutinien, et même à la langue et à la culture russes, varient grandement. Et, oui, « le Kremlin travaille activement avec l’émigration » — confirme le travail de Soldatov et Borogan.

Leur livre s’articule en quatre parties. La première est consacrée à la période soviétique, lorsque les services secrets d’URSS développent des techniques pour contrôler et utiliser les émigrés. Les parcours des agents secrets Vassili Zaroubine et Nahum Eitingon sont particulièrement développés : ce dernier deviendra l’un des tueurs de ces services, et supervisera le meurtre de Trotski au Mexique. En effet, il s’agit déjà à la fois d’éliminer les individus perçus comme des menaces, et de recruter des collaborateurs. Parallèlement, les services secrets répandent fake news et rumeurs, de façon à créer et entretenir chez ces émigrés une atmosphère de méfiance les uns pour les autres.

Centrée sur les années 1990, la deuxième partie examine comment ont été exploitées les opportunités nouvelles, liées à l’ouverture des frontières, pour les personnes, mais aussi pour les capitaux, y compris l’argent à blanchir. Or, assurent Soldatov et Borogan, même quand des oligarques russes investissaient alors des milliards en Occident, « les services secrets […] n’étaient jamais très loin [Ibid., p. 150/365] ». Par ailleurs, Boris Eltsine avait été convaincu de s’appuyer sur la diaspora, et c’est pourquoi un premier Congrès des Compatriotes a été organisé à Moscou en août 1991. Le président russe a alors appelé les descendants d’émigrés à aider à construire une Russie démocratique, mais il n’a pas poursuivi ses efforts dans ce sens.

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Le 5ème congrès des « compatriotes russes » à Moscou, novembre 2015.

Poutine a perçu différemment l’intérêt que représentait cette diaspora, ainsi que l’expliquent les parties 3 et 4. Un Congrès mondial des Compatriotes a donc été organisé à Moscou en octobre 2001 et, assurent Soldatov et Borogan, le discours du nouveau président montrait que celui-ci « voyait l’énorme diaspora russe comme quelque chose que l’État russe pouvait utiliser à son avantage [Ibid., p. 175/365] », pour « faire progresser les positions de la Russie au-delà des frontières de celle-ci [Ibid., p. 176/365] ». C’est dans ce discours que Vladimir Poutine a utilisé pour la première fois le groupe nominal « Rousskiï mir » (« Monde russe »), que les voisins de la Russie perçoivent désormais comme le justificatif avancé pour de possibles revendications territoriales. Quant au mot de « compatriotes », il est censé exprimer une communauté identitaire réunissant les Russes, nés en Russie, et les descendants d’émigrés lointains.

Le Kremlin a donc lancé et financé une agence qui, sous le contrôle du ministère des Affaires étrangères, est chargée de superviser et mobiliser la diaspora : Rossotroudnitchestvo. Cette agence coiffe « un ensemble de fondations » qui soutiennent les « compatriotes » et procurent des fonds à des médias russophones. Quant aux « centres culturels russes », ils continuent de « dissimuler des opérations des services secrets [Ibid., p. 176/365] », dans la tradition, rappellent Soldatov et Borogan, des procédés employés par l’URSS pour séduire la diaspora et y recruter des agents. En fait, soulignent les deux auteurs, c’est « comme si le vieux système du KGB », mis en place dans les années 1970 pour « empêcher « les activités subversives » des émigrés et, en même temps, recruter ceux-ci, avait été restauré et développé [Ibid., p. 287/365] ».

Parallèlement, Vladimir Poutine et ses équipes ont de nouveau contraint des Russes à l’exil et développé « des moyens de signaler à ceux qui étaient partis que la main de Moscou pouvait les atteindre partout et n’importe où [Ibid., p. 7/365] ». En particulier, les services secrets du Kremlin ont tué et tuent des Russes à l’étranger, et Soldatov et Borogan font explicitement le lien entre l’assassinat d’Alexandre Litvinenko en 2006 et les pratiques de Nahum Eitingon.

Ajoutons que, comme le démontre la tentative d’empoisonnement de Navalny, ces pratiques sont également utilisées sur le sol russe, ce qui a engendré de nouveaux départs et souhaits de partir. Les motivations peuvent être diverses, mais, d’après un sondage publié en juin 2021 par le centre Levada, 22% des citoyens de Russie voudraient émigrer — le pourcentage le plus élevé depuis 2011-2013 —, ce souhait est particulièrement élevé chez les jeunes âgés de 18 à 24 ans (48 %), et 10 % des sondés disent entreprendre des démarches dans ce sens. Il importe donc que les Occidentaux comprennent ce qui se joue dans et avec la diaspora russe.

Politologue, historienne, slaviste, professeure à l'université Rennes II, directrice du département de russe de Rennes II, chercheuse au CERCLE (Nancy II). Travaille essentiellement sur les relations pouvoir-société-culture dans la Russie des XXe et XXIe siècles, et sur les questions d'influence de 1920 à aujourd'hui. Ses derniers ouvrages : Le Clan Mikhalkov. Culture et pouvoirs en Russie (1917-2017), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019 ; Les Réseaux du Kremlin en France, Paris, Les Petits Matins, 2016 ; La Fabrique de l’homme nouveau après Staline. Les arts et la culture dans le projet soviétique, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2016.

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