Le résultat du premier tour de la présidentielle française a de quoi stupéfier. Alors que l’Ukraine se bat désespérément pour défendre sa liberté face à l’agression armée de sa voisine de l’Est, plus de la moitié des électeurs français ont donné leur suffrage à des partis qui préconisent la sortie de l’OTAN et un renversement d’alliances au profit de la Russie. Serons-nous dignes d’un destin véritablement européen ?
Les Français sont sensibles au martyre de l’Ukraine, comme en témoigne leur engagement dans l’action humanitaire en faveur de ce pays. Mais ils se refusent à tirer les leçons de la tragédie que l’Ukraine est en train de vivre, ni à imaginer que la passion liberticide de la Russie puisse toucher la France. Les partis kremlinophiles sont incapables de faire ce qui est pourtant le b.a.-ba de toute politique, établir la hiérarchie des ennemis et des dangers qui menacent le pays. Pour eux le seul adversaire est « l’hégémonisme américain ». Peu importe que Poutine menace l’Occident de frappes nucléaires, que les agents du Kremlin infiltrent notre Parlement, nos think tanks, nos partis, nos médias : le péril vient des États-Unis, ce pays qui depuis près de vingt ans tend à se décharger du fardeau de ses engagements internationaux, au grand bénéfice des États-voyous prospérant dans un monde de plus en plus chaotique. Ce manque flagrant de jugement en matière de politique étrangère laisse mal augurer de ce que pourrait être leur politique intérieure.
Une pareille persistance dans l’aveuglement demande des explications. Le pli antiaméricain, voire antioccidental, d’une grande partie de la population française a été pris il y a fort longtemps et c’est pourquoi il demeure immuable, imperméable à la réalité comme un héritage dont on n’a plus conscience. C’est dans la propagande stalinienne qu’il faut en chercher les causes. Nous voyons à quel point cette dernière a marqué les esprits en Russie. Mais son effet délétère se fait encore sentir en France.
C’est lors de la campagne déchaînée par Staline contre le plan Marshall à partir de l’automne 1947 que se mettent en place les grands thèmes qui articulent encore aujourd’hui le discours des partis extrêmes de gauche et de droite. Les architectes américains du plan Marshall poursuivaient un double objectif : sortir l’Europe d’après-guerre de sa misère afin qu’elle fût moins vulnérable à la propagande de Moscou ; encourager les Européens à coopérer entre eux, et notamment réconcilier la France et l’Allemagne, afin de jeter les bases de la Communauté européenne. Staline comprit immédiatement que la réussite de cette politique sonnerait le glas de ses ambitions de domination sur le continent. Il entreprit de mobiliser les communistes européens pour saboter la mise en place du plan Marshall. En septembre 1947 il les convoqua en Pologne, où Jdanov se chargea de leur dicter les grandes lignes de la propagande qui devait être déployée contre l’initiative américaine. L’idée force de Staline était de faire appel au nationalisme et à poser l’URSS comme la championne de la souveraineté des États européens face à un projet d’« asservissement » de l’Europe par les États-Unis. Notons que Staline déployait cette argumentation alors qu’il était en train d’imposer le régime communiste dans les pays d’Europe centrale et orientale, où il installait la terreur, où les arrestations, les déportations et les grands procès se multipliaient.
Écoutons Jdanov : « La campagne idéologique qui va de pair avec les plans d’asservissement de l’Europe repose sur une offensive contre le principe de la souveraineté nationale […] auquel est opposée l’idée d’un gouvernement mondial. Le but de cette campagne est de masquer l’expansion effrénée de l’impérialisme américain qui viole effrontément les droits souverains des nations, de représenter les États-Unis comme les champions du droit universel et ceux qui résistent à la pénétration américaine comme des partisans d’un nationalisme désuet et égoïste… L’Union soviétique défend les droits souverains de toutes les nations, petites et grandes. Actuellement les pays impérialistes comme les États-Unis, l’Angleterre et leurs proches alliés deviennent des ennemis dangereux de l’indépendance nationale et de l’autodétermination des nations… L’existence du gouvernement travailliste Attlee-Bevin en Angleterre et celle du gouvernement socialiste Ramadier en France n’empêchent pas l’Angleterre et la France de marcher comme des satellites, en ce qui concerne les questions principales, dans l’ornière de la politique impérialiste des États-Unis. »
Le plan Marshall est selon Jdanov « un projet consistant à créer un bloc d’États redevables aux États-Unis et à accorder des crédits aux pays européens en récompense d’un abandon de leur indépendance économique puis politique… ». « L’idée d’un « gouvernement mondial » reprise par les intellectuels bourgeois rêveurs et pacifistes, est utilisée non seulement comme moyen de pression en vue de désarmer moralement les peuples qui défendent leur indépendance contre les attentats de l’impérialisme américain, mais aussi comme mot d’ordre spécialement opposé à l’Union soviétique, qui défend infatigablement et conséquemment le principe d’une réelle égalité des droits et de la protection des droits souverains de tous les peuples grands et petits ». Ne croirait-on pas entendre Le Pen, Zemmour ou Mélenchon ? En 2008 Marine Le Pen voyait des bons côtés à la crise des subprimes : « La crise donne la possibilité de tourner le dos à l’Amérique et de se tourner vers la Russie. »1
Cette propagande mettant en avant la « souveraineté » des nations contre « l