La « solution finale » de la « question ukrainienne » et ce que cela signifie pour le monde

Depuis des années, l’Ukraine a résisté aux diverses tentatives de subversion, à l’annexion de la Crimée, à la création de deux « républiques » séparatistes du Donbass, à une propagande mensongère qui se déversent sur ses habitants par les chaînes de télévision russes ou ouvertement prorusses. Comme elle ne s’est pas détournée de la voie européenne, les canons russes se sont mis à parler. Et parallèlement, des propagandistes fieffés ont dévoilé le sort funeste d’une Ukraine vaincue. L’auteur ukrainien Pavlo Shved nous livre ici son analyse de cette propagande.

Au premier abord, cela peut sembler une entreprise étrange, voire grotesque. Mon pays est attaqué. Des milliers de personnes sont déjà mortes. Beaucoup d’autres pourraient mourir dans les jours, voire les heures à venir. Les villes ukrainiennes sont bombardées, les écoles et les hôpitaux sont détruits par les bombes et les tirs d’artillerie, les femmes et les enfants se cachent dans des abris anti-bombes et des caves. Le monde entier assiste à une gigantesque catastrophe humanitaire qui se déroule sous ses yeux au cœur de l’Europe… Et je m’assois pour écrire sur une pièce apparemment sans importance, voire marginale, de la propagande russe, écrite par un certain Piotr Akopov, un « journaliste » connu pour ses opinions d’extrême droite, conservatrices et nationalistes. A quoi cela sert-il ? Ne vaudrait-il pas mieux que j’abandonne pour l’instant mes « aspirations intellectuelles » et que je prenne les armes pour aider à défendre mon pays ? Non, car comprendre les objectifs russes dans cette guerre est presque aussi important que de résister à l’invasion russe par des moyens militaires. A cet égard, il est instructif d’analyser l’article de M. Akopov, « L’avènement de la Russie et du nouveau monde », publié par RIA Novosti, l’une des plus grandes agences de presse russe, le 26 février 2022.

Pourquoi cette importance exceptionnelle ? On ne peut pas dire que Piotr Akopov fasse partie du cercle intime de Vladimir Poutine. Il est loin des porte-parole officiels du gouvernement russe tels que Sergueï Lavrov ou Maria Zakharova. Akopov n’est qu’un soldat de base dans la guerre de propagande russe. Ce serait aller trop loin que de supposer qu’on lui a confié des informations classifiées détaillées sur l’opération militaire contre l’Ukraine, mais il est certain qu’il a été briefé et informé à l’avance. Tant les circonstances de la publication de son article que son contenu témoignent de ce fait.

En soi, il n’y a rien d’inhabituel à cela. Des centaines, voire des milliers d’articles sont publiés et diffusés par la machine de propagande du gouvernement russe chaque jour. Il y a cependant une particularité très importante dans cet article. L’article, plein de prétentions triomphalistes, est écrit comme si la Russie avait déjà réussi à occuper l’Ukraine en l’espace de deux jours, ainsi que les généraux du Kremlin l’avaient prévu. Ceci, ajouté au fait que l’article est paru exactement à huit heures du matin, nous amène à une conclusion importante : il a été écrit bien avant l’invasion réelle et était prévu pour une publication automatique, qui n’a pas été annulée par négligence, alors que l’attaque russe contre l’Ukraine ne s’était pas déroulée comme prévu. Cette hypothèse est encore renforcée par le fait que l’article a été rapidement retiré du site web de RIA Novosti. Malheureusement pour l’équipe de propagande du Kremlin, le texte de l’article a été sauvegardé par le projet Internet Archive. La traduction anglaise de l’article, qui est apparue peu après la version originale russe, sur le site du Frontier Post, est toujours disponible à l’heure où nous écrivons ces lignes.

