« Wagner » au Mali : l’arbre ne doit pas cacher la forêt

Dans la nuit du 30 septembre au 1er octobre dernier, un avion gros-porteur russe atterrissait sur l’aéroport de Bamako (Mali). Dans ses flancs, quatre hélicoptères MI-171. Ainsi les informations selon lesquelles le pouvoir militaire malien (issu de de deux coups d’État successifs) négociait avec le groupe Wagner l’implantation de mercenaires russes sont-elles validées par les faits. Peu avant, Choguel Maïga, expression politique de ce pouvoir militaire, avait violemment interpellé la France à la tribune de l’Assemblée générale des Nations unies (26 septembre 2021). Au vrai, le Premier ministre malien et son ministre de la Défense, le colonel Sadio Camara, ont été tous deux formés en Russie, et ils relaient les intérêts de Moscou dans la région sahélo-saharienne. En toile de fond, une stratégie russe en Afrique trop longtemps minorée.

On connaît les liens du groupe Wagner avec Evgueni Prigojine, cet oligarque russe surnommé le « cuisinier de Poutine ». L’individu possède en effet un restaurant à Saint-Pétersbourg, fréquenté par le président russe et ses proches, et s’est vu accorder de lucratifs contrats dans le secteur de la cuisine industrielle, avec des écoles publiques ou encore le ministère russe de la Défense. Surtout, le nom de Prigojine se retrouve dans les enquêtes sur les « usines à trolls » russes (désinformation et cyber-opérations aux dépens des démocraties occidentales), dans des contrats énergétiques et miniers passés en Syrie et plusieurs pays africains, ainsi que dans le financement du groupe Wagner.

À proprement parler, le groupe Wagner n’est pas une société militaire privée (SMP), d’autant plus que la législation russe interdit les tchévéka (l’acronyme russe des SMP). Il s’agit d’une compagnie de mercenaires dont les tâches outrepassent celles assumées par les SMP occidentales qui, vaille que vaille, sont régulées. Par exemple, l’engagement des hommes de Wagner dans des missions de combat n’est pas l’exception mais la règle. Les mercenaires russes ont d’abord fait leur apparition assez tôt dans la guerre en Syrie avec le Slavonic Corps, sans résultats probants dans un premier temps. C’est au début de la « guerre hybride » déclenchée par Moscou au Donbass (Ukraine), en mars 2014, que le groupe Wagner en tant que tel se manifeste.

L’appellation renvoie au nom de guerre de l’un de ses fondateurs, Dmitri Outkine, un ancien du GRU (le renseignement militaire russe, compromis dans diverses opérations à l’étranger, dont l’empoisonnement des Skripal en Grande-Bretagne). Le groupe Wagner apparaît ensuite sur le front syrien où il subit d’importantes pertes, notamment lors d’une offensive sur une position tenue par les soldats américains, sur l’Euphrate (Deir-ez-Zor, février 2018). Bien vite, l’Afrique devient un autre champ d’activités, de la Libye jusqu’à Madagascar, en passant par la Centrafrique (voir infra). Trop longtemps, il aura été de règle de relativiser le rôle et la portée des interventions dudit groupe.

Si cette compagnie de mercenaires est qualifiée d’« armée occulte » du Kremlin, seuls ceux qui ne veulent pas voir se laisseront abuser. Le groupe Wagner est équipé à partir des surplus de l’armée russe et des enquêtes journalistiques ont révélé qu’il s’entraînait sur une base du GRU, près de Krasnodar, en Russie méridionale. Ces mercenaires ne se louent pas au plus offrant mais constituent une force par procuration au service de Moscou, ce qu’en anglais on appelle des proxies.

Souple et flexible dans son emploi, une telle force permet de « tâter le terrain », c’est-à-dire de se hasarder sur des théâtres incertains et d’y poser des jalons. De surcroît, en cas de revers ou d’exactions, le caractère officiellement privé d’une telle force offre au Kremlin une « possibilité de déni » : les actes commis par des personnes privées, quand bien même seraient-elles de nationalité russe, n’engagent pas la responsabilité internationale et la réputation de l’État russe. Bref, « Wagner » est le faux nez du Kremlin.

