La Russie, l’Afghanistan et l’Asie centrale : un aperçu géopolitique

L’évaporation de l’Armée nationale afghane et l’effondrement d’un État porté à bout de bras par les Etats-Unis et leurs alliés auront tout autant surpris Russes, Chinois et Occidentaux. Si nombre de commentateurs russes laissent paraître une forme de « Schadenfreude », la situation qui pourrait en résulter — i.e. la possible reconstitution en Afghanistan d’un foyer terroriste d’envergure mondiale, avec des répercussions dans toute l’Asie centrale —, préoccupe Moscou et Pékin. Pour autant, la crainte du désordre afghan et de la contagion du djihadisme à l’Asie centrale ne doit pas dissimuler la volonté russe d’exploiter la situation pour revenir en force dans la région. Et rien ne dit que Moscou et Pékin ne seront pas capables de s’entendre pour dépasser le problème afghan en organisant une vaste Eurasie sino-soviétique. Dans un tel cas, la corrélation mondiale des forces serait défavorable à l’Occident.

Le caractère fulgurant de la progression talibane, du fait de l’évaporation de l’Armée nationale afghane, et l’effondrement d’un Etat afghan porté à bout de bras par les Etats-Unis et leurs alliés de l’OTAN, auront tout autant surpris Russes, Chinois et Occidentaux. Si nombre de commentateurs russes laissent paraître une forme de « Schadenfreude » (une joie mauvaise), la situation qui pourrait en résulter – i.e. la possible reconstitution en Afghanistan d’un foyer terroriste d’envergure mondiale, avec des répercussions dans toute l’Asie centrale –, préoccupe Moscou et Pékin, plus encore peut-être que les capitales occidentales. A l’avenir, cette partie du monde focalisera à nouveau l’attention des stratèges et des géopolitologues. Aussi faut-il établir les termes de l’équation géopolitique régionale.

Lato sensu, l’Asie centrale peut désigner l’ensemble des régions éloignées des côtes, à l’intérieur du continent asiatique : le sud de la Sibérie, l’ancien Turkestan (Asie centrale post-soviétique et Sin-Kiang/Xinjiang), l’Afghanistan et le Tibet. Dans ce cas de figure, il serait préférable de parler de Haute-Asie. Employé de manière plus rigoureuse, le concept d’Asie centrale correspond aux territoires situés l’est de la mer Caspienne : il s’agit d’une vaste dépression (la dépression aralo-caspienne, également appelée dépression touranienne) qui s’incline vers la mer Caspienne. Au sud et à l’est, elle est délimitée par un grand amphithéâtre montagneux. Ce quadrilatère s’étire sur environ 2000 kilomètres d’ouest en est, autant du nord au sud. Situé en zone aride, il couvre 4 millions de km² de steppes et de déserts, traversés par les fleuves Amou-Daria et Syr-Daria qui s’écoulent vers la mer d’Aral. Ainsi définie, l’Asie centrale correspond à la partie occidentale de l’ancien Turkestan, les Portes de Dzoungarie constituant une zone de passage vers la Chine. Conquise par les tsars au cours du XIXe siècle, l’Asie centrale, alors appelée « Turkestan russe », comprend cinq Etats : le Kazakhstan, le Turkménistan, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Kirghizstan (le Kazakhstan est le plus vaste). Considérée par Moscou comme relevant de l’« étranger proche », la région est ouverte à l’influence chinoise qui, en contrepartie d’achat de pétrole et de gaz, y exporte produits industriels et capitaux. Ainsi l’Asie centrale est-elle concernée au premier chef par la Belt and Road Initiative (les « nouvelles routes de la soie »). L’influence américaine et occidentale, liée à l’intervention en Afghanistan et à l’ouverture des bases requises par la logistique de l’OTAN, demeure limitée et conjoncturelle.

Nonobstant la présence américano-occidentale et la progression des intérêts économiques et diplomatiques chinois en Asie centrale, la Russie n’a pas renoncé à ses ambitions eurasiatiques. Prenant acte de l’intervention militaire en Afghanistan et de ses effets régionaux, le Kremlin a fait preuve d’une certaine patience stratégique, se gardant de contrer frontalement la politique des Etats-Unis. Il est vrai que ceux-ci, en se maintenant deux décennies en Afghanistan, assuraient un service public international qui bénéficiait aux voisins proches et lointains de ce pays. Schématiquement, l’objectif russe était de conserver ses positions régionales, y compris des bases militaires au Tadjikistan et au Kirghizistan, d’intégrer les anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale dans des structures de coopération russo-centrées (voir l’Organisation du traité de sécurité collective et l’Union eurasienne), et de fermer le bassin de la Caspienne aux intérêts pétrogaziers occidentaux. Bref, conserver plutôt qu’acquérir. Quant aux États d’Asie centrale, ils cherchaient à contrebalancer la pression russe en menant une diplomatie dite « multivectorielle » en direction de l’Occident et, de plus en plus, de la Chine populaire, avide de pétrole et de gaz. Assurément, le retour au pouvoir des talibans modifie la situation géopolitique. Les risques et menaces liés à l’Afghanistan — terrorisme et djihadisme ; effondrement des frontières des pays voisins (Tadjikistan, Ouzbékistan et Turkménistan) ; expansion des trafics humains et des flux de drogue —, exigent une stratégie plus active et volontaire. D’ores et déjà, des manœuvres militaires au Tadjikistan et le déploiement d’effectifs russes en Ouzbékistan (une première en vingt-cinq ans) marquent la volonté de ne pas se laisser déborder par les événements. Au-delà, les dirigeants russes pourraient vouloir réitérer en Asie centrale ce à quoi ils sont parvenus, l’an passé, dans le Caucase du Sud : revenir en force.

