La pratique de la torture dans les prisons et les colonies pénitentiaires en Russie est répandue depuis longtemps. Des prisonniers sont torturés et violés par d’autres prisonniers à la demande de l’administration pénitentiaire. Ancien détenu et victime de sévices, l’informaticien bélarusse Sergueï Saveliev, qui a fourni au site Internet GULAGU NET plus d’un millier de vidéos attestant ces crimes, vient d’arriver en France pour y demander l’asile politique. Y a-t-il une chance que ces pratiques cessent ?
Début octobre 2021, Vladimir Ossetchkine, fondateur du site Internet GULAGU NET, a diffusé une vidéo de torture pratiquée à l’hôpital pénitentiaire pour tuberculeux de Saratov. Depuis 2015, Ossetchkine vit en France, où il a émigré par crainte de poursuites pénales en Russie. Ayant obtenu l’asile politique, il poursuit son travail, dénonçant les pratiques de torture dans les colonies et les prisons russes. Lui et ses collègues ont déjà publié des vidéos de passages à tabac, mais elles n’ont jamais eu autant d’écho que cette fois-ci. M. Ossetchkine affirme avoir été approché par un ancien détenu qui, alors qu’il purgeait sa peine dans l’hôpital susmentionné, avait travaillé pour l’administration pénitentiaire sur des séquences vidéo tournées par le personnel de l’hôpital. À sa libération, il a réussi à sortir des archives de preuves accablantes.
La pratique de la torture dans les prisons et les colonies pénitentiaires en Russie est répandue depuis longtemps. Des prisonniers sont torturés et violés par d’autres prisonniers à la demande de l’administration pénitentiaire. Ceux qui se plaignent des violations des droits dans les colonies sont battus et torturés. Généralement, les agents de l’administration pénitentiaire filment les tortures et avertissent leurs victimes que si elles ne dénoncent pas les autres prisonniers ou ne se conforment pas à ce qu’on leur demande, les vidéos de leur viol seront dévoilées. Or, être violé place la personne dans la caste la plus basse du système carcéral, celle des personnes dites « abaissées ». Les règles non écrites des prisons russes interdisent aux autres détenus de leur serrer la main, de manger ou parler avec eux. Comme les séquences vidéo entrent dans la base de données du département pénitentiaire régional et, comme le pensent les militants des droits de l’homme, remontent jusqu’au Service fédéral pénitentiaire russe (FSIN), il est évident que ces actions menées par des agents dans certaines prisons et colonies ne sont pas le fait d’amateurs, mais qu’il s’agit d’une pratique approuvée par les autorités carcérales.
La publication de la vidéo provenant des « archives d’Ossetchkine » a provoqué une forte réaction des médias et des autorités en Russie. Plusieurs affaires pénales ont été ouvertes, le chef du service pénitentiaire fédéral de Saratov a démissionné et plusieurs agents de l’hôpital pénitentiaire de Saratov ont été licenciés.
Vladimir Ossetchkine affirme que le chef du FSIN, Alexandre Kalachnikov, ainsi que d’autres représentants du département pénitentiaire responsables de tortures « à la chaîne » devraient également être licenciés, car les archives contiennent des vidéos de torture provenant d’autres régions également.
Cependant, les députés de la Douma d’État ont refusé de créer une commission parlementaire chargée d’enquêter sur la torture dans les prisons russes ; le FSIN a lui-même demandé les archives vidéo de Vladimir Ossetchkine afin de procéder à un examen.
Il est possible que même ces vidéos de torture qui ont fait l’objet d’une grande publicité n’entraînent aucun changement dans les pratiques du système pénitentiaire russe ; au mieux, certains tortionnaires seront punis : d’aucuns seront emprisonnés et d’autres encore seront licenciés. Mais le système n’évoluera pas.
L’explication en est simple : le système carcéral russe est bâti sur la violence. Les témoignages d’humiliation, de torture et d’extorsion dans les prisons et les colonies russes s’accumulent depuis vingt ans que Vladimir Poutine est au pouvoir. Chaque année, le système pénitentiaire devient de plus en plus fermé, le contrôle public des défenseurs des droits de l’homme autorisés à visiter les prisons et les colonies depuis 2008 (comme les « visiteurs des prisons » français) se réduit progressivement à néant. Les véritables militants des droits de l’homme sont graduellement remplacés par d’anciens employés du système pénitentiaire ou des personnes loyales aux autorités. Dans l’esprit des autorités russes, la prison doit être effrayante ; les citoyens russes, en particulier les opposants au régime, doivent être terrifiés à l’idée de s’y retrouver.