Enfin, ce mode d’engagement est d’autant moins coûteux qu’il est financé par des oligarques qui, dans le système de cour organisé autour de Vladimir Poutine, cherchent à se faire valoir. Ces derniers « se paient sur la bête », au moyen de concessions énergétiques et minières cédées par les potentats locaux auxquels ils vendent leurs services (protection rapprochée, manipulations et opérations de propagande dans le cyberespace, formation des forces de sécurité locales et missions de combat). Dans le cas du Mali, les concessions dans trois gisements miniers ne suffisant pas à rentabiliser l’opération, les enquêtes journalistiques évoquent un paiement additionnel, évalué à 9 millions d’euros par mois (ces informations restent à confirmer).

Bien entendu, la perspective d’une implantation du groupe Wagner au Mali a provoqué la réaction de Paris, la France menant sur le théâtre sahélien une lutte de longue haleine contre le terrorisme. Après le ministère des Affaires étrangères et celui des Armées, le président de la République en personne a réagi aux propos de Choguel Maïga sur « l’abandon » de la France, soulignant l’absence de légitimité d’un gouvernement « à la légitimité démocratique nulle », produit par deux coups d’État successifs (30 septembre 2021).

Le tournant russe de Bamako pourrait conduire au recentrage de l’opération Barkhane sur le Niger, où les États-Unis disposent d’un important quartier général, et fragiliser l’engagement de l’Union européenne et de ses États membres (voir la mission UE-Mali et diverses sources internationales de financement). Il faudra par ailleurs voir si le déploiement de la force Takuba (une coalition de forces spéciales emmenées par la France) est obéré par les transformations du théâtre d’opérations.

Cela dit, plusieurs questions taraudent l’observateur. Faudrait-il donc, par respect d’un multilatéralisme purement nominal et de règles de juste conduite, dont le pouvoir militaire malien et ses soutiens russes n’ont cure, faire place nette à cette irruption de Moscou dans la zone sahélienne ? Plutôt que de ressasser les mots creux de la langue de coton qui tient désormais lieu de communication politique, ne serait-il pas temps de relire quelques classiques de la stratégie et de l’approche indirecte ? Voire les Mémoires de Jacques Foccart ? Par ailleurs, ne paie-t-on pas au Mali la sous-estimation, pour ne pas parler de mésinterprétation, des agissements russes en Afrique ?

Il fut un temps, pas si lointain, où l’on expliquait que les velléités de Moscou en Afrique, avec l’apport de moyens dans des opérations de l’Union européenne, ouvraient la possibilité de donner forme à un partenariat concret et, comme il se doit, « pragmatique ». L’Afrique pourrait servir de banc d’essai pour une entreprise géopolitique plus large, à savoir une grande coopération « de l’Atlantique à l’Oural ». Dans le cas de la Centrafrique, la France a entrebâillé la porte. En 2018, elle a soutenu une résolution qui, afin de permettre la livraison d’armes russes aux forces gouvernementales, assouplissait l’embargo des Nations unies. De suite, les hommes du groupe Wagner se sont engouffrés. Plusieurs campagnes de désinformation ont alors ciblé la France et son armée.

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Choguel Kokalla Maïga prend la parole à la 76ème session de l’AG des Nations Unies. Photo : ONU/Loey Felipe

Depuis, la menace est prise plus au sérieux, ce qui n’a pourtant pas empêché une lamentable tentative française de « reset » (voir l’invitation de Vladimir Poutine à Brégançon, en août 2019). Aussi et surtout, il semble qu’une approche quantitative des manœuvres russes en Afrique ait prévalu. En d’autres termes, le nombre de conseillers et de proxies déployés sur le terrain étant très éloigné des chiffres de l’époque soviétique (sous Brejnev, près de 40 000 hommes peut-être, auxquels il fallait ajouter les 36 000 soldats du corps expéditionnaire cubain en Angola), le volume du commerce extérieur (en augmentation) demeurant relativement bas, il ne fallait pas s’inquiéter de manière excessive.

À rebours de cette analyse se voulant froide et dépassionnée, les résultats atteints par les Russes en Afrique ne sont pas négligeables. En Libye, l’offensive de Haftar sur Tripoli, soutenue par les hommes de Wagner, a certes échoué du fait de l’engagement militaire turc, mais Moscou et Ankara ont mis en place un condominium sur le pays (la Cyrénaïque reste sous contrôle russe). Quant aux hommes de Wagner et autres éléments russes, ils sont implantés jusque dans le Fezzan (base d’Al-Juffra, au sud de la Libye), avec des avions qui couvrent la zone sahélo-saharienne.

Au Soudan, l’engagement du groupe Wagner n’a pu empêcher le renversement d’Omar El-Béchir (avril 2019), mais Moscou a conservé ses entrées au sein du « conseil militaire de transition ». En 2020, la marine russe a obtenu depuis une base navale à Port-Soudan, soit une deuxième porte d’entrée dans cette zone géopolitique, avec une capacité d’accueil de 4 bâtiments de guerre et de 300 hommes.

