Dans une dictature, toute forme de protestation de la société civile est punie

Viatcheslav Iegorov, un habitant de la ville de Kolomna, près de Moscou, qui a milité, en 2018, contre la présence d’une énorme décharge qui empestait à des kilomètres à la ronde, vient d’être condamné à un an et trois mois de colonie pénitentiaire pour organisation de rassemblements non autorisés.

L’accusation a demandé que Iegorov soit condamné à trois ans de prison. Après le verdict, l’activiste a été placé en garde à vue dans la salle d’audience. En 2018, Iegorov a été l’un des leaders des actions pour la fermeture de la décharge de Volovitchi, dans le district de Kolomna, dans la région de Moscou. Cette bataille a été finalement gagnée par les activistes, mais une énorme centre de traitement des déchets s’est ouverte aussitôt dans Miatchkovo voisin. Des poursuites pénales contre Iegorov ont été engagées en janvier 2019, à la suite de quatre protocoles administratifs établis à l’encontre de l’activiste pendant les protestations. D’après son avocate, ces protocoles étaient basés sur des affirmations fausses d’un nombre de provocateurs.

Dans un État autoritaire, les opposants politiques ne sont pas les seuls à être poursuivis. Dans ce cas précis, Iegorov et autres habitants des environs de Kolomna dérangeaient les autorités locales de Kolomna qui géraient un business juteux. En absence d’une justice indépendante, tout abus devient possible.

Nous publions le dernier mot de Iegorov à son procès.

MON PREMIER DERNIER MOT

Pour le tribunal, je ne dirai pas grand-chose. À mon avis, cela n’a aucun sens. Vous savez déjà tout. Vous, le procureur et le juge – vous savez pertinemment que je ne suis pas coupable. Tout cela n’est que farce et bouffonerie. Tout le monde sait et comprend tout, mais continue à prétendre que c’est ainsi que cela doit être, même si, sans aucun doute, cette affaire n’aurait aucune chance d’être jugée dans un environnement respectueux de la loi. Il est impossible de ne pas savoir et comprendre ce qui se passe, en vivant dans cette ville et en respirant le même air que le reste d’entre nous. Mais en même temps, moi, mes avocats et toutes les personnes concernées savons aussi que dans les affaires politiques en Russie — et l’activité publique, même pour la défense de l’écologie, est maintenant considérée politique ici — les décisions ne sont pas prises par des juges. Vous devez avoir exercé vos fonctions de manière professionnelle dans d’autres affaires pénales où les prévenus ont effectivement commis des infractions pénales de toute sorte, y compris des meurtres, mais dans mon cas, non. Ici, vous jouez un rôle [qui vous est assigné]. Le procureur aussi. C’est mon opinion, et je peux l’affirmer sur la base de dizaines de procès pour infractions administratives, où les juges, après le verdict, m’ont dit : « Eh bien, que pouvions-nous faire ? On nous a dit de le faire, nous le faisons ». Je comprends. Oui. Mais je ne joue pas. Parce que c’est ma vie, et que j’aimerais la vivre non seulement décemment, mais aussi heureusement. Faire le travail que j’aime, m’occuper des enfants que j’aime et parler aux braves gens qui m’entourent. Apparemment, vous aussi. Vivre dans un beau pays où il pourrait y avoir des élections équitables et où l’opposition ne serait plus harcelée — littéralement — par le FSB. Mais cela ne marche pas. Cette affaire honteuse dure depuis presque trois ans, avec six mois d’assignation à résidence, privations de liberté jusqu’à présent, et une autre année avant cela, lorsque j’ai subi des poursuites administratives avec des arrestations et des horaires réglementés — tout cela m’empêche de vivre une vie normale. Je sais que ce n’est pas votre faute, mais malheureusement vous étés impliqués dans tout ça et c’est votre choix. Et maintenant, je vais parler au nom de ceux qui sont là depuis tout ce temps, qui se sont battus à mes côtés contre la décharge de Volovitchi, qui se battent pour des élections équitables, pour la Russie du futur, pour les droits de l’homme et pour vivre avec ces droits dans la Russie du futur. Au nom de ceux pour qui cet avenir est important. Et c’est aussi un choix.

Tout ce qui se passe maintenant s’est déjà produit dans l’histoire, et plus d’une fois : Il y a un siècle et demi, Belinski [critique littéraire progressiste] écrivait dans une lettre à Herzen [écrivain et révolutionnaire] que le succès des crapules peut toujours s’expliquer : « … ils traitent les honnêtes gens comme des crapules, et les honnêtes gens, pour cette raison, traitent les crapules comme si elles étaient cent fois plus honnêtes qu’eux-mêmes ». C’était aussi pertinent à l’époque qu’aujourd’hui, n’est-ce pas ? Pendant toute la durée de la confrontation à Volovitchi, nous avons toujours agi ouvertement, sans enfreindre les lois. Au contraire, nous avons empêché des infractions à la loi et exigé le droit à la vie et à un air pur, mais en réponse, nous avons été trainés au poste, nous avons reçu des amendes, nous avons eu droit à des arrestations administratives courtes et, enfin, une affaire criminelle a été fabriquée contre moi. Il est inutile d’en raconter l’essentiel — ceux qui ont suivi l’histoire savent très bien comment elle a été fabriquée et par qui.