En 2007, le militant des droits de l’homme Alexeï Sokolov a réalisé un film intitulé Torture Factory dans lequel il décrit la torture à la chaîne dans un centre de détention d’Ekaterinbourg, où l’on faisait venir des prisonniers de toute la Russie pour leur extorquer des aveux. C’était la première fois que des preuves documentées de tortures horribles étaient rendues publiques.
Un peu plus tard, Lev Ponomarev, militant des droits de l’homme et responsable de l’ONG For Human Rights, et ses collègues ont dessiné, grâce aux témoignages de prisonniers, une carte des colonies où l’on pratique la torture. L’été dernier, j’ai parlé avec Malkho Bisultanov, un homme d’affaires tchétchène libéré de la colonie d’Omsk qui figure sur cette carte.
Voici ce qu’il dit de ses expériences de torture : « Quand ils te torturent, ils ne te laissent pas dormir, tu es attaché tout le temps. Une main menottée au niveau de la taille et l’autre au-dessus de la tête. On ne peut s’asseoir ni s’allonger. Tu es tout le temps nu sur du béton. S’ils te nourrissent, ils ne t’emmènent pas aux toilettes. Ou ils ne te nourrissent pas du tout. Et tous ceux qui entrent te frappent, t’insultent, te grondent. Cela peut durer de très longues heures. Et puis, si cela ne suffit pas, ils t’entourent, te montrent leurs bites et te disent qu’ils vont te violer. Ils te suspendent, t’enduisent l’anus, t’enfoncent des objets dedans. Ils ne disent rien, ils se fichent de savoir si tu es musulman, si tu es russe. »
Malkho Bisultanov s’est plaint de torture auprès de la Cour européenne des droits de l’homme. Sa plainte est toujours en cours.
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En 2017, Irina Birioukova, avocate de la Fondation des droits de l’homme Public Verdict, a reçu une vidéo du passage à tabac du prisonnier Evgueni Makarov de la colonie IK-1 de Iaroslavl, où ses clients étaient emprisonnés. La vidéo montre la torture infligée à Evgueni Makarov pour avoir osé insulter oralement l’un des agents. Pendant la fouille de sa cellule, quelqu’un a jeté par terre la lettre de sa mère.
La vidéo a été publiée par le journal Novaïa Gazeta et une procédure pénale a été engagée contre le personnel de la prison pour « abus de pouvoir ». Le Code pénal russe ne prévoit aucune peine pour la torture, et cet article est invoqué chaque fois que la torture et l’humiliation des prisonniers sont prouvées. Les fonctionnaires de la colonie pénitentiaire n° 1 qui ont participé à la torture ont été arrêtés progressivement, un par un, tandis que le directeur et le directeur adjoint de la colonie ont été assignés à résidence.
Dans leur témoignage initial lors de l’enquête, plusieurs accusés ont déclaré que les passages à tabac des détenus étaient filmés et que les clés USB étaient régulièrement remises à la direction de la colonie, qui, à son tour, les envoyait au département de Iaroslavl du FSIN, comme « preuve » du travail éducatif effectué.
Ultérieurement, les officiers arrêtés se sont rétractés. En novembre 2020, le tribunal a acquitté l’ancien directeur de la prison et son adjoint « faute de preuves d’un crime ». Les autres ont été condamnés à des peines allant de trois à quatre ans et demi de prison. Résultat : sur les onze personnes accusées, avec des preuves réelles, d’avoir torturé des prisonniers, seules trois sont actuellement en prison.
Des conclusions sérieuses ont-elles été tirées au sein du système pénitentiaire après ces scandales très médiatisés ? Non. La récente histoire du centre de détention provisoire d’Irkoutsk, où des actes de torture et des viols ont été révélés, confirme une fois de plus que tous ces cas représentent une pratique établie au fil des ans.
