L’immigration russe, ou le fameux « ils nous envahissent ! »

Il est question en ce moment au Kazakhstan d’une augmentation possible de l’immigration venue de Russie. De nombreux Russes qui ne sont pas des opposants, mais des représentants de la classe moyenne désireux de ne pas subir les inconvénients des sanctions occidentales, téléphonent à leurs relations ou à leurs collègues kazakhstanais, posent des questions sur les réseaux sociaux, s’enquièrent des possibilités d’installation au Kazakhstan. « Il faut expliquer aux Russes à quel accueil ils doivent s’attendre », écrit l’auteure, une blogueuse kazakhe influente.

Je vais donner ici quelques jalons, afin que vous puissiez, citoyens russes, vous faire au moins une idée générale du pays où vous comptez immigrer, où vous êtes peut-être même déjà arrivés.

Vous, les Russes, vous réjouissez que le Kazakhstan soit un pays riche, sans lourdeurs bureaucratiques pour tout ce qui a trait au travail, où la langue russe est assez largement répandue (pas besoin de s’embêter à apprendre la langue du pays, n’est-ce pas ?), avec des villes modernes où l’on trouve des cinémas, les chaînes de café habituelles, en un mot où l’on a accès à tous les bienfaits de la civilisation.

Sans compter que les Kazakhs sont réputés pour leur hospitalité, ça fait partie de leur éducation, de leurs traditions. Tellement pratique, pas vrai ?

La première chose à souligner, c’est que nous avons beaucoup en commun avec l’Ukraine, à laquelle vous faites la guerre en ce moment, dont vous bombardez les villes, dont vous tuez les enfants, dont vous détruisez les habitations. Vous appelez les Ukrainiens des « banderistes »1, des nationalistes (des nazis, dans votre interprétation). Au Kazakhstan, nous avons également nos héros nationaux, et il y a peu de chances qu’ils vous plaisent. Tout comme les Ukrainiens, nous défendons notre droit à une langue nationale, à une culture, à une identité, à un choix de civilisation. Nous aussi découvrons à nouveau notre histoire (hors de son interprétation sous l’angle de l’idéologie soviétique), nous aussi sommes en plein processus de décolonisation. En outre, tout comme les Ukrainiens, nous avons subi un terrible génocide : la famine du début des années 19302 et l’extermination de la « fleur de la nation » pendant les années de répression politique. Nous voyons comme les Ukrainiens dans l’époque soviétique les pages les plus tragiques de notre histoire. Comme les Ukrainiens, nous n’aimons guère le prétendu « monde russe » qui nous est imposé par la force.

La propagande russe, dévoyant ce terme, nous appelle comme les Ukrainiens des « nazis », pour notre aspiration à nous maintenir en tant que nation. Vos idéologues, de même qu’en Ukraine, ont tenté de nous persuader que les Kazakhs et le Kazakhstan n’existaient pas, et qu’une partie de notre territoire nous avait été offert, soi-disant, par la Russie. Je m’épargne la peine de vous faire un cours d’histoire, lisez donc à loisir sur les Huns et les Sakas, les Khanats turcs, la Horde d’or et le Khanat kazakh.

En bref, vous trouverez chez nous tout ce que vous n’avez pu accepter des Ukrainiens, tout ce qui vous a poussés à entrer en guerre contre eux pour les « désukrainiser ».

Remettons sur le tapis l’éternelle question des « huit ans » que nous posent les Russes, et que l’on entend beaucoup dans la propagande russe.

Où étions-nous, nous autres Kazakhs, pendant ces huit dernières années ? Eh bien, nous soutenions l’Ukraine, nous voyions débarquer vos « non-soldats » et vos « petits hommes verts »3 en Ukraine, considérions et continuons de considérer la Crimée comme un territoire ukrainien. Ces huit dernières années, nous vivions avec l’idée qu’il aurait tout aussi bien pu s’agir de nous plutôt que de l’Ukraine, ou que nous serions les suivants dans les projets poutiniens de restauration du totalitarisme soviétique. Et cette menace subsiste tant qu’existera votre « Mordor ».

