Trente ans après l’échec du putsch contre Mikhaïl Gorbatchev, et la victoire du suffrage universel et de la souveraineté populaire, Vladimir Poutine a lancé une nouvelle SpetsOperatsia contre le parlementarisme et le droit de vote libre, honnête et pluraliste. Pour l’Opération Elections des 17-19 septembre 2021, il a choisi de s’affranchir de toute apparence légale et de toute contrainte institutionnelle. Il impose ses règles et s’attaque à tous les acteurs publics qui ne s’alignent pas : militants, journalistes, artistes, opposants, et même des maires et gouverneurs élus.
Le 20 septembre, la commission électorale centrale annoncera des résultats quasi unanimistes. Les quelque 110 millions d’inscrits sur les listes n’éliront pas, mais désigneront les députés de la Douma d’Etat, ainsi que les députés des assemblées législatives des républiques et régions, selon un jeu pipé, puisque la capacité de manipuler le processus, de faire pression sur les électeurs, et de frauder les résultats est considérable. La notion même de représentation populaire au sein d’instances élues a vécu.
L’important est d’analyser cette opération électorale comme une démonstration de la transgression et de la violence que doivent exercer les dirigeants pour se maintenir au pouvoir. Il nous faut résister à la tentation de commenter les « résultats » comme l’expression de préférences politiques, ou la mesure de la « popularité » de l’autocrate.
La question est de comprendre pourquoi le Kremlin, apparemment tout-puissant, doit dégrader toujours plus le vote et les assemblées législatives, pourtant déjà sous contrôle depuis des années. Pourquoi ne peut-il plus tolérer quelques députés non serviles sur les 450 que compte la Douma d’Etat ? Pourquoi recourir à une corruption très visible dans les provinces dans le seul but de remplir les assemblées provinciales de serviteurs aux ordres ?
La tentation de pousser les limites d’un vote jusqu’au seuil unanimiste est toujours présente dans un régime non démocratique. Des majorités clairement fabriquées, de 90 % ou même 99 %, sont « écrasantes », au sens littéral du terme. Elles écrasent ceux qui ne sont pas d’accord, qui veulent avoir le choix, sanctionner les gouvernants et exercer un droit fondamental inscrit dans la constitution. Elles écrasent les mouvements d’opposition, interdits d’élection, et tournent en dérision les trois partis dits « systémiques », qui sont adoubés par le Kremlin et ont la promesse de franchir le seuil des 5 % pour siéger : le parti communiste, le parti réactionnaire LDPR, et le parti Russie juste, quasiment une annexe de Russie unie, le « parti du pouvoir ». Quant à Iabloko, le parti « social-démocrate » de Grigori Iavlinsky, créé en 1993, il tentera une nouvelle fois de passer la barre des 5 %, ce qui lui a été refusé aux précédentes législatives.
L’objectif que se fixe le Kremlin pour le 19 septembre 2021 au soir est d’obtenir, comme en septembre 2016, une très grande majorité de députés qui approuveront sans débat les projets de loi. Ceci signifie qu’il leur faut attribuer au moins les deux-tiers, si possible les trois-quarts, des sièges à Russie unie. Le petit quart restant sera composé de représentants des trois autres partis « systémiques ». Par le passé, ces derniers ont parfois refusé de voter un texte, ou se sont abstenus, mais sans effet puisqu’ils sont une minorité otage et consentante.
La Douma d’Etat, chambre basse, est élue pour moitié au scrutin de liste, pour moitié au scrutin uninominal. Le Kremlin avait réintroduit ce mode mixte en 2014 pour contrer l’abstentionnisme, si élevé dans certaines circonscriptions que la validité de l’exercice était mise en question. Le politologue Grigori Golossov rappelle qu’en septembre 2016, même après « ajustement » des résultats, Russie unie n’avait pu afficher que 54 % des voix au scrutin de liste, avec une participation de seulement 47 % des inscrits. Grâce aux 90 % des élus au scrutin uninominal, elle avait obtenu 76 % du vote total.
