L’Union européenne peut-elle construire son avenir sans la Russie ?

Il n’y a guère de marge de manœuvre dans les relations entre l’Union européenne et la Russie, d’autant plus que cette dernière n’est pas en position de demandeur. Les griefs et revendications géopolitiques de Moscou s’adressent à l’Ouest et, en l’état actuel des choses, les positions et intérêts sino-russes sont alignés. Dirigeants russes et chinois pensent que leur heure a sonné.

De prime abord, la manière dont la question est formulée semble contenir la réponse, d’autant plus qu’elle est suivie de l’habituelle référence à « l’Europe de l’Atlantique à l’Oural ». Ainsi un président français engagé dans la vaine quête d’un nouveau « reset » a-t-il pu proclamer que la Russie était « profondément européenne ». Et celui qui émettait des doutes quant à une telle assertion était sitôt renvoyé au long terme, censé révéler l’évidence du propos. À rebours, nous estimons que la Russie n’est pas une province d’Europe dont le destin serait sous une forme ou une autre de s’unir à ce « petit cap de l’Asie ». Elle forme un vaste ensemble eurasiatique hostile à l’égard de l’Europe et de l’Occident.

L’Oural, fausse frontière de l’Europe

Nous commencerons par un rapide retour sur la formule « de l’Atlantique à l’Oural », attribuée au général de Gaulle. En fait, l’expression renvoie plutôt à Vassili Tatichtchev (1686-1750), géographe officiel de Pierre le Grand, le tsar qui règne sur la Russie de 1682 à 1725 (il est le premier à porter le titre d’empereur). L’enjeu de cette délimitation artificielle de l’Europe, l’Oural ne constituant pas une barrière orographique ou une ligne de rupture ethno-culturelle, était de poser la Russie comme empire à cheval sur plusieurs mondes. Dans cette représentation géopolitique, la Sibérie était le substitut des possessions outre-mer des grandes monarchies d’Europe occidentale.

De fait, sous la férule de Pierre le Grand, la Russie se met alors à l’école de l’Occident, mais cela n’est en rien un gage de paix, l’entreprise s’inscrivant dans une logique de puissance. L’Empire russe force alors les portes de ce que l’on ne nomme pas encore le concert européen (l’expression date du congrès de Vienne, 1814-1815). Après un siècle d’extension territoriale en Asie du Nord (l’Oural est franchi en 1580 et les rivages de la mer d’Okhotsk sont atteints en 1639), l’expansion se fait vers la Baltique (paix de Nystad, 1721) puis dans le bassin de la mer Noire (fondation de Sébastopol en 1783), en direction de la mer Méditerranée.

La défaite russe lors de la guerre de Crimée (1853-1856) ouvre un nouveau cycle géopolitique. Sans totalement renoncer à leurs visées sur les Balkans ottomans (voir la guerre de 1877-1878), les tsars privilégient l’expansion dans le Caucase, au Turkestan occidental (actuelle Asie centrale) ainsi qu’en Extrême-Orient (la « Mandchourie extérieure », ôtée à la Chine des Qing). Conservons en mémoire la fondation de Vladivostok, en 1860, qui traduit les ambitions régionales de la Russie (sur la Mandchourie et le royaume de Corée).

Avec l’extension et la consolidation de la puissance russe du Caucase à l’Asie du Nord-Est, une sorte d’« empire d’Orient » prend alors forme (voir Lorraine de Meaux, La Russie et la tentation de l’Orient, Fayard, 2010). Le « siècle d’or » de la Russie est asiatique ! Ce phénomène géopolitique a ses corrélats dans l’ordre des idées, des doctrines et des représentations globales : les slavophiles passés à la cause de l’impérialisme, les « doctrinaires orientaux » et les tenants de l’« asianisme » préfigurent l’eurasisme1 de l’entre-deux-guerres.

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Image tirée de la vidéo « Is Russia In Europe Or Asia ? » // La chaîne Youtube Cogito

Réalité de la « Russie-Eurasie »

L’histoire longue de la Russie et l’extension territoriale de cet acteur géopolitique, de la Baltique au Pacifique, appellent en effet l’attention sur la pertinence de l’eurasisme comme vue-du-monde. Nonobstant les élucubrations de certains de ses adeptes contemporains, il ne s’agit pas d’une idéologie au sens de « fausse conscience »2. Cette « Weltanschauung » exprime une large part de la réalité russe, y compris son orientation géopolitique actuelle, au sens étymologique du terme (voir le « pivot » chinois de Moscou).

Au vrai, la « formule » de Tatichtchev est amplement dépassée par le jeu diplomatique russe. Si les dirigeants russes jugent toujours utile de flatter l’orgueil des Français en se reportant aux propos de De Gaulle sur « l’Europe de l’Atlantique à l’Oural », d’autres cartes mentales prévalent.

En 2011, Vladimir Poutine publie dans un grand journal allemand un article centré sur la place et le rôle de la Russie dans « l’Europe de Lisbonne à Vladivostok ». Le partenariat Union européenne – Russie négocié dans les années 1990, avec pour principe directeur l’idée d’une translatio studii [transfert de connaissances et de compétences] des confins occidentaux vers l’hinterland eurasiatique, n’est plus d’actualité : la Russie ne sera pas une « démocratie de marché ».