Et puis, nous tentions de résister aux attaques de vos propagandistes et politiciens lancés à l’assaut de notre intégrité territoriale. Nous savions que nos territoires au nord du pays risquaient de connaître le même sort que ce que vous appelez les « républiques populaires » de Donetsk et de Louhansk. Nous avions bien conscience que vivaient dans cette partie de notre pays des tenants du prétendu « monde russe », trop fainéants et trop bêtes pour passer simplement la frontière et poser leurs bagages dans votre pays, et suffisamment fourbes pour souhaiter, sans même avoir à se lever de leur canapé, retourner dans le giron de la Fédération de Russie en emportant avec eux notre terre. Même au prix du sang. Ces gens vivent encore dans notre pays, et représentent donc toujours une menace pour nous. J’espère qu’ils sont témoins aujourd’hui du sort des activistes des républiques populaires de Donetsk et de Louhansk.

Et vous, où étiez-vous ces huit dernières années ? Nous n’avons pas entendu les Russes protester contre les injures que déversaient vos propagandistes sur les Kazakhs. Vous étiez sans réaction devant les attaques des Soloviev, des Simonian, des Skabeïeva, des Nikonov, des Fédorov, des Jirinovski4, qui fourraient dans la tête des Russes que nos régions du Nord appartenaient prétendument à la Russie. Les Russes se frottaient les mains à l’idée de goûter une nouvelle part de terre dont ils n’ont, au fond, aucun besoin, à l’instar de leur immense territoire.

Savez-vous pourquoi la population russe prédomine dans le nord du Kazakhstan depuis près d’un siècle ? C’est parce que la colonisation impériale a commencé par le nord. Après l’abolition du servage, la paysannerie russe pauvre et sans terre gagna la steppe dans l’espoir de mettre la main sur un petit coin de pays gratis. Puis arriva la réforme de Stolypine5 et un million de paysans supplémentaires furent déplacés et installés chez nous. Afin qu’ils ne se révoltent pas en Russie, on leur donna des terres dans notre steppe. On les leur donna après les avoir retirées aux éleveurs kazakhs par les armes, les chassant des terres de leurs ancêtres. Mais ceci n’est pas encore la fin de l’histoire. Au début des années 1930, une grande famine fut orchestrée, emportant la moitié de la population kazakhe. Cela eut lieu essentiellement sur les terres du centre et du nord du Kazakhstan. Cette page de l’histoire est bien connue de Nikonov, très bien même, puisqu’à l’époque de cette grande famine, son grand-père Molotov recevait des dépêches l’informant de la progression du processus d’« évacuation » des kazakhs de leurs terres. Quand Nikonov parle de la population essentiellement russe du nord du Kazakhstan, il oublie de mentionner les circonstances et les raisons de cet état de fait.

Sur les terres dépeuplées fut construit le camp de travail pénitentiaire de Karlag, et des prisonniers y furent envoyés. On envoya s’installer dans la steppe les koulaks6 dépossédés et les peuples déportés. Puis vint le temps de la « conquête des terres vierges »7, qui détruisit notre terre et entraîna la diminution du nombre de Kazakhs sur celle-ci, jusqu’à ce qu’ils ne fussent plus qu’une minorité. J’écris tout cela pour que vous compreniez comment nous percevons les nouvelles vagues d’immigration et à quel point cette question est sensible pour nous.

Tous les affronts des impérialistes et les attaques des propagandistes, vous les avez passées sous silence, tout comme votre intelligentsia. Or le silence coûte cher, de nos jours. Pour être tout à fait juste, mentionnons que quelques voix se sont élevées. Quoi qu’on pense des opinions de Maxime Chevtchenko8, celui-ci a au moins tenté de rétablir une certaine vérité historique. A-t-il été entendu par un grand nombre de Russes ? Malheureusement non.

Vos propagandistes, eux, ont été très bien entendus par les « vestes en ouate » ou vatniki9 nostalgiques du temps des Soviets et du statut de « grand frère ». Que faisaient-ils, ces vatniki, pendant ces huit dernières années ? Ils attendaient probablement que Poutine en finisse avec l’Ukraine, et que vienne leur tour de crier, selon la formule consacrée : « Poutine, à l’aide ! Envoie les troupes. »

Continuons. Vous écrivez que le Kazakhstan sera uniquement la destination de spécialistes en consultance pour des institutions financières, par exemple, ou pour de grandes entreprises industrielles, ou bien des employés des industries créatives et des technologies de l’information. Sachez que nous avons notre lot de « planctons » de bureau. Nous n’arrivons déjà pas à nous débarrasser de nos spécialistes en grandes entreprises industrielles. Ils sont 10 000 poids morts de ce genre dans les entreprises publiques ou semi-publiques créées par l’intermédiaire de lobbys.