Aujourd’hui, le problème s’est inversé : les candidats qui se présentent en leur nom propre, indépendants ou soutenus par un « parti », misent sur leur réputation pour gagner un siège, car Poutine et son système ont beaucoup perdu en soutien populaire ces quatre dernières années.
Fort de quelques expériences positives aux élections locales et régionales, le mouvement d’Alexeï Navalny a lancé en 2018 le Vote Intelligent. La méthode est simple : inciter les électeurs à aller aux urnes et à voter pour un candidat qui ne travaille pas pour le Kremlin, qu’il soit communiste, LDPR ou indépendant. La tactique consiste à assurer la victoire de quelques députés non issus du pouvoir, dans des assemblées législatives et peut-être à la Douma d’Etat. Ceci paraît dérisoire au regard de la force de frappe du système Poutine. Cependant, les opposants ont raison de dire : si nous abandonnons le combat du suffrage universel, nous perdons l’un des rares instruments qui nous permettent d’exposer l’illégitimité des groupes dirigeants. Ces derniers ont peur des dissidents, des journalistes, et surtout des dizaines de millions de Russes qui en ont assez. La stratégie est périlleuse. Plusieurs grandes personnalités ont été tuées — l’ancien vice-Premier ministre Boris Nemtsov en 2015 —, d’autres ont échappé à l’empoisonnement, comme Alexeï Navalny et Vladimir Kura-Murza. Le système carcéral compte plusieurs centaines de prisonniers politiques.
En Russie, le champ électoral n’est pas un champ de bataille pour des idées ou des propositions, mais le dernier espace public où les Russes peuvent exprimer leur refus du diktat et leur volonté de changement, par un vote protestataire. Comme les Bélarusses, ils démontrent une remarquable posture, à la fois combative et pacifique. Jamais un militant démocrate n’a appelé à riposter à la force policière par la violence, ni en Russie, ni au Bélarus, ni en Ukraine.
Les dirigeants russes ont suivi avec frayeur la déroute d’Alexandre Loukachenko à la présidentielle bélarusse du 9 août 2020. Selon les estimations indépendantes, le dictateur a obtenu au maximum 15 à 20 % des voix. Sa principale rivale, Svetlana Tikhanovskaïa, a remporté au moins 55 à 60 % des suffrages exprimés (la participation était élevée). Leonid Volkov et Vladimir Milov, membres de l’équipe Navalny en exil, soulignent un facteur qui a permis à Loukachenko de se maintenir, en recourant à la violence extrême : l’absence de voix dissidente au parlement bélarusse depuis le vote manipulé de novembre 2019. Contrairement à l’Ukraine en 2004 et 2013, plus aucun élu, plus aucune institution ne pouvait accompagner le mouvement populaire et assurer ainsi une transition ordonnée vers des élections libres et un nouveau régime.
Un autre élément encourage les opposants à promouvoir la résistance de l’électeur : la diversité des régions et républiques qui composent la fédération de Russie. Les réalités de chaque situation, à travers villes et provinces, pose quelques petits défis au pouvoir central. Bien sûr, les « sultanats électoraux », formule du géographe Dmitri Orechkine, enverront à Moscou des résultats formidables en faveur du « parti du pouvoir », telles la Tchétchénie et le Tatarstan. Moscou et la plupart des grandes villes feront un baroud d’honneur avec un pourcentage beaucoup plus modeste pour Russie unie, même après la fraude habituelle qui, à chaque suffrage depuis 2003, permet d’« arrondir » le pourcentage du vote poutinien à la dizaine supérieure, voire plus. Dans des villes moins importantes, où la mobilisation protestataire a été significative depuis 2018, le déroulement du vote n’est pas parfaitement prévisible pour le Kremlin. En effet, les présidents et secrétaires des bureaux de vote font souvent preuve de courage et d’honnêteté et n’appliquent pas les directives. Il y a plus de 96000 bureaux de vote en Russie, auxquels s’ajoutent les bureaux dressés en Crimée, au Donbass ukrainien, en Abkhazie et Ossétie (de facto sous contrôle russe depuis la guerre en Géorgie de 2008). L’organisation d’un scrutin y est totalement illégale, puisque la Crimée et la ville de Sébastopol ont été annexées en 2014, et que les provinces ukrainiennes et géorgiennes n’ont pas été formellement rattachées à la Russie, qui y a distribué des millions de passeports russes. Avec le passeport, on a le droit de voter pour Poutine.
