L’assaut contre Kyïv : urbicide et fratricide

Dans son discours du 21 février, Vladimir Poutine niait l’existence même de l’Ukraine comme entité politique souveraine et culturelle distincte de la Russie. L’invasion russe est officiellement appelée « opération spéciale » visant la « démilitarisation » et la « dénazification » du pays, pour amorcer le retour de l’Ukraine au bercail russe. Dans ce projet, la capitale de l’Ukraine prend une importance toute particulière, sur les plans symbolique, politique et historique.

D’un côté, il s’agit bien d’un objectif militaire — prendre Kyïv, pour y installer un régime piloté par Moscou, qui pourrait garantir la proximité de l’Ukraine avec la Russie dans l’avenir. De l’autre, la prise d’une capitale, centre politique, économique et culturel d’un pays, revêt historiquement une importance symbolique énorme, associée à la notion de victoire remportée sur tout un pays.

Mais Kyïv signifie bien plus que cela. La Rous de Kyïv est perçue comme le berceau de la civilisation slave, devenue chrétienne orthodoxe à partir de 988, bien avant l’existence attestée de la principauté moscovite, qui s’est ensuite élargie pour former la future Russie à partir du XIIIe siècle. Avec son projet à visée néo-impérialiste de « rassembler à nouveau les terres russes », Vladimir Poutine vise militairement Kyïv, le cœur historique de cette civilisation. L’urbicide qui s’annonce par la longue colonne de véhicules militaires s’approchant de la ville, et par les tirs sur des « objectifs stratégiques » de Kyïv, constituerait non seulement un acte fratricide, mais également un suicide à bien des égards.

En règle générale, conduire des opérations militaires en terrain urbain aussi bien contre une armée régulière que contre des éléments irréguliers figure parmi les missions les plus risquées et les plus coûteuses en hommes et en matériel pour toute force armée attaquante. Toute tentative pour s’emparer d’une ville absorbe beaucoup de moyens et de temps, et comporte des risques politiques et tactiques considérables — les forces qui défendent ayant l’avantage. Comme l’indique John Spencer de l’académie militaire américaine West Point, le terrain urbain diminue les atouts de l’attaquant en matière de renseignement, de surveillance et de reconnaissance, ainsi que l’utilité de ses moyens aériens et sa capacité à s’engager à distance. Des bâtiments défendus constituent des obstacles à négocier, qu’il s’agit d’éliminer un par un, soit en les terrassant par des bombardements, soit en envoyant des soldats pour s’en saisir. Les défenseurs ont une relative liberté de manœuvrer et peuvent également se replier dans des sous-sols. Ni l’attaquant ni les défenseurs ne peuvent concentrer leurs forces.

Dans le cas des forces armées russes avançant sur Kyïv, on peut concevoir plusieurs scénarios en termes d’intensité. Mais dans tous les cas, des pertes civiles très nombreuses et la destruction massive de l’infrastructure civile sont inévitables dès lors que la guerre a lieu en milieu urbain.

La Russie voudra-t-elle respecter le droit humanitaire international et chercher à minimiser l’impact de la bataille sur les populations et les sites protégés ? On doit l’espérer. L’effet des images sur l’opinion publique ukrainienne, russe, et dans le monde entier, plaiderait pour des précautions. Déjà, l’agression russe fait surgir des comparaisons avec l’assaut de l’Allemagne nazie en 1941. Mais il suffit de se rappeler la manière dont la Russie a mené la guerre en Tchétchénie, notamment la bataille de Grozny entre le 25 décembre 1999 et le 6 février 2000, pour comprendre pourquoi le terme « urbicide » trouve ici son sens. De même, il faut se souvenir de la participation directe des forces russes, à partir de 2015, à la mise au pas des villes syriennes qui s’étaient rebellées contre Assad. À Kyïv, il s’agit bien pour Poutine d’annihiler l’âme de l’adversaire, d’éradiquer son histoire, d’effacer toute trace de son individualité. En produisant pareille catastrophe, la Russie risque de courir à sa perte, de se saborder elle-même tout entière.

Johanna Möhring est chargée de recherche, Center for Advanced Security, Strategic and Integration Studies (CASSIS), Université de Bonn.

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