Roman Ketchour, psychanalyste : « Le seul argument de Poutine est la force »

Nous publions un entretien avec Roman Ketchour, président de la Confédération ukrainienne des thérapies psychanalytiques, analysant le comportement de Vladimir Poutine d’un point de vue psychologique. Poutine est-il vraiment un malade mental ? Est-il capable d’appuyer sur le « bouton nucléaire » ? « Poutine est un colosse aux pieds d’argile », répond Ketchour. « Il fera encore des choses maléfiques. Des gens continueront à mourir. Mais le jugement a été rendu. Et il sera exécuté assez rapidement ».

Propos recueillis par Volodymyr Semkiv

Je me souviens de diverses conférences sur la sécurité en Ukraine il y a quelques années. Chaque fois qu’un Ukrainien disait que Poutine avait des problèmes de santé mentale, les invités étrangers se détournaient. Ou au mieux, ces appels étaient perçus comme une métaphore. Désormais, la presse européenne et américaine s’inquiète : Poutine n’est-il pas malade ?

La culture occidentale est construite sur une perception rationnelle du monde. On croit que les gens devraient choisir ce qui est bien et éviter le mal. On croit que, lorsque des sanctions sont imposées, quelqu’un devrait reculer un peu. C’est-à-dire réagir de façon rationnelle. Mais Poutine ne réagit pas. Imaginons qu’un accord est trouvé avec Poutine : il signe des papiers, donne sa « parole d’honneur », il regarde dans les yeux, il serre la main. Et une seconde plus tard, il trompe et humilie. En Occident, les gens normaux et rationnels peuvent voir cela comme une maladie mentale. Au XIXe siècle, on a tenté de qualifier une telle déviation de « folie morale » ; maintenant, la plupart des experts ne voient pas cela de la même manière.

L’Occident ne comprend pas Poutine. Bien qu’il comprenne enfin maintenant que le personnage est diabolique. Nous en parlons depuis huit ans — nos deux présidents, tous nos ministres, tous nos politiciens adéquats ont dit aux Occidentaux que Poutine incarne le mal. Et on nous répondait qu’il fallait « se mettre à sa place », comprendre ses complexes. On nous proposait d’échanger, de coopérer et de négocier le gaz bon marché… C’est bien qu’on comprenne enfin : Poutine n’est pas soumis à une logique rationnelle, il est guidé par autre chose. C’est cette autre logique que l’on prend pour « maladie ».

De quoi souffre-t-il en réalité ?

J’ai évité de répondre à cette question pendant vingt ans. Je suis médecin. Par conséquent, j’évite de formuler publiquement des diagnostics pour quiconque — ni pour mes patients ni pour d’autres personnes, car c’est interdit par l’éthique médicale. Mais maintenant, j’ai envie d’en parler, car c’est extrêmement important pour la société ukrainienne. Cependant, je ne parlerai pas de son diagnostic médical, mais du fonctionnement des programmes mentaux de notre ennemi et de la manière dont il est « construit ».

La « maladie » de Poutine est une excuse pour beaucoup : les Russes croyaient en lui, tout allait bien, mais tout à coup il est tombé malade et « tout a mal tourné ». Les élites occidentales l’ont également cru, mais il est devenu fou. Il n’y a donc personne à blâmer, parce qu’il est « juste malade ».

Comment Poutine s’est-il « construit » ?

A en juger par les observations extérieures de cet homme, je peux dire que son fonctionnement est déterminé à deux niveaux. J’appellerais métaphoriquement le premier niveau « racaille de Saint-Pétersbourg ». C’est un homme qui ne fait confiance à personne. Il est donc incapable d’aimer.

Qu’en découle-t-il ? Il est guidé par les émotions. Ses principaux affects sont l’envie, la colère et la peur. Et il ressent toujours une excitation maniaque quand il « bat tout le monde ». Il vit avec un vide intérieur complet. Pour cette raison, le but principal de sa vie est de contrôler les autres. Afin de contrôler les autres, il utilise la manipulation. Tout ce qu’il dit vise un seul objectif : le contrôle.

De quel contrôle s’agit-il ? Contrôle de son environnement — par la pression, la loyauté, une sorte de charme de leadership ? Ou celui de l’ensemble de la société russe — à travers la foi, la confiance, la propagande, les archétypes ?