Il importe de ne pas inverser l’ordre des choses. C’est l’écrasement du suffrage universel et de la représentation démocratique qui ouvre la voie à une répression et un arbitraire sans limite. Vladimir Poutine n’a pas besoin d’une majorité écrasante à la Douma pour gouverner, et ce n’est pas pour cela qu’il réprime férocement depuis deux ans. Il a besoin de vider toutes les institutions publiques et sociales de leurs prérogatives. Ainsi, il espère se maintenir au pouvoir, toujours sans aucun contrôle ni sanction des citoyens et des institutions.
Le chef de l’Etat est aussi le chef du « sistema », un système qui a capturé la res publica, l’Etat et ses ressources. Il doit démontrer que lui seul peut imposer et transgresser. Pour cela, il doit monter d’un cran dans la répression et la violation des droits et libertés fondamentales : liberté d’expression et d’information, droit de manifester et de demander des comptes aux dirigeants, droit de se présenter devant les électeurs. Depuis 2020, Poutine suit la voie de Loukachenko : violences physiques, lourdes condamnations, captation des biens, exil forcé.
Les résultats produits par la très obéissante commission électorale centrale exprimeront l’exaspération d’un régime poussé dans ses retranchements, mais ne traduiront en aucune manière le libre choix des Russes. J’invite les commentateurs à ne pas titrer le 20 septembre: « Encore une victoire électorale de Poutine ! Majorité écrasante pour Russie unie ! ». Il serait désolant de faire circuler la désinformation et de laisser entendre que le système Poutine continuera indéfiniment à détruire les institutions, réprimer, accaparer argent et ressources, et maintenir le couvercle sur une économie en crise et une société en désarroi… avec l’approbation des Russes !
Ces SpetsOperatsii électorales méritent notre attention, car elles offrent une nouvelle occasion d’étudier les calculs compliqués, les manœuvres auxquelles se livrent les autorités, pour écarter l’électeur sans tout à fait le faire disparaître. En effet, la survie du système dépend de la survie de Vladimir Poutine à la tête de l’édifice. Et le chef du système a absolument besoin de conserver la présidence de l’Etat, si possible par une élection directe, comme en 2000, 2004, 2012 et 2018 (en 2008, il a fait élire un loyal serviteur, Dmitri Medvedev, pour occuper la place pendant quatre ans). La prochaine Opération plébiscite est prévue pour le printemps 2024. Or, le sort du camarade Loukachenko aura probablement été décidé d’ici là, avec un impact certain sur le camarade Poutine.
Marie Mendras est professeure à Sciences Po et chercheure au CNRS. Elle est spécialiste de la Russie et de l'Ukraine. Elle a enseigné à la London School of Economics et à Hong Kong Baptist University, et a été chercheure invitée à Georgetown University and au Kennan Institute à Washington. Elle est membre de la revue Esprit et de son Comité Russie Europe.
Elle a notamment publié Russian Politics. The Paradox of a Weak State (Hurst, 2012), Russian Elites Worry. The Unpredictability of Putinism (Transatlantic Academy, 2016), Navalny. La vie devant soi (Esprit, 2021), Le chantage à la guerre (Esprit, 2021), La guerre permanente. L'ultime stratégie du Kremlin (Calmann-Lévy, 2024).