On entend déjà les Russes déclarer qu’ils mettront au point des cursus d’enseignement (!) et qu’ils formeront des spécialistes locaux (!). Rien que ces propos exhalent un certain relent de condescendance : nous allons vous instruire. Mais qui vous a dit que nous avions besoin de cela ? Avez-vous relancé l’économie de votre pays, êtes-vous à l’origine d’une invention industrielle ou intellectuelle particulièrement originale ? Ce que nous observons, nous, c’est l’effondrement total de la Fédération de Russie.

Nos jeunes étudient dans les universités du monde entier, maîtrisent plusieurs langues et approfondissent brillamment leurs connaissances sans l’entremise de spécialistes russes.

manif almaty
Manifestation à Almaty en soutien de l’Ukraine le 6 mars dernier // AzattyqTV ( RFE/RL ), capture d’écran

Vous souhaitez occuper des postes de direction, vous êtes intelligents, créatifs, cultivés. Alors que diriez-vous d’apprendre la langue officielle ? Si quelqu’un vous a dit que le russe était une langue officielle au Kazakhstan, on vous a induits en erreur. La Constitution ne lui accorde aucun statut. Certes, on peut vous répondre en russe dans les institutions de l’État, dans les magasins, au restaurant, dans les taxis. Mais il s’agit d’un pas que nous faisons dans votre direction, rien de plus. Puisque vous êtes spécialistes, c’est-à-dire capables d’apprendre, vous maîtriserez certainement très vite les rudiments de la langue kazakhe et vous saurez vous débrouiller. Ou peut-être comptiez-vous sur le fait que les Kazakhs fassent eux-mêmes les efforts nécessaires pour entrer en contact avec vous ?

Il est vrai que les Kazakhs sont assez doués pour les langues. Par exemple, un jeune homme qui arrive de son aoul10 sans avoir fait d’études et qui ne parle que kazakh peut, après avoir passé deux ou trois mois en ville, se faire comprendre en russe sans trop de difficultés. Qu’en est-il de votre côté, vous les gens cultivés ? Saurez-vous apprendre, vous qui voulez apprendre aux autres ?

Je ne suis pas en train de vous adresser un reproche. Vous devez comprendre que la langue est une question épineuse au Kazakhstan. La langue kazakhe a été évincée de tous les domaines avec trop de zèle et de cynisme à l’époque soviétique. Non, nous n’insistons pas sur le fait que la langue officielle soit maîtrisée même par les balayeurs, comme c’est le cas dans la Fédération de Russie. Nous n’exigeons pas non plus d’examen de maîtrise de la langue officielle. Mais comme n’importe quel consommateur, il nous semble logique qu’un employé du secteur tertiaire au Kazakhstan puisse se retrouver face à quelqu’un qui ne parle que le kazakh, la langue nationale.

Vous serez surpris d’apprendre que chez nous, on peut obliger une personne qui demande à ce qu’on s’occupe d’elle en langue kazakhe à quitter le pays. Oui, ici au Kazakhstan. Eh bien, sachez que c’est une initiative de vos propagandistes russes, qui ont qualifié le droit légitime d’un Kazakh à l’accès à un service en langue kazakhe au Kazakhstan de « cabale linguistique ». Vous vous demandez comment cela a été rendu possible ? Parce qu’une employée du tertiaire était russe et ne parlait pas le kazakh. Je tiens à souligner qu’elle n’était pas balayeuse, c’est-à-dire sans nécessité de communiquer sur son lieu de travail, mais vendeuse. Et c’est un Kazakh qu’on a obligé à quitter le pays en le menaçant d’un procès et d’un « Poutine, à l’aide ! Envoie les troupes ». C’est ce qu’on appelle la défense des russophones. C’est exactement ce qui, aux yeux des Russes, se produit en ce moment en Ukraine.

Le site forbes.kz tente de rendre « appétissants » les spécialistes qui viennent s’installer (on se passerait bien des attitudes serviles et autres courbettes, afin que ces spécialistes ne s’attendent pas à l’admiration et à la gratitude des Kazakhs, risquant de recevoir à la place quelques crachats, comme ce fut le cas avec Soloviev !). On y trouve cette citation : « Nous avons décidé en urgence d’acheter des billets d’avion et de partir avec nos familles pour le Proche-Orient, notamment au Kazakhstan [sic]. » Cela, pardonnez-moi, donne à réfléchir quant à leur niveau d’éducation.