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L’Organisation de coopération de Shanghai : le logo et les drapeaux des pays membres // Image : le MAE russe

On ne peut par ailleurs ignorer l’ambivalence du Kremlin à l’égard des talibans, avec lesquels la diplomatie russe, tout comme la diplomatie chinoise, a entamé des négociations visant à ouvrir des perspectives d’avenir. Le maintien sur place des représentations diplomatiques des deux puissances ne visait pas seulement, par contraste, à souligner le caractère dramatique de la déroute occidentale. Au-delà de la gestion des affaires courantes, l’enjeu est d’ouvrir le champ des possibles. Ainsi divers scenarii russes envisagent-ils l’intégration de l’Afghanistan des talibans dans un vaste géosystème eurasien qui comprendrait également l’Iran et le Pakistan. Préfiguré par l’Organisation de coopération de Shanghaï (OCS), ce géosystème serait codirigé par Moscou et Pékin. C’est ici l’occasion de revenir sur l’espoir investi par des théoriciens « réalistes » américains dans un futur conflit sino-russe. De prime abord, la Chine populaire semble se soucier avant tout du Sin-Kiang, les ouvertures à l’égard des talibans ayant pour objectif que ceux-ci se gardent de soutenir les Ouïghours et d’exporter le djihad dans la partie orientale de l’ancien Turkestan. Il reste que l’Afghanistan, outre la richesse minérale de son sous-sol, est d’ores et déjà intégré dans le projet global de « nouvelles routes de la soie », à travers la masse terrestre eurasiatique. Et l’on sait l’importance que Pékin accorde à l’Asie centrale, le commerce et les investissements conduisant à un engagement diplomatique croissant. Dès lors, la Russie et la Chine populaire seraient-elles sur une trajectoire de collision ? La concurrence, réelle, ne débouchera pas automatiquement sur une grande opposition stratégique. Dans l’arène mondiale, les puissances révisionnistes cherchent à écarter les tiers pour remodeler à leur guise le paysage régional (voir la Syrie, le Caucase du Sud ou encore la mer de Chine méridionale). En Asie centrale, la volonté d’évincer les Occidentaux et le partage des dépouilles laissent à Moscou et Pékin suffisamment de marge de manœuvre pour s’entendre et enregistrer des gains stratégiques.

En guise de conclusion, on ne saurait alerter suffisamment sur la possible émergence d’une vaste Eurasie sino-russe dont le poids et l’envergure modifieraient la corrélation des forces à l’échelon mondial. Un tel ensemble géopolitique concrétiserait les inquiétudes d’Halford MacKinder quant à l’organisation de ce qu’il nommait le « Heartland ». Non pas que la prévalence de la puissance contrôlant le cœur de la masse terrestre eurasiatique soit une loi du monde ou constitue une fatalité historique ; la pensée de MacKinder était plus nuancée et profonde que son instrumentalisation idéologique ne le laisse penser. Et un réengagement diplomatique occidental en Asie centrale pourrait contrecarrer les menées sino-russes.

Il n’en reste pas moins que le départ précipité d’Afghanistan voulu par Joe Biden, ce dernier désireux de mener une politique étrangère « pour la classe moyenne », et les jérémiades européennes sur fond d’évidente impuissance en disent long sur l’affaiblissement moral des sociétés occidentales post-modernes. Un tel état d’esprit est préjudiciable à l’exercice des responsabilités internationales. Aussi n’est-il en rien assuré que ce retrait — pourtant présenté comme une opération de redéploiement, nécessaire pour éviter l’hyperextension stratégique et privilégier des zones plus importantes —, ne renforce la défense de l’Occident. Moins encore si l’Asie centrale est purement et simplement cédée à Moscou et Pékin.

Professeur agrégé d’histoire-géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Auteur de plusieurs ouvrages, il travaille au sein de l’Institut Thomas More sur les enjeux géopolitiques et de défense en Europe. Ses domaines de recherche couvrent la zone Baltique-mer Noire, l’Eurasie post-soviétique et la Méditerranée.

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