Navalny, journal de prison (suite)

Alors que l’attention internationale est accaparée par les actions extérieures belliqueuses du Kremlin, sur le terrain intérieur russe on sonne aussi un peu plus la charge contre l’opposant n° 1. Alexeï Navalny, incarcéré depuis sa condamnation pour violation de son contrôle judiciaire dans l’affaire « Yves Rocher », est à présent accusé, sans preuves, de détournement de fonds (plus de 356 millions de roubles de dons versés à la FBK, sa fondation de lutte contre la corruption) et d’outrage à magistrat. Les deux affaires, jugées en même temps, ont été transmises au tribunal Lefortovo à Moscou ; cependant Navalny comparaît hors du palais, en prison. Dans ses dernières publications, il s’indigne de ne pas avoir été transféré vers la capitale et du simulacre de justice que lui réserve la justice du régime.

9 février

Une parole de vérité a une force énorme.

En voici un parfait exemple.

Je suis un zek comme un autre en ce moment. Je n’ai aucun pouvoir. Et je n’ai pas de parti. Et je n’ai pas le droit de participer aux élections. Et il convient d’accoler le qualificatif « extrémiste » à mon nom de famille.

Au Kremlin, ils estiment sans doute qu’ils m’ont vaincu, qu’ils nous ont tous vaincus. Ils se congratulent.

Et maintenant regardez comment ils vont me « juger » dans une énième affaire montée de toutes pièces. Ici même, en prison. Cela n’est jamais arrivé, alors que je collectionne déjà les procès poutiniens les plus surprenants.

La cour est à Moscou, c’est le tribunal de Lefortovo.

La juge, le greffier, les procureurs, les avocats, les enquêteurs, les témoins, tout le monde est à Moscou. Et tous doivent venir jusqu’à moi, ici, en prison, pour une « procédure hors du tribunal ».

Le fin mot de cette histoire est simple : c’est la parole de vérité. La bande de voleurs et de menteurs qui est au pouvoir avec Poutine craint cette parole comme les vampires, la lumière du soleil. Ils savent qu’en ce moment je n’ai rien d’autre, et que je n’ai pas peur de m’en servir, quel que soit le nombre d’années de prison qu’ils me colleront.

C’est pourquoi ils veulent me juger dans un endroit où il faut retirer tous ses vêtements par deux fois avant de pouvoir parler à ses avocats À TRAVERS UNE VITRE. C’est-à-dire dans la zone même.

Allez, dis ce qui te chante, à part le chien de garde personne ne t’entendra.

La décision du tribunal sur l’objet de cette procédure et son déroulement mérite d’être considérée à part. Il n’y a pas la moindre explication justifiant que le procès ait lieu dans la prison même, en revanche il est dit à deux reprises qu’il s’agit d’un PROCÈS PUBLIC. L’hypocrisie est caractérisée et même, je dirais, signée. Et alors ? Nous jugeons Navalny en audience publique. Certes, dans sa prison, mais c’est un détail ; nous promettons toutefois que tous ceux qui parviendront à entrer dans la salle — enfin, par téléportation, ou en parachute en évitant les balles — pourront assister aux débats.

Je ne vais pas mentir, ce qui se passe me fait enrager : comment peut-on cracher sur la loi de manière aussi ouverte et flagrante ? Mais — je le dis tout aussi franchement — j’éprouve une immense satisfaction à voir que notre papy-corrompu-au-palais-bunker a peur de ce que je dis lors des audiences. Il n’y a rien de bien extraordinaire à entendre, pourtant au Kremlin ça les fait grincer des dents. Et lui glapit aux réunions : Je ne veux pas qu’une seule personne en entende un traître mot !

Vous savez, je pense qu’ils n’y arriveront pas. Tout leur calcul consiste à faire en sorte qu’on ne m’entende pas. Mais vous êtes là, vous. Toute la Russie n’est pas effrayée, planquée et tremblante, prête à supporter la pauvreté et le déclin, loin de là. Il y a beaucoup de gens honnêtes, armés, comme moi, de cette parole de vérité. Nous sommes des millions.

Soutenez-moi. Que, chaque jour de ce « procès public » à huis clos et en prison, vous puissiez diffuser ce qui rend fou papy, ce qu’il exige d’interdire. Depuis les informations sur le procès lui-même jusqu’aux enquêtes de la FBK (et pas seulement). Que, pendant ces quelques jours, beaucoup plus de gens apprennent l’existence des palais et des yachts de ces hommes modestes. Celle des maîtresses et des secondes familles de ces orthodoxes conservateurs. Celle des biens immobiliers à l’étranger des patriotes de « Russie unie ».