Je ne parlerai pas de notre économie, de la corruption de nos fonctionnaires (qui seront bientôt soudoyés par vos fonctionnaires corrompus pour que ceux-ci puissent se faire une situation dans notre pays), de la grande misère de notre peuple. Nous vivons à l’heure actuelle un moment critique, déterminant pour notre avenir. Et les freins mis aux réformes, les méthodes répressives etc. qui émanent de notre gouvernement ont grandement à voir avec l’influence de Poutine (vous voyez, encore votre Russie omniprésente).

Il y a deux mois, des citoyens pacifiques étaient tués dans les rues de nos villes. Ils ont été tués pour avoir réclamé le départ de l’ex-président et de sa famille, pour avoir demandé des réformes, du travail, une amélioration des conditions de vie du peuple. Non seulement, des gens ont été tués, mais d’autres ont été torturés. Les tortures continuent encore aujourd’hui, cela fait deux mois. Nous ne connaissons pas pour l’heure toute la vérité sur la répression de cette insurrection, ni le rôle qu’y ont joué Poutine et l’OTSC11. Nous découvrons peu à peu certaines informations. Cependant, connaissant les méthodes de Poutine et vu que la situation en Ukraine présente certaines ressemblances avec la nôtre, on peut logiquement supposer que l’OTSC a joué un rôle clef ici, voire un rôle sanglant. Pensez-vous que vous voudrez être ici quand nous découvrirons toute la vérité ?

Vous me répondrez peut-être : qu’avons-nous à voir là-dedans ? Nous restons en-dehors de la politique.

Nous aussi restions en-dehors de la politique avant qu’on ne nous plonge la tête la première dedans. Avant de comprendre que les décisions politiques détruisent notre pays et nous ruinent. Or la participation de la Fédération de Russie dans tout ceci n’est pas des moindres. Penchez-vous sur l’Union économique eurasiatique et vous comprendrez à quel point vous nous avez plumés ces huit dernières années. Nombreux sont les Ukrainiens en train de mourir qui restaient eux aussi en-dehors de la politique…

Nous sommes une plaie ouverte, tous. Nous revivons encore les événements de ce janvier sanglant. Donc n’attendez pas de notre part de compassion parce que vous ne pouvez pas accéder à votre confort habituel, à vos iPhone, à vos cartes bancaires etc.

Certes, un employeur peut décider comme bon lui semble d’engager qui il veut. Sans aucun doute. Mais les employeurs ne peuvent se permettre de séparer la politique intérieure de la politique extérieure. Or aujourd’hui, la moindre question est abordée à travers le prisme des événements politiques en cours à l’échelle mondiale…

Dites, vous n’avez pas envie de pousser des brouettes sur les marchés, de travailler comme maçon, balayeur ou concierge ? Pas la peine de monter sur vos grands chevaux et de rappeler que vous avez fait des études. Vous croyez que les immigrés ouzbeks et kirghizes que vous avez chez vous n’ont pas fait des études, eux aussi ? Vos maçons, plongeurs, vendeurs, contrôleurs étaient médecins, enseignants et spécialistes des technologies de l’information en Ouzbékistan et au Kirghizstan. Vous ne le saviez pas ? Vous vous demandez comment ça se fait qu’il en soit ainsi ? C’est que vous ne leur avez pas donné d’autre travail.

Nous n’avons pas besoin des conflits que vous pourriez provoquer ici. Nous avons déjà assez avec nos propres problèmes (nos vatniki12, nos autorités, la pression exercée par l’État russe). Nos nationalistes locaux s’offusquent déjà du fait que le peuple kazakh et bientôt l’État envoient de l’aide humanitaire en Ukraine.

Vous n’êtes pas les premiers à venir de Russie pour gagner de l’argent au Kazakhstan. Une employée de banque s’est fait connaître en amusant ses abonnés avec des prénoms kazakhs « absurdes et ridicules » (encore heureux qu’elle n’ait pas, conformément à la tradition soviétique, obligé ces gens à se renommer avec un prénom russe plus pratique pour elle).

Une autre, qui travaillait dans le tertiaire, a réussi à n’apprendre qu’un seul mot de kazakh : mambet (surnom méprisant pour les Kazakhs, « cul-terreux », qui équivaut en bref à appeler un Ukrainien un khokhol).

Elle s’était visiblement équipée pour savoir comment blesser les Kazakhs.

