Le général polonais Mieczysław Gocuł: « Nous sommes dans une phase décisive : l’Ukraine a besoin de chars »

Un appel bien argumenté de l’ex-chef de l’Etat-major polonais à la direction de son pays : il faut fournir d’urgence des chars polonais T-72 à l’Ukraine. Les Ukrainiens en ont absolument besoin sur le terrain pour lutter contre l’invasion russe.

Propos recueillis par Paweł Wroński

Le Président Zelenski ne s’est pas du tout montré triomphant en récupérant les localités d’Irpin, Boutcha et Hostomel à l’ouest de Kyïv. Il a affirmé que l’Ukraine doit s’attendre à des combats extrêmement difficiles sur le flanc est du pays.

La véritable question est de comprendre s’il s’agit d’un retrait ou au contraire d’une réorganisation des troupes, d’un renouvellement des bataillons, d’un ravitaillement logistique et d’un renforcement des moyens d’action. Il s’agit plutôt pour les Russes de se donner du temps pour reconstituer des forces. Les chiffres de 261 000 soldats engagés semblent impressionnants. Mais peu sont actuellement en état de combattre. 134 000 soldats devraient rentrer chez eux après un an de service, et le restant des troupes est peu entraîné. Il ne resterait donc que 50 000 soldats en état de combattre dans cette zone.

Pourquoi la situation semble très difficile à l’Est du pays ?

Au sud de Kharkiv, les troupes russes progressent sur un terrain dégagé en direction de Kramatorsk… 30 à 40 000 soldats ukrainiens qui se trouvent à l’Est courent le risque d’un encerclement et d’une prise en tenailles par d’autres troupes russes en provenance de Marioupol et de Crimée.

Que doit-on en conclure ?

Dans la pire des configurations, cela voudrait dire qu’après avoir massacré ce groupement de soldats ukrainiens, pris en tenailles, les Russes se dirigeraient vers Dnipro et même vers le sud de Kiev. C’est sans doute pour cela que les Russes maintiennent des troupes à l’Est de Kiev.

Sinon, a minima, après encerclement et massacre des troupes ukrainiennes de la région de Kramatorsk et Slaviansk, les Russes pourraient étendre leur domination sur la totalité de l’Est du pays jusqu’à la mer d’Azov et les rives du Dniepr. Ce terrain est propice aux agresseurs russes.

Jusqu’à présent les offensives militaires russes avaient des résultats mitigés.

C’est vrai, outre les erreurs de commandement, les blindés ont eu de grosses difficultés dans des terrains marécageux ou urbanisés, facilitant l’usage des missiles antichars ukrainiens. On voyait que les troupes étaient inexpérimentées. Les avancées de blindés en colonnes longilignes sont inadaptées en temps de guerre.

Dans le sud du pays, la situation est toute autre. C’est un terrain de steppes dégagé où ont eu lieu de grands combats de blindés durant la Deuxième Guerre mondiale. Dans ces conditions, celui qui attaque avec des tanks et qui bénéficie d’un soutien d’avions et d’hélicoptères a un avantage énorme sur la partie adverse.

La Russie disposerait de 23 000 tanks dont au moins mille opérationnels immédiatement et le reste mobilisable si besoin. Les forces ukrainiennes ont des moyens limités. Si on ne les soutient pas très rapidement, ils ne pourront que perdre la bataille.

Comme l’explique le général Frederick « Ben » Hodges, ancien coordinateur des Forces Américaines en Europe, nous perdons l’occasion de vaincre la Russie en Ukraine. Selon lui, les militaires ukrainiens ont besoin d’équipement lourd et de munitions 122 et 152mm.

Je suis totalement d’accord avec lui : il n’y a plus un instant à perdre. On peut et on doit profiter de la faiblesse passagère de l’armée russe pour livrer ces équipements aux Ukrainiens.

Sauf que la proposition de transférer ne serait-ce que 50 tanks T-72 se heurte à des objections et des arguments contre une escalade dans le conflit.

Nous ne raisonnons pas de façon rationnelle. L’Ukraine ne fait pas l’objet de sanctions. Elle n’a agressé personne ; elle a été attaquée. Elle a parfaitement le droit de défendre son indépendance et sa population. C’est pourquoi tous les États ont le droit de fournir ou de vendre de l’armement à l’Ukraine. Naturellement, il eût été préférable de le faire discrètement et dans le cadre du partenariat de l’OTAN pour éviter les initiatives avortées tel que le transfert envisagé de MIG-29.