Par la suite, la « focale » est encore élargie. Selon [l’analyste pro-Poutine, NDLR] Sergueï Karaganov, l’espace de manœuvre de la diplomatie russe s’étend « de Lisbonne à Tokyo et Shanghai » (Russia in Global Affairs, 2017). Dans cette contribution intellectuelle, la Russie est définie comme un « centre de pouvoir atlantico-pacifique ». Sergueï Lavrov, inamovible ministre russe des Affaires étrangères, élargit cet espace jusqu’à Jakarta. À l’évidence, ces gens ne pensent pas leur pays comme une « province européenne » dont le destin serait lié aux capitales et centres de pouvoir occidentaux.

Sur l’alliance sino-russe

Le « partenariat stratégique » de Moscou avec Pékin, véritable alliance au demeurant, constitue l’axe fort d’une diplomatie russe qui se veut « multivectorielle ». L’erreur serait d’y voir une convergence hasardeuse et circonstancielle qu’il serait aisé de dénouer, voire de renverser. On songe ici au thème du « Nixon in reverse »3, fortement agité au début de la présidence Trump.

Dans les années 1990, la « diplomatie Primakov » avait encore des objectifs limités vers la Chine, l’idée directrice étant de renforcer la position propre de la Russie dans son rapport aux États-Unis (avec la Chine comme levier). Pourtant, l’ambition d’une « coalition anti-hégémonique » était déjà affirmée. Assez rapidement, elle trouve une traduction concrète.

Depuis, les liens politico-stratégiques avec la Chine ont été constamment renforcés, sur le plan bilatéral (règlement diplomatique des litiges frontaliers ; signature d’un traité d’amitié et de coopération en 2001, rehaussé en 2011) et multilatéral (groupe de Shanghai en 1996, Organisation du groupe de Shanghai en 20014). En toile de fond, il s’agit d’un déplacement des équilibres de richesse et de puissance vers la Chine et l’Asie, ce qui bouleverse le rapport de la Russie à l’Occident.

À rebours d’analyses rassurantes en Occident (le « péril jaune » mettra un terme à cette idylle passagère), la Russie a ces dernières années accepté de céder des matériels militaires de pointe à la Chine, comme l’anti-missile S-400 ou des Sukhoï-35. En octobre 2019, lors de la réunion annuelle du Club de Valdaï, Vladimir Poutine a fait savoir que la Russie était prête à coopérer dans le domaine de l’alerte avancée, ce qui implique un haut niveau de confiance. À cette occasion, la Chine a été qualifiée d’« alliée », ce que peu ont relevé en Europe. De la Baltique à la Méditerranée et sur le « pont terrestre » transsibérien, les armées des deux pays manœuvrent ensemble. Leurs bombardiers patrouillent ensemble au-dessus de la Corée.

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Vladimir Poutine et Xi Jinping en 2018 // kremlin.ru

En guise de conclusion

En somme, il n’y a guère de marge de manœuvre dans les relations entre l’Union européenne et la Russie, d’autant plus que cette dernière n’est pas en position de demandeur. Les griefs et revendications géopolitiques de Moscou sont à l’Ouest et, en l’état actuel des choses, les positions et intérêts sino-russes sont alignés. Dirigeants russes et chinois pensent que leur heure a sonné. D’aucuns croient pouvoir détacher Moscou de cette alliance en pointant le risque de vassalisation à l’égard de la superpuissance chinoise : les Russes estiment que leur arsenal nucléaire, leur activisme stratégique et l’audace tactique dont ils font preuve compensent l’écart des potentiels de puissance.

Certes, rien n’est éternel ici-bas et il importe d’observer l’évolution des rapports sino-russes, afin de guetter d’éventuelles dissensions susceptibles d’être exploitées. Le paradoxe réside dans le fait qu’une « Russie-Eurasie » tournée vers l’Orient et soucieuse de défendre ses positions au Turkestan et dans l’Asie-Pacifique nous serait plus favorable qu’une Russie prétendument européenne, obsédée par l’élargissement de ses frontières occidentales. Encore faut-il au préalable persuader Moscou qu’il n’y aura pas de nouvelles opportunités à saisir en Ukraine et sur l’axe Baltique-mer Noire, c’est-à-dire sur les frontières orientales de l’Europe. Cela exclut toute politique d’accommodement ou, pour le dire mieux, d’apaisement.

Professeur agrégé d’histoire-géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Auteur de plusieurs ouvrages, il travaille au sein de l’Institut Thomas More sur les enjeux géopolitiques et de défense en Europe. Ses domaines de recherche couvrent la zone Baltique-mer Noire, l’Eurasie post-soviétique et la Méditerranée.

Notes

  1. Si la slavophilie fait figure d’utopie ruraliste et chrétienne, certains de ses héritiers rallient l’impérialisme russe. « Doctrinaires orientaux » et « asianistes » opposent la Russie à la civilisation occidentale et cherchent des appuis en Orient. Ils préfigurent l’eurasisme et la définition de la Russie comme « monde du milieu ».
  2. La définition marxiste de l’idéologie.
  3. Il s’agissait de défaire l’alliance objective entre les États-Unis et la Chine populaire, nouée dans les années 1970, et s’assurer l’appui de Moscou contre Pékin.
  4. La SCO, Shanghai Cooperation Organization, est un forum international qui regroupe nombre de pays d’Asie. Moscou et Pékin sont les moteurs de cette « Grande Asie » désormais élargie à l’Iran (2021).

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