L’auteur, un ex-dissident et prisonnier politique soviétique dénonce la propagande mensongère assourdissante des médias russes contrôlés par l’État au sujet de l’Ukraine et montre les mécanismes de cette propagande. Les voix dissidentes ont été réduites au silence et l’opinion publique, bien préparée à la reconnaissance par la Russie des deux républiques séparatistes, ce qui n’est peut-être qu’un prélude à la guerre contre l’Ukraine.
La télévision russe montre des images choquantes : un jardin d’enfants du Donbass détruit par des bombardements, des enfants en pleurs, le hurlement inquiétant d’une sirène dans une ville déserte, des images de l’évacuation nocturne des femmes et des enfants, une directrice d’école en larmes, pleine d’amour et de compassion pour ses élèves. Qui peut rester indifférent à de telles images ?
Les images télévisées sont accompagnées parfois d’une allusion et parfois d’un texte clair — les gens fuient les militaires ukrainiens. Le comportement de ces gens indique que la menace est sérieuse. Sinon, pourquoi le hurlement des sirènes et l’évacuation précipitée des civils ?
Néanmoins, tout cela n’est pas une chronique factuelle, mais de la propagande. Son trait caractéristique est son impact sélectif, non sur la perception rationnelle et l’analyse sobre, mais sur la sphère émotionnelle, lorsque les mots sont perçus sans preuve. Comme on dit, pas avec l’esprit mais avec le cœur.
Et si nous réfléchissons un peu, nous pouvons nous poser ces questions : pourquoi la sirène, s’il n’y a pas de raid aérien ou de bombardement d’artillerie ? Pourquoi une évacuation s’il n’y a pas d’offensive ennemie ? Et il n’y a même pas le moindre signe de préparation d’une offensive. Tout cela pour créer un sentiment de danger chez le spectateur. Pour le mettre émotionnellement dans une humeur agressive.
Un outil de propagande irréprochable s’ajoute aux séquences vidéo sélectives : les enfants. Ici, le cœur du spectateur se remplit de colère : comment les soldats ukrainiens ont-ils pu bombarder un jardin d’enfants ? Les barbares, les barbares ! Répondez immédiatement par un tir de barrage au canon !
Le spectateur crédule ne cherchera pas à en savoir plus, une soif de vengeance l’a déjà saisi. Et il n’apprendra jamais que ce jardin d’enfants est situé sur le territoire contrôlé par l’Ukraine, et que ce sont les pièces d’artillerie envoyés par les combattants soutenus par l’armée russe qui l’ont visé. Et même s’il le découvre, il ne le croira pas, parce qu’il a déjà ressenti toute la gamme des émotions qui l’ont submergé, et qu’il est très difficile de se départir de ses sentiments.
La politique du mensonge est guidée par l’émotion, pas par la raison. L’intellect nous permet de distinguer la vérité du mensonge, les sentiments ne le peuvent pas. Vladimir Poutine et son entourage suggèrent aux citoyens russes que l’OTAN est un ennemi dangereux et qu’il faut l’affronter. Ils ne tentent pas d’expliquer pourquoi il est nécessaire de s’opposer plutôt que de coopérer, quelles sont les intentions hostiles de l’Occident et quels dommages celles-ci pourraient causer à la Russie. Sautant la chaîne du raisonnement logique, les propagandistes vont directement à l’accord final : il y a une menace et il faut y résister. Leur objectif est de faire en sorte que les gens aient peur et acceptent de ne pas réfléchir à deux fois avant de mettre leur sécurité entre les mains de personnes qui usurpent le pouvoir en Russie depuis plus de vingt ans.
Il est facile d’orchestrer de telles hystéries militaro-patriotiques lorsque l’information fait l’objet d’un contrôle total. La vérité détruirait le mécanisme de formation de la conscience hystérique, les mensonges exposés au grand jour saperaient la possibilité de manipuler le comportement des gens. C’est pourquoi les régimes despotiques accordent la plus grande importance aux conditions de diffusion de l’information. La restriction de cette liberté s’accompagne naturellement de la création de réseaux de propagande et de la captation du grand public, de l’audience de masse.
En 1917, le lendemain de la révolution d’Octobre, les bolcheviks ont publié un « décret sur la presse » qui ordonnait la fermeture de tous les journaux « semant la confusion par la déformation calomnieuse des faits ». Cependant, la fermeture des canaux d’information libres n’était pas suffisante ; ils ont dû créer leur propre système de propagande. Un réseau de radiodiffusion a été utilisé à cette fin et a commencé à fonctionner en 1925. Au fil du temps, des récepteurs radio sont apparus dans chaque appartement et dans les locaux non résidentiels. C’était un excellent vecteur de propagande d’État pour l’époque.
Les nazis ont ensuite tiré parti de l’expérience soviétique, non seulement en interdisant la liberté d’expression en Allemagne, mais aussi en créant la Volksempfänger (radio du peuple) sur ordre du ministre de l’Éducation publique et de la Propagande du Reich, Joseph Goebbels. Vendue à bas prix, elle transmettait des émissions de propagande de la radio d’État du Reich contrôlée par Goebbels. Ce double système — interdiction de l’information et réseau de propagande actif — a permis aux nazis de manipuler le comportement de la majorité de la population allemande.
Les exemples de domination de l’information par la propagande hystérique sont également nombreux dans d’autres pays. Nous parlons principalement de régimes despotiques brutaux, mais des manifestations individuelles de ce type peuvent également être trouvées dans certaines démocraties. Des hommes politiques populaires se soucient surtout de soigner leur image et de formuler des promesses, parfois en dépit du bon sens. Faire appel aux sentiments des électeurs, à l’opinion publique et aux instincts de la foule peut facilement conduire un pays dans une impasse s’il n’y a ni concurrence politique ni liberté d’expression, et si la possibilité de s’adresser au public est monopolisée par une seule force politique.
En Russie aujourd’hui, la propagande d’État attise l’hystérie antiukrainienne, mais apparemment sans trop de succès. La société en général est plutôt indifférente à cette propagande, bien qu’une partie d’entre elle soit prête à la prendre pour argent comptant. Il n’y a pas de frénésie patriotique de masse ni de volonté de risquer sa vie pour défendre les intérêts russes en Ukraine. C’est pourquoi les propagandistes d’État ont récemment accéléré le rythme, cherchant à entraîner le plus grand nombre de personnes possible dans un état d’hystérie et à remplir leur cœur de haine contre ceux qu’ils pointent du doigt.
Alexandre Podrabinek est un journaliste indépendant russe, ex-prisonnier politique soviétique. Impliqué dans le mouvement démocratique en URSS depuis le début des années 1970, il a enquêté en particulier sur l'utilisation de la psychiatrie à des fins politiques. Deux fois jugé pour « diffamation » pour ses livres et articles publiés en Occident ou circulant en samizdat, il a passé cinq ans et demi en prison, dans des camps et en relégation. Son livre le plus connu est Médecine punitive, en russe et en anglais. Il est chroniqueur et journaliste pour plusieurs médias dont Novaïa Gazeta, RFI, Radio Liberty, etc.