Mais soyons clairs : l’échec de l’Ukraine aura de graves conséquences. Quant à l’escalade de l’horreur et la bestialité, le cap a déjà été franchi par les Russes.

L’Ukraine dispose principalement de chars T-64 et T-80. Le T-72 est une autre technologie. Est-ce un handicap ?

Non, pas véritablement. Il y a peu de différence et les Ukrainiens ont déjà quelques chars T-72. Le plus important est que le canon 2A46M de calibre 125 mm soit exactement le même dans les chars Ukrainiens que dans les T-72.

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Image : ministère de la Défense ukrainien, capture d’écran

On a appris par les médias que les Allemands pourraient fournir des BMP-1 [véhicule de combat d’infanterie soviétique], les Américains envisagent des chars et les Britanniques des AS-90 [arme d’artillerie blindée automotrice]. En quoi cela peut-il influer sur la situation ?

La Pologne pourrait également fournir ses BMP-1. Ils n’ont pas une grande puissance de feu mais les soldats peuvent la renforcer. L’Ukraine a désormais besoin de tous les armements possibles. Comprenez-moi bien : 50 tanks T-72 ne permettront pas à eux seuls de gagner cette guerre, mais peuvent avoir un impact opérationnel décisif. Nous devrions nous appuyer sur l’article 4 du Traité de l’Atlantique Nord et sur les stocks d’armement des Etats membres pour soutenir massivement et de toute urgence l’Ukraine.

L’entrepôt pétrolier russe de Belgorod à 40 km de la frontière a été attaqué. Les Ukrainiens ne revendiquent pas l’attaque, mais selon la Russie les tirs proviendraient de deux hélicoptères MI-24. Il est en tout cas incontestable que si l’Ukraine disposait d’avions de chasse, cette guerre serait bien différente. Les colonnes rectilignes de blindés auraient été une cible parfaite.

Selon vous, de combien de temps dispose l’Ukraine pour préparer une contre-offensive ?

De très peu de temps. Au maximum deux ou trois semaines. Ensuite, les Russes vont mettre une pression maximum. Jusqu’à présent, hormis sur le front sud, les généraux russes donnaient l’impression de ne pas trop maîtriser leurs objectifs et d’être peu motivés. C’est pourquoi il faut réarmer l’Ukraine au plus vite, décider et organiser en deux ou trois jours pour que l’armement soit en Ukraine sous huit jours.

Au tout début de la guerre, le général Mieczysław Cieniuch expliquait que la corruption avait conduit la logistique, l’organisation et l’approvisionnement à l’échec. Ainsi, par exemple, des chars dont le plein devait permettre de parcourir 300 km tombaient en panne sèche au bout de 40 km. Peut-être que la prochaine offensive Russe pâtira à nouveau de ce désordre ?

Cette fois-ci, ce ne sera pas le cas. Le moral des Russes n’est pas extraordinaire mais ils savent tirer les conséquences de leurs échecs. Il faut relativiser l’effet de la corruption car il s’agissait des soldats stationnés depuis des mois à la frontière et dans le froid. Ils utilisaient le carburant pour se réchauffer.

Combien de temps la guerre va-t-elle encore durer ? Selon les Russes, elle pourrait prendre fin le 9 mai [jour de la Victoire dans la Seconde Guerre mondiale].

C’est une vision optimiste des Russes. Il est certain que nous aimerions tous qu’elle s’arrête au plus vite, mais pour cela il faudra que l’Europe et les Etats Unis fournissent au plus vite de l’armement lourd aux Ukrainiens. Il ne faut pas oublier que la guerre a commencé en 2014, depuis l’annexion de la Crimée et le soutien aux soi-disant “séparatistes” du Donbass.

Si nous l’avons trop facilement occultée, ce ne sera pas le cas de cette nouvelle guerre, car l’Ukraine est un grenier à blé, et la pénurie de farine ou d’huile de tournesol va engendrer une flambée des prix et de prévisibles émeutes de la faim dans le monde et en particulier dans les pays arabes. Cette guerre, nous ne pouvons la passer sous silence.

Traduit du polonais par Jacques Nitecki.

Article original.

Né en 1964, il a fait des études d'histoire à l'Université de Jagelone à Cracovie. Membre actif de la presse clandestine de Solidarnosc, il est journaliste de Gazeta Wyborcza depuis 1991.

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