Ce « futur alternatif » présenté dans l’article de Piotr Akopov nous permet d’avoir une vue panoramique sur les aspirations néo-impérialistes russes au moment où le masque de mensonges et de désinformation est finalement tombé. En d’autres termes, il nous permet de voir à quoi ressemblerait le monde au petit matin du 26 février si la guerre éclair russe contre l’Ukraine s’était déroulée comme prévu. Écrit dans la perspective d’une « victoire déjà acquise », l’article en dit involontairement trop. Au fond, c’est LE manifeste du néo-impérialisme russe du XXIe siècle, avec des implications énormes pour l’avenir de l’Ukraine et de l’ensemble du monde civilisé. Commençons par l’Ukraine.

Piotr Akopov commence par une déclaration triomphaliste selon laquelle « un nouveau monde est en train de naître sous nos yeux. L’opération militaire russe en Ukraine a inauguré une nouvelle ère ». Faisant écho à Vladimir Poutine qui a déclaré un jour que la désintégration de l’URSS était la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle, l’auteur se réjouit que « la tragédie de 1991, cette terrible catastrophe de notre histoire, cette dislocation contre nature, ait été surmontée ». Oubliez les objectifs officiellement proclamés de l’« opération spéciale » : protéger les civils russophones dans la région du Donbass en Ukraine. Une fois que la victoire semble acquise, les guerriers de la propagande russe ne se gênent pas pour souligner leur véritable objectif : « La Russie rétablit sa plénitude historique, rassemblant le monde russe, le peuple russe — dans sa totalité de Grands Russes, de Biélorusses et de Petits Russes. » L’auteur poursuit en faisant l’éloge de Vladimir Poutine pour rien de moins que la solution (finale) de la question ukrainienne :

Vladimir Poutine a assumé, sans une goutte d’exagération, une responsabilité historique en décidant de ne pas laisser la solution de la question ukrainienne aux générations futures. Après tout, la nécessité de la résoudre restera toujours le principal problème de la Russie.

Si tout ce discours d’expansion du Lebensraum à la manière nazie, de « rétablissement de la plénitude historique » et de la « solution finale » fait frémir les lecteurs européens et américains, c’est parce qu’il est alarmant et familier. Voici environ 80 ans, un autre « grand leader » avait rêvé de tels « idéaux », et nous connaissons le prix que le monde a dû payer pour l’arrêter.

Sur un point, Piotr Akopov a cependant raison. La détermination du peuple ukrainien à affirmer son indépendance nationale a toujours été un problème pour la Russie. Il en a été ainsi à l’époque des tsars au XIXe siècle et pendant la période de la Russie communiste au XXe siècle. C’est toujours le cas pour des millions de nationalistes russes aujourd’hui qui rêvent de revanche historique. Sans l’Ukraine, la Russie reste une puissance régionale de taille moyenne. La raison en est non seulement mythique (de nombreux Russes considèrent l’Ukraine, en particulier Kyiv, comme le lieu de naissance de leur propre État), mais aussi tout à fait pragmatique. En dépit de son vaste territoire et de ses ressources, la Fédération de Russie ne compte actuellement que 140 millions d’habitants. Environ 30 millions d’entre eux sont d’origine non russe et la population dans son ensemble diminue rapidement. Avec l’occupation de facto du Belarus et l’occupation de l’Ukraine que l’article considère comme acquise, la Russie ajouterait plus de 50 millions d’habitants à sa population et aurait sous sa coupe (à l’exception de l’Asie centrale et de quelques petits pays comme la Géorgie et les États baltes) la majeure partie du territoire de l’ex-URSS. Ainsi, le rêve impérialiste russe deviendrait réalité !