Un troisième larron qui n’avait pas envie de côtoyer de Kazakhs (au Kazakhstan !) s’est dépêché d’indiquer qu’aucun Kazakh issu d’un aoul ne serait admis sur son territoire (pour information, l’aoul est un berceau pour le peuple kazakh, nous sommes tous issus de lui, et même lorsque nous n’y avons aucune famille, il représente pour nous l’origine)…

Vous connaissez l’expression méprisante « Ils nous envahissent ! » ? Vous l’adressez aux travailleurs migrants qui viennent en Russie de différents pays. On l’entend même parfois tout à coup au Tatarstan à l’encontre d’un Tatar ou à Orenbourg13 vis-à-vis d’un Kazakh. Les nationalistes locaux et autres adeptes du « monde russe », qui vous ont emprunté vos normes de communication se sont à leur tour approprié cette rhétorique russe. Ils parviennent même à dire au Kazakhstan « Ils nous envahissent ! » à des Kazakhs. Ils nous forcent à adopter la formule et, en dépit de notre hospitalité, cette expression va s’entendre de plus en plus fréquemment dans la bouche des Kazakhs. Vous pouvez remercier les nationalistes locaux. Ils ont préparé le terrain pour un accueil « chaleureux » des citoyens russes.

On nous dit que ce sont des « cerveaux » qui viendront de Russie. Or ce sont justement les cerveaux russes qui nous inquiètent et nous effraient, imbibés qu’ils sont de soviétisme, de poutinisme, de chauvinisme. Nous n’avons ni l’envie ni le temps d’arranger cela. Nous n’avons pas besoin de génies, s’ils sont chauvins et impérialistes.

Cela n’a même pas trait à nos relations avec vous, mais au fait que nous sommes à un tournant de notre histoire. Nous souhaitons nous arracher à la Russie de Poutine, à l’idéologie des Soviets. Nous n’avons pas besoin dans notre pays d’agents du prétendu « monde russe ».

Les sanctions dirigées contre votre pays ont un objectif bien précis : vous rappeler vos responsabilités. Vous avez besoin de procéder à une dénazification, à une dépoutinisation. En partant vous installer dans un autre pays, vous rendrez ce processus impossible. Qui plus est, en venant chez nous, vous continuerez à répandre ce virus de l’impérialisme et de la mentalité soviétique. Et cela intervient à l’heure où nous demandons que ne soient plus diffusées chez nous les chaînes russes, où nous voulons quitter les unions avec la Fédération de Russie.

Et enfin, le plus important : nous voulons accueillir des réfugiés d’Ukraine. Nous ne souhaitons pas de conflits sur notre terre entre les réfugiés ukrainiens et les immigrés russes. Or les conflits sont presque inévitables. Les blessures infligées aux Ukrainiens sont trop grandes. L’espoir d’un minimum de délicatesse de la part des Russes est trop faible. Nous avons déjà bien assez de « pro-monde russe » et de « naZillons »14 à neutraliser.

Je crains que notre gouvernement dépendant de Poutine ne décide d’accorder l’asile aux Russes et d’éviter d’accueillir des réfugiés d’Ukraine. Si cela se produit, c’est à vous, les Russes, que reviendra notre part de haine pour n’avoir pas pu accueillir d’Ukrainiens.

Donc ne prenez pas la place des Ukrainiens. Votre pays, votre armée ont chassé les Ukrainiens hors de leurs foyers. À présent, vous voulez prendre la place que nous sommes prêts à leur réserver.

Vous quittez la Russie quand les Ukrainiens vous supplient de descendre dans les rues de vos villes. Ils vous le demandent à vous, leurs frères d’hier, parce qu’ils meurent sous les bombardements. Et vous fuyez, vous cherchez un endroit où vous mettre au chaud et emportez avec vous votre « monde russe » qui détruit les peuples. Au lieu d’aider les Ukrainiens, vous partez à l’assaut de pays prêts à accueillir des Ukrainiens. Tant que vous serez là, ils ne seront pas en paix chez nous. Ne venez pas. Nous attendons des Ukrainiens.

Certes, nous avons le sens de l’hospitalité. Mais nous avons également le sens de la justice. Et aujourd’hui, notre cœur et notre maison, le Kazakhstan, sont ouverts aux Ukrainiens qui souffrent, que la Russie a privés de leurs maisons, de leur monde, de leur paix.

Je n’écris pas cela pour vous blesser, mais pour que vous compreniez où vous vous apprêtez à mettre les pieds, et pourquoi nous ne serons pas heureux de vous recevoir.