Au Mozambique, si le même groupe a montré ses limites opérationnelles en matière de contre-insurrection et de lutte contre les groupes islamistes, Moscou dispose néanmoins d’un accès aux ports. À Madagascar, les « proxies » russes ont alimenté l’hostilité envers la France, l’objectif étant notamment de nuire à ses positions dans le canal de Mozambique. Plusieurs aéroports malgaches sont désormais ouverts aux avions de guerre russes. Désormais, c’est le Mali qui pourrait servir de point d’entrée au Sahel. Le « pré carré » français en Afrique est menacé.

Opportunisme et affairisme russes sans véritable portée ? De simples coups tactiques comparables à des piqûres de moustique ? Tendue vers un objectif général de puissance et la récupération de tout ou partie des positions perdues à la fin de la période soviétique, la « grande stratégie » russe comprend bel et bien un volet africain. Moscou revient de loin et combine au mieux ses moyens pour revenir dans le champ. Il aura fallu le sommet russo-africain de Sotchi, les 23 et 24 octobre 2019, avec la venue d’une quarantaine de chefs d’État africains, pour qu’on prenne la mesure de l’effort (et encore).

À l’offensive sur le continent africain, la stratégie russe privilégie les ventes d’armes et l’offre de services de sécurité (soit la fourniture de mercenaires), les contrats énergétiques (y compris le nucléaire civil), miniers et alimentaires (ventes de céréales), et les opérations dans le cyberespace (propagande, désinformation, subversion) pour étendre ses positions. Le plus souvent, l’offre est groupée, les ventes d’armes servant de vecteurs. Au départ, certaines de ces opérations semblent effectivement modestes : quelques ventes d’armes, un petit nombre d’hommes, des mercenaires le plus souvent. Une fois que cet engagement tactique a réussi, la manœuvre consiste à « remonter » la pyramide stratégique, pour gagner en puissance et en magnitude.

Les résultats sont d’ores et déjà tangibles : la Russie est le premier vendeur d’armes en Afrique subsaharienne (35 % des ventes totales) et, de 2017 à 2020, une vingtaine d’États africains ont signé des accords de coopération militaire avec Moscou. Au total, la moitié des États du continent est liée à la Russie par des accords de ce type. À l’évidence, cela finit par compter et la succession de coups tactiques pourrait à la longue modifier la corrélation des forces. Dans l’immédiat, le processus compte plus que l’objectif stratégique global : les Russes « récoltent » au fur et à mesure de leur avancée.

La logique d’ensemble rappelle ce que Napoléon disait de la guerre : « On s’engage et puis on voit. » En somme, les manœuvres russes en Afrique et leurs succès, même relatifs, ne sont guère surprenants : volonté de puissance, revanchisme, audace tactique et ténacité sont les ingrédients de cette stratégie. L’atonie des puissances occidentales est quant à elle bien plus étonnante ; cela pose des questions de fond.

Triomphe de l’économisme dans les esprits et fétichisme des grandeurs matérielles ? Les rivalités de puissance ne se résument pas à la comparaison des PIB ou d’autres indicateurs économiques. Abstraction déréalisante des théories de la politique internationale et vision hypersophistiquée de la stratégie ? La politique internationale est d’abord un rapport de force et la conduite diplomatico-stratégique des nations ne repose pas sur un quadrillage mathématique du futur, exigence préalable impossible à satisfaire et donc illusoire.

In fine, l’espérance soulevée par la fin de la guerre froide, la volonté des gouvernements occidentaux de toucher les « dividendes de la paix », les conflits asymétriques et la lutte contre le terrorisme ensuite ont sans doute émoussé la volonté de puissance et la capacité à penser la guerre, au sens clausewitzien du terme. Illettrisme stratégique ? Il faudra pourtant se reprendre. Du moins la percée russe au Mali nous rappelle-t-elle l’importance de la coopération militaire bilatérale franco-américaine, dans l’espace sahélo-saharien comme sur d’autres lieux et théâtres.

Professeur agrégé d’histoire-géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Auteur de plusieurs ouvrages, il travaille au sein de l’Institut Thomas More sur les enjeux géopolitiques et de défense en Europe. Ses domaines de recherche couvrent la zone Baltique-mer Noire, l’Eurasie post-soviétique et la Méditerranée.

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