Il veut contrôler son environnement immédiat. Contrôler la population. Contrôler le monde entier. C’est le genre de personnes qui a un désir effréné de pouvoir. Parce que le pouvoir est la seule chose qui les calme et leur donne un sentiment de contrôle sur les autres. Hors du pouvoir, ces gens ne s’imaginent pas du tout, hors du pouvoir, ils n’existent pas. En psychopathologie générale, on appelle cela « psychopathe antisocial ». Je souligne une fois de plus que je ne parle pas en termes de diagnostic médical, je décris des schémas mentaux qui organisent une telle psyché.

Les voici : « Je n’aime personne, je ne fais confiance à personne. Je ressens de la jalousie, de la peur et de la colère quand quelque chose échoue, et de l’excitation quand je réussis à atteindre la victime. Mon seul but est de contrôler les autres. Je les manipule — soit je les effraye, soit je les soudoie, soit je les flatte. Je fais de mon mieux pour qu’ils se comportent comme je le souhaite. »

Mais ce n’est que le premier niveau, superficiel. Le deuxième niveau, plus profond, est la méfiance absolue. Et la peur. C’est pourquoi il a besoin de tous ces missiles, bombes, services spéciaux et de toute l’armée. Le premier niveau s’évapore, lorsqu’il ne parvient pas à maintenir l’image d’un dirigeant qui « a battu tout le monde ». Le deuxième niveau est la paranoïa. Il ne fait confiance à personne dans sa paranoïa. Son chef cuisinier est milliardaire, car il est responsable de sa nourriture — et Poutine ne fait confiance qu’à cette nourriture.

Et c’est pourquoi il a voulu cette longue table.

Bien sûr. Il a demandé cette longue table pour que Macron, ou Scholz, ou qui que ce soit d’autre ne l’infecte pas. Sa paranoïa a une dimension hypocondriaque — une peur maladive pour sa santé.

Barack Obama avait fait une description précise de Poutine : « un mec cool à peau fine. » Ce « mec cool » est le premier niveau. Et « peau fine » — le second..

Nous devons bien comprendre la nature et la logique de l’ennemi qui nous a attaqués. Si nous comprenons cela, nous saurons comment lui faire face.

Vous avez donc prédit que Poutine n’hésiterait pas à commencer la guerre ?

Oui, je l’avais prévu — à la condition qu’il serait sûr de réussir. La principale erreur des pays occidentaux et des démocraties occidentales est de ne pas nous avoir armés auparavant et de ne pas lui avoir parlé dans le langage de la force. Le seul langage que ces personnes comprennent est le langage de la force. La force qui ne dépend pas de lui, qu’il ne contrôle pas.

Les dirigeants occidentaux le considéraient à tort comme un cinglé – un peu bizarre, pas très sain, un peu vulnérable. Ils ont essayé de négocier avec lui, de lui proposer des concessions — ils se sont comportés comme des gens rationnels. Les présidents ou chanceliers occidentaux travaillent dans leurs bureaux de 9 h à 18 — ils vont juste au travail. Lui s’imagine en souverain, propriétaire d’un sixième du monde : pas un gestionnaire politique, mais un empereur. Et donc le seul argument pour lui est la force.

Comment évaluez-vous les menaces nucléaires de Poutine ? Est-il capable d’aller jusqu’au bout ?

La menace des armes nucléaires est le dernier argument dans la tentative de contrôler les esprits. Si vous ne faites pas ce que je veux, je détruirai tout le monde, tout le monde mourra ! C’est juste une menace — pour faire peur.

ll me semble que les dirigeants mondiaux ont répondu correctement à ces menaces. La Chine a conseillé à Poutine de faire preuve de plus de retenue. Et Biden a déclaré qu’aucun mouvement de préparation des armes nucléaires n’avait été observé après l’ordre [de mise en alerte] donné par Poutine. Je pense que sa prochaine étape sera l’ordre de préparer les missiles à tête nucléaire pour le combat. Il continuera à menacer.

Une prophétie « auto-réalisatrice » peut être à l’oeuvre. Si quelqu’un pense que tout le monde veut l’attaquer, alors il se défendra. Mais interprétera les choses comme une intention de l’attaquer. C’est ainsi que les pires projections se matérialisent.

Il rejette donc toute responsabilité sur l’ennemi.

Nous avons affaire à des personnes qui ne sont pas capables d’éprouver de la culpabilité et de la responsabilité. John Dillinger, un gangster américain des années 1930, a tué plus de quarante personnes. Il y a eu un long procès public au tribunal. Dans son dernier mot, il a proclamé : « Vous avez dit tant de mauvaises choses sur moi. Mais vous devez savoir qu’un cœur honnête et bon bat dans ma poitrine. »

Dans cette vision, l’OTAN, les Ukrainiens et les « fascistes » sont à blâmer. Tous sauf les Russes, qui ont simplement été piégés, forcés, provoqués — ils n’ont fait que défendre contre une attaque planifiée les visant, ils n’ont pas de bombes. Ils ne sont pas coupables. Ils sont toujours pour la paix.