Écoutez la petite voix à l’intérieur de vous. Si j’ai écrit quelque chose que vous n’aviez encore jamais entendu ou qui vous indigne, c’est qu’il est encore là, au fond de vous, ce « monde russe ». Dans ce cas, il vous faut impérativement rester en Russie et procéder à la dénazification, à la dépoutinisation aux côtés de votre peuple.

L’original en russe a été publié sur la page Facebook de l’auteure le 7 mars.

Traduit du russe par Nastasia Dahuron

Aynash Kerney est une célèbre blogueuse kazakhe. Elle vit à Karaganda.

Notes

  1. Adeptes de Stepan Bandera (1909-1959), idéologue nationaliste ukrainien ayant collaboré avec l’Allemagne nazie et lutté contre la Pologne et l’Union soviétique pour l’indépendance de l’Ukraine [Toutes les notes sont de la traductrice]
  2. En 1931, le Kazakhstan connut une famine qui emporta presque le tiers de sa population. En 1932 et 1933 eut lieu une famine en Ukraine appelée Holodomor, qui fit entre 2,6 et 5 millions de morts, et dont la responsabilité est généralement imputée aux autorités soviétiques. Le régime stalinien dissimula au monde ces famines.
  3. Appellations sarcastiques données aux forces militaires russes masquées opérant sans insignes pendant la guerre de 2014 en Ukraine et l’annexion de la Crimée par la Russie.
  4. Vladimir Soloviev est propagandiste et journaliste de radio et de télévision ; Margarita Simonian est journaliste et rédactrice en chef de la chaîne RT et des agences d’information Sputnik et Rossia Segodnia ; Olga Skabeïeva est animatrice de télévision et commentatrice politique, surnommée la « poupée de fer de Poutine TV » ; Viatcheslav Nikonov est député à la Douma, membre du parti Russie unie, doyen de la faculté d’administration publique de l’université Lomonossov, animateur d’une émission de télévision ; Evgueni Fedorov est député à la Douma, membre de Russie unie, et notamment auteur avec Nikonov d’une intervention télévisée selon laquelle le territoire du Kazakhstan serait un gros cadeau offert par la Russie ; Vladimir Jirinovski est le président du parti d’extrême droite LDPR, député à la Douma. Toutes ces personnes ont à l’une ou l’autre occasion exprimé des propos méprisants, diffamatoires ou agressifs vis-à-vis du Kazakhstan.
  5. Premier ministre de Nicolas II, initiateur d’une importante réforme agraire en 1906 visant à calmer l’agitation des paysans, permettant à certains d’entre eux d’acquérir des terres.
  6. Riches paysans propriétaires.
  7. Campagne lancée en 1953 par Khrouchtchev pour augmenter la production agricole de l’URSS, en mettant en culture notamment des steppes du Kazakhstan, mais qui se solda par une érosion des sols d’immenses territoires.
  8. Journaliste russe, chef du Parti de la liberté et de la justice, membre du Conseil présidentiel russe pour les droits humains et la société civile, dont les prises de position sont souvent polémiques et parfois contradictoires.
  9. Surnom des patriotes russes pro-gouvernementaux popularisé par un mème sur Internet depuis 2011, nommés d’après un vêtement typiquement russe de protection individuelle contre le froid.
  10. Village fortifié des peuples du Caucase, des tatars, des bachkirs, des kazakhs et des kalmouks.
  11. Organisation du traité de sécurité collective : organisation politico-militaire fondée en 2002 et composée de l’Arménie, de la Biélorussie, du Kazakhstan, du Kirghizistan, de la Russie et du Tadjikistan.
  12. Terme péjoratif désignant des Russes peu cultivés et influencés par la propagande officielle.
  13. Ville de Russie située non loin du Kazakhstan actuel et capitale de 1920 à 1925 de la RSS autonome kazakhe.
  14. La lettre « Z » est devenue depuis début mars 2022 un signe de ralliement d’abord militaire des Russes en Ukraine, tracé sur les chars et les équipements des soldats, puis s’est muée en un symbole de soutien général à la Russie dans la guerre en Ukraine. Il est utilisé par la propagande gouvernementale, comme dans le mot « dénaZification », et à divers endroits de la société, ainsi que dans l’espace public, pour montrer un soutien de la population à l’armée russe et à Poutine, rappelant l’usage tristement efficace des symboles dans la propagande politique à travers l’histoire.

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