En avril 2020, une émeute a éclaté à la colonie pénitentiaire n° 15 d’Angarsk, mais elle a été brutalement réprimée par les forces spéciales. Des dizaines de détenus ont été emmenés au SIZO-6 à Irkoutsk [lieu de détention provisoire, NDLR]. Là, d’autres détenus coopérant avec l’administration les ont torturés. Ils les ont violés en exigeant qu’ils témoignent contre les organisateurs et les participants de l’émeute. Voici l’histoire d’Evgueni Iourtchenko, qui s’est adressé aux défenseurs des droits de l’homme après sa libération pour parler de cette torture : « Ils ont attaché ma main à un cintre et fixé un chiffon à mes parties génitales. Ils ont aspergé le chiffon d’eau pour qu’il n’y ait pas de traces de brûlure. » La journaliste Viktoria Ivleva s’est rendue à Irkoutsk avec des militants des droits de l’homme et a rencontré l’un des détenus qui a subi des tortures similaires. Voici ce qu’il lui a raconté :
« On m’a déshabillé, emmené aux toilettes, on m’a rasé les cheveux et les sourcils. À plusieurs reprises, on m’a affublé d’une robe, on m’a confectionné une perruque en filasse en l’attachant à ma tête avec une corde torsadée : c’est ainsi que je sortais, courbé, pour le contrôle du matin — les médecins et le personnel de l’unité spéciale ont vu cela, et personne n’a réagi. La robe était un tee-shirt gris trop grand, je n’avais pas de pantalon, par-dessus la robe on m’a enfilé un haut censé figurer un soutien-gorge, avec des verres en carton à la place des seins, on m’a également maquillé et peint les joues en rose. On m’a obligé d’aller aux toilettes comme les filles, en disant : tu ne vas pas ouvrir ton robinet, tu vas faire pipi, alors fais-le assis. On m’a forcé à m’enfoncer dans l’anus un papier étroitement enroulé, scellé dans un sac de cellophane… »
Lorsqu’un journaliste lui a demandé pourquoi il ne s’était pas plaint, le prisonnier a expliqué : « Se plaindre ? À qui ? Tout le monde savait tout, nos cris pouvaient être entendus sur deux étages. » Ce prisonnier a été reconnu comme victime dans une affaire de torture au SIZO-6 d’Irkoutsk, qui fait actuellement l’objet d’une enquête par le Comité d’enquête de Russie.
La publication des « archives d’Ossetchkine » entraînera-t-elle la fin de la torture dans le système pénitentiaire russe et la démission d’Alexandre Kalachnikov, directeur du FSIN ?
Mon pronostic sur l’évolution des événements est pessimiste. Il suffit de dire qu’Alexandre Kalachnikov a été le chef du FSB de Krasnoïarsk de 2017 à 2019, avant d’occuper son nouveau poste à Moscou. Et l’actuel directeur adjoint du département opérationnel du FSIN, Anton Efarkin, a travaillé dans le département opérationnel de la colonie pénitentiaire n° 17 de Krasnoïarsk, connue pour ses pratiques de torture. C’est Anton Efarkin qui vient d’être nommé par Kalachnikov pour mener une enquête sur la torture à l’hôpital pénitentiaire de Saratov, qui figure dans les archives vidéo de Vladimir Ossetchkine.
En outre, il ne faut pas oublier que toutes les organisations de défense des droits de l’homme qui luttent contre la torture en Russie sont désormais déclarées « agents étrangers », ce qui signifie qu’elles sont perçues comme des ennemis par les autorités russes. Quant à la société, elle est apathique et déprimée. L’Église orthodoxe russe est également silencieuse ; le patriarche Kirill ne s’est jamais exprimé sur les pratiques de torture dans les prisons russes. Ceci est particulièrement frappant quand on se souvient du comportement du patriarche géorgien qui, après la publication de vidéos de torture dans les prisons géorgiennes, a fait descendre des milliers de personnes dans les rues des villes géorgiennes.
Zoïa Svetova est journaliste et chroniqueuse pour Novaïa Gazeta. Autrice de Les innocents seront coupables, François Bourin, Paris, 2012. A travaillé pour les bureaux moscovites de Radio France, France 2 et Libération. Lauréate du prix Gerd Bucerius-Förderpreis Freie Presse Osteuropas pour l'Europe de l'Est en 2009, du prix Andreï Sakharov pour le journalisme en acte en 2003 et 2004, du prix du Groupe Helsinki de Moscou en 2010. Lauréate du prix Sergueï Magnitski en 2019. Chevalière de la Légion d'honneur en 2020. A été visiteuse des prisons de Moscou de 2008 à 2016.