Alors, comment traiter avec lui ?

Avec de telles personnes, vous avez besoin de ne pas vous investir émotionnellement. Notre problème est de conduire la bête dans une cage. Poutine voit tout arrangement comme un moyen de tricher.

Comment une personne avec de telles caractéristiques parvient-elle à consolider autour d’elle autant d’élites, d’entreprises, et à jouir d’un tel soutien populaire ?

Tout découle du problème de la faiblesse. La Russie vit un traumatisme. C’est une nation impériale qui a perdu son empire. Ils rêvent de territoires impériaux perdus et perçoivent cette perte comme leur faiblesse et leur humiliation. L’Allemagne a été autrefois réformée par le plan Marshall et par une politique de dénazification. Là-bas, le mal a été clairement défini comme étant le mal. Il a été identifié, nommé, puni. En Russie, cependant, le mal n’a pas été nommé et n’a pas été puni. Staline continue d’être un héros national. Dans le même temps, la perte de territoires et l’effondrement de l’empire provoquent l’impuissance et la peur. La nation a peur pour son existence.

La Russie n’a pas de projet national, mais seulement impérial, car un projet national signifierait qu’elle devrait céder des territoires, alors que leur idée nationale prévoit de « rassembler les terres russes ». Ils ont besoin de vengeance parce qu’ils se sentent faibles. Leur matrice de groupe met en avant un leader qui parle de « se redresser de la position à genoux » et « on est prêt à répéter »1. Il s’exprime par des métaphores mystiques et magiques, des mythologies construites sur des fantasmes historiques.

Beaucoup de Russes aiment ça et ils ont besoin d’un tel leader. C’est l’anesthésie de l’égoïsme affecté — au lieu d’un dur travail de compréhension de vous-même et du monde qui vous entoure. C’est une drogue mentale. Au lieu de travailler sur leurs blessures, au lieu d’élaborer un projet rationnel, organisé, constructif, humaniste, ils vivent encore dans le mythe.

Les sanctions peuvent-elles affecter le niveau du soutien par des Russes de leur dirigeant ?

Les Russes ordinaires décident peu. Leur position influe partiellement sur le ton général, mais pèse peu. Ce sont les élites qui décident. Si les sanctions sont suffisamment sévères, les élites russes considéreront Poutine comme toxique. Et ça commence déjà. Deripaska dit que « ce capitalisme d’Etat » doit cesser. Abramovich demande déjà à être médiateur. Friedman dit qu’il ne connaît pas Poutine et n’a rien à voir avec lui. Il y a deux semaines, il aurait été décapité pour de tels propos ! Cependant, ce n’est que le début. Toute implication avec Poutine deviendra toxique. C’est le début de la fin de tout tyran.

Le tyran est toujours sur la montagne, il unit et rassemble ; c’est un chef, un dieu et un messie. C’est son point culminant. Et puis – il rate son coup. Il fait une erreur, une autre erreur. Mais pour chaque erreur, il essaie d’augmenter le degré de pression. Il intensifie l’intensité de ses menaces et recherche « l’arme secrète du Führer » pour inverser le cours de la guerre. Cette fois, c’est le bouton nucléaire.

C’est la ligne d’arrivée. Il augmentera le degré de menace, car il n’y a pas d’autre issue. Plus personne ne le croira, plus personne ne sera d’accord avec lui.

Les Indiens du Canada ont un dicton : si vous descendez le Niagara en barque et entendez le bruit des chutes d’eau, il est déjà trop tard, il n’y a aucune chance d’éviter le naufrage. Poutine a déjà entendu ce bruit-là. Je pense que, dans une situation désespérée, il résistera jusqu’au bout, et quand des « circonstances insurmontables » arriveront, il essaiera de nous entraîner dans son enfer. Mais dans de telles circonstances, le téléphone du ministre de la défense cesse de fonctionner ou le bouton nucléaire « tombe en panne ». Ou autre chose advient.

Traduit par Khrystyna Semanyuk et édité par Desk Russie

Journaliste professionnel, Volodymyr Semkiv a travaillé dans différents journaux et une chaîne de télévision. Il vit à Lviv et travaille pour Zbruč, une publication Internet d'actualités et d'analyses

Notes

  1. Formule qui fait allusion à la marche triomphale de l’armée soviétique à travers l’Europe en 1944-45. NDLR

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