Mon dernier mot n’est pas le dernier. C’est peut-être le premier. Parce que j’ai dit, je dis et je continuerai à dire exactement ce que je pense et ce que je pense être important. De nos jours, c’est un crime en Russie. Ce procès en est une preuve parmi beaucoup d’autres. Cela semble pathétique, mais : je suis un homme honnête et je dis toujours la vérité. Je vais la dire maintenant : je ne suis pas coupable. Parce qu’on ne peut pas être coupable de défendre ses propres droits, ceux de ses enfants, les vôtres, ceux de vos enfants, à un air pur et à la possibilité de vivre en bonne santé. Par les moyens légaux qui nous sont donnés par la Constitution. […] Ainsi, avec toute la ville, nous avons essayé ouvertement, je le répète, par des moyens absolument légaux, comme les témoins l’ont souligné à plusieurs reprises, de nous débarrasser de la bombe chimique qui enflait sous notre nez, plantée là par les autorités urbaines, les responsables régionaux et fédéraux.

Je regrette beaucoup que nous soyons dans une situation aussi horrible, où les siloviki et les bureaucrates, partout en Russie, tentent par tous les moyens de faire taire les honnêtes gens qui cherchent à obtenir justice, à défendre leurs droits dans divers domaines de la vie — qu’il s’agisse d’écologie, de médecine, d’élections ou de services communaux. Ils agissent comme des criminels, car la corruption et la conservation du pouvoir par des moyens illégaux sont des crimes. On nous emprisonne, on nous force d’émigrer, on brûle nos voitures et nos maisons, on nous passe à tabac et parfois on nous assassine. Tout cela se fait avec l’assentiment ou le contrôle direct et l’implication du gouvernement actuel. Comme dans le cas de notre décharge de Volovitchi, le maire Lebedev, le gouverneur Vorobiev et le ministre de l’environnement de la région de Moscou, Kogan (aujourd’hui député à la Douma d’État), ainsi que la direction de notre département FSB, représentée par Filatov, et la police de Kolomna en la personne de Zverev ont été impliqués dans l’organisation de l’exploitation illégale de cette décharge, dont la capacité nominale a été multipliée par dix. Et ce sont eux qui ont organisé et fabriqué de toutes pièces mon procès. J’espère que tout le monde comprend pourquoi : il y a beaucoup de motifs imbriqués, mais l’essentiel, c’est l’argent. J’en suis sûr : ils faisaient de l’argent sur notre santé en nous apportant des centaines de milliers de tonnes de déchets supplémentaires et moi et toute la ville protestataire étions un obstacle sur leur chemin. Rien de personnel, juste les affaires. Plus la carrière et d’autres choses, mais le principal, c’est l’argent. Dites-moi, comment peut-on ne pas se souvenir de la lettre de Belinski en voyant ce qui se passe ?

Il faut se battre pour ses droits. Il ne peut en être autrement. Nous nous sommes battus pour un air pur et avons résolu un problème, mais un autre est apparu : la gigantesque décharge régionale de Miatchkovo, que l’on appelle fièrement le complexe de recyclage Youg. Je ne sais pas ce qu’on y recycle, mais la puanteur empoisonne déjà non seulement les villages à proximité, mais aussi Tcherkizovo et Peski. N’en doutez pas, cette puanteur finira par arriver à Radoujny, puis à Staryï Gorod. C’est ainsi que Volovitchi a commencé, et vous vous rappelez combien il était difficile de respirer. Il en sera de même ici. Si vous ne vous battez pas, si nous n’organisons pas la résistance par toutes les méthodes légales et si nous n’agissons pas tous ensemble. Il en va de même pour l’incinérateur de Svistiaguine. Car, s’il commence à fonctionner, nous serons tous sous la menace d’empoisonnement à la dioxine qui provoque des cancers, des mutations génétiques et des décès. Comment peut-on laisser cela se produire ? Si vous voulez vivre ici, ce n’est pas possible.

Je m’adresse de nouveau au tribunal. Une dernière chose, littéralement. Si vous êtes prêt à prendre vos responsabilités et à accepter la demande du procureur, faites-le avec dignité : ne remplacez pas une peine réelle par une peine avec sursis, ne me donnez pas d’heures de travail obligatoire – non. Pesez les arguments, et condamnez-moi à une vraie peine d’emprisonnement si, à votre avis, je suis coupable. Je sais que c’est un choix difficile, mais c’est juste, et ce sera la fin appropriée d’une farce.

Et pour conclure. Les journalistes m’ont souvent demandé : si vous en aviez la possibilité, recommenceriez-vous ce que vous avez fait à l’époque, en 2018 ? Et j’ai répondu : « Oui. Parce que, quand il y a la guerre, un homme doit protéger ses proches. Je sais comment les protéger. Et je le referai. […] C’est comme ça que j’ai été élevé : on ne peut pas passer à côté du malheur des autres. Et si c’est le vôtre, d’autant plus. Liberté pour tous les prisonniers politiques ! »

Traduit du russe par Colette Hartwich

Publication en russe{: .btn–large}

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