Ils ne vont pas intimider et réduire au silence tout le monde. La Russie compte beaucoup de gens, en dehors de moi, qui continueront de dire la vérité.

Et si ça ne plaît pas à quelqu’un, alors… que ça te plaise ou non, dors, ma beauté 😉 [allusion à la phrase qu’a prononcée Poutine le 8 février, à l’intention du chef d’État ukrainien, phrase elle-même extraite d’un refrain populaire obscène, NDLR].

14 février

[Ioulia Navalnaïa a écrit sur Instagram qu’elle exigeait d’assister au procès de son mari. Nous reproduisons ici cette publication, suivie de la réponse d’Alexeï Navalny, NDLR.]

Post du jour des amoureux.

Le procès d’Alexeï commence demain. Les gens du Kremlin ont tellement peur de lui qu’il sera la première personne en Russie à être jugée en prison. Ils veulent le cacher à la vue de tout le monde, à ses partisans, aux journalistes. Ils veulent cacher cette nouvelle affaire criminelle, manigancée à la va-vite. C’est si pitoyable qu’ils craignent d’organiser le procès à Moscou. Tout le monde comprend parfaitement qu’Alexeï va écraser l’accusation, tout le monde sait qu’il va rire de ce procès.

C’est un procès illégitime et immoral, et la façon dont il est organisé prouve mieux que tout que mon mari est un homme honnête. Ils le maintiennent en prison parce qu’il n’a pas peur de ce pouvoir.

Écoutez, bande de lâches et de crapules ! J’exige qu’on me laisse assister au procès de mon mari. C’est mon droit le plus strict.

Si malhonnêtes que vous soyez, vous ne pouvez pas me refuser d’assister à ce procès. C’est une procédure publique, je suis la femme d’Alexeï, nous avons deux enfants, et nous sommes ensemble depuis plus de vingt ans. J’ai toutes les raisons d’être présente dans la salle et de regarder dans les yeux votre « cour ».

Je tiens à vous remercier tous chaleureusement de votre soutien.

Et enfin, je livre un détail pour que vous compreniez qui sont les petites crapules au pouvoir. Cette photo a été prise lors d’une visite prolongée, ce qui n’est possible que quatre fois par an. Pour une personne en détention, pour tout prisonnier, ce sont les jours les plus importants. La prochaine visite devait avoir lieu le 16 février. Alexeï s’était inscrit deux mois plus tôt et avait été noté sur le planning. Ils l’ont fait exprès. Ah, tu voulais une visite de la famille ? Reste donc plutôt pour ce procès caricatural en prison. Et n’oublie pas : pour toi, il n’y a même pas un semblant de loi, nous ferons ce que nous voulons et tu ne sortiras jamais d’ici.

Il sortira, et vous regretterez tous vos manigances infâmes.

Que chaque épouse, chaque mère en Russie s’imagine à ma place.

Je continue à exiger la liberté pour mon mari. Mais tant qu’on ne la lui rend pas, j’exige d’avoir le droit de le voir au moins au tribunal !

Iouliacha. C’est la Saint-Valentin, et je veux te dire que mon amour est unique et rare.

Je suis enclin à un romantisme rétro.

Où les amoureux se voient-ils de nos jours s’ils ne sont pas près l’un de l’autre ?

Sur les téléphones, bien sûr. Et un peu les ordinateurs. Là où se trouvent toutes les vidéos et les photos. Sur les écrans.

Je suis plutôt old school. Comme dans la Rome antique, à l’époque où le vieux Valentin était encore en vie, avant qu’il ne devienne un saint.

La table de nuit. Une étagère quand on l’ouvre. Il y a une photo de toi sur cette étagère. Je la sors sans arrêt, je la regarde et je dis : « Bonjour ! »

Pour la fête des amoureux, je t’envoie des cœurs et des baisers aériens. Et c’est aussi ma fête, parce que je suis très, très, très amoureux de toi !

❤️❤️❤️❤️❤️❤️❤️

Traduit du russe par Ève Sorin

© Desk Russie

Homme politique russe, prisonnier politique, fondateur de la Fondation de lutte contre la corruption (FBK), considéré comme le principal opposant à Vladimir Poutine

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