Pourtant, une question cruciale demeure. Même si la Russie parvient à occuper l’Ukraine, comment va-t-elle garder sous contrôle une nation de 40 millions d’habitants dont la grande majorité (y compris ceux dont le russe est la première langue) ne se considèrent pas comme des Russes et n’accepteront jamais la légitimité de la domination russe sur l’Ukraine ? Il n’y a qu’une seule réponse possible : le recours incessant à la violence et à la terreur à grande échelle. Au cours des huit dernières années, la Russie n’a cessé d’accuser le gouvernement ukrainien démocratiquement élu, qu’elle qualifie de « junte nazie », de mener un génocide dans le Donbass, sans qu’il y ait la moindre preuve d’un quelconque massacre de civils par les forces armées ukrainiennes. Maintenant que la propagande russe parle de la solution (finale) de la question ukrainienne, le spectre du génocide au centre même de l’Europe devient plus réel que jamais. Et les Ukrainiens n’en seront pas les auteurs, mais les victimes.

Avant même l’invasion, les services de renseignement américains avaient prévenu que les forces russes avaient dressé une liste de citoyens ukrainiens à tuer ou à envoyer dans des camps de détention au lendemain de l’invasion. Les services de renseignement ukrainiens affirment que c’est précisément la raison pour laquelle certaines unités tchétchènes (les « kadyrovtsy ») ont été envoyées en Ukraine — pour terroriser la population civile et supprimer toute résistance restante. Si les forces russes ont échoué dans cette tâche jusqu’à présent, c’est uniquement en raison de la résistance sans faille des forces armées ukrainiennes. Bien sûr, nous n’avons pas affaire ici à un fascisme classique. Il s’agit de russisme. Contrairement à la politique d’Hitler vis-à-vis des Juifs, Poutine est prêt à accueillir les Ukrainiens dans sa délirante « communauté idéale », mais uniquement à condition qu’ils renient leur identité nationale et se soumettent à son « monde russe ». Mais qu’en est-il des millions d’Ukrainiens qui ne le feront pas ? Ils deviendront une cible « légitime » de la terreur et de la violence. Si l’Ukraine est vaincue, le monde est-il prêt à voir des camps de concentration et des exécutions de masse se dérouler aux frontières de l’UE ?

Voilà pour la question ukrainienne. Mais Poutine n’a pas l’intention de s’arrêter là. Les néo-impérialistes russes ont également des plans pour le reste de l’Europe, comme l’illustre clairement l’article de Piotr Akopov. Il n’en parle pas ouvertement, mais il en dit et sous-entend suffisamment pour comprendre les contours généraux de la stratégie russe visant l’Occident après l’occupation et l’incorporation réussies de l’Ukraine et du Belarus : a) Affaiblir les démocraties libérales dans l’UE ainsi qu’aux États-Unis en alimentant les conflits internes et en soutenant les politiciens aux programmes anti-libéraux et anti-démocratiques ; b) Saper l’unité et la détermination des États membres de l’OTAN en creusant un fossé entre les États-Unis et le Royaume-Uni d’une part (les « Anglo-Saxons » dans le jargon de la propagande russe) et les autres pays européens d’autre part. Donnons la parole à Akopov lui-même :

Croyait-on vraiment, dans les vieilles capitales européennes, à Paris et à Berlin, que Moscou renoncerait à Kiev ? Que les Russes resteraient pour toujours un peuple divisé ? À l’heure même où l’Europe s’unit, quand les élites allemandes et françaises tentent de reprendre le contrôle de l’intégration européenne aux Anglo-Saxons et d’unifier l’Europe ?

[…] Le monde a changé, les Européens le savent bien, et les Anglo-Saxons qui gouvernent l’Occident aussi. […] L’Europe, en tant que partie de l’Occident, voulait de l’autonomie. Le projet allemand d’intégration européenne n’a aucun sens avec la conservation d’une mainmise idéologique, militaire et géopolitique anglo-saxonne sur l’Ancien Monde. Or ce projet ne peut aboutir, puisque les Anglo-Saxons ont besoin d’une Europe sous contrôle.

Mais la confrontation avec la Russie, dans laquelle les Anglo-Saxons entraînent l’Europe, prive les Européens de la moindre chance d’indépendance. Si les atlantistes se réjouissent aujourd’hui de ce que la « menace russe » rassemble le bloc occidental, Berlin et Paris ne peuvent pas oublier qu’en perdant tout espoir d’une autonomie, le projet européen sera réduit à néant à moyen terme.

Tout cela semble-t-il trop absurde pour avoir une chance de devenir réalité ? Mais qui peut garantir que cette stratégie russe ne réussira jamais ? Imaginons que l’Ukraine tombe, que la France élise rapidement un président au programme anti-OTAN, que l’Allemagne isolée, qui n’a jamais montré une grande détermination à s’opposer à Poutine, poursuive sa politique d’apaisement, que Trump soit élu aux États-Unis en 2024… Dans ce cas, et après s’être remise de la guerre contre l’Ukraine, la Russie pourrait envahir les États baltes ou, disons, la Pologne ou la Finlande. Même si l’OTAN rassemble suffisamment de courage pour faire face à cette nouvelle agression russe en tant qu’alliance unifiée, Poutine aurait de nouveau recours à sa diplomatie du « bouton rouge » pour dissuader toute défense efficace. Et comme l’Occident devient de plus en plus faible et moins unifié, la Russie continuerait son empiètement en occupant un pays après l’autre jusqu’à ce que la moitié de l’Europe (ou toute l’Europe) soit à nouveau sous son contrôle, comme au bon vieux temps de l’URSS. Cela ressemble à de la mauvaise science-fiction ? Vraiment ?

Les citoyens des démocraties libérales doivent comprendre une chose. Il ne s’agit pas seulement d’une guerre entre la Russie et l’Ukraine. Cette guerre n’est que la première étape de la stratégie russe globale visant à établir un nouvel ordre mondial et une domination incontestée sur l’Europe. Car, comme le dit sans ambages Piotr Akopov :

Ce conflit entre la Russie et l’Occident est une réponse géopolitique à l’expansion des atlantistes, ainsi que la récupération par la Russie de son espace historique et de sa place dans le monde. […] La Russie a non seulement lancé un défi à l’Occident, elle a aussi montré que le temps de l’hégémonie occidentale dans le monde pouvait maintenant prendre complètement et définitivement fin.

Peut-on formuler l’objectif du néo-impérialisme russe de manière plus explicite ?

Alors, qu’est-ce que l’Occident (pas seulement les gouvernements, mais chaque citoyen) doit faire pour contrer cette stratégie russe ? Voici les points les plus importants :

  1. Soutenir l’Ukraine par tous les moyens possibles, sans écarter totalement l’option militaire. N’oubliez pas : La Russie menace d’utiliser ses armes nucléaires si l’OTAN intervient militairement, mais elle aura recours exactement à la même tactique lorsqu’elle attaquera les États baltes ou la Pologne. Il n’est donc pas question de céder à ce chantage nucléaire.
  2. Soutenez la démocratie libérale dans votre pays d’origine.
  3. Renforcer la coopération au sein de l’OTAN, car chaque pays européen est trop faible pour faire face, seul, à la Russie. Par conséquent, tout politicien qui prône la dissolution de l’OTAN fait (volontairement ou non) le jeu de Poutine.
  4. Se préparer à une confrontation militaire entre l’Occident unifié et la Russie. Malheureusement, en l’état actuel des choses, une telle confrontation est inévitable, même si l’OTAN n’intervient pas dans la guerre actuelle en Ukraine.
  5. Mettez autant de pression économique et financière sur la Russie que vous le pouvez. Cela n’arrêtera pas Poutine immédiatement, mais si suffisamment de dommages sont causés à l’économie russe, ce Reich actuel peut s’effondrer avant qu’il ait une chance de mettre en œuvre sa stratégie anti-occidentale.

Ces cinq points ne suffiront peut-être pas à arrêter le fou du Kremlin, mais ils constituent la meilleure chance pour le monde. Ajoutez à cela le courage et l’espoir. Comme on le dit actuellement en Ukraine, « le bien triomphera du mal et la lumière des ténèbres ».

Pavlo Shved est éditeur, traducteur et essayiste ukrainien de Kyiv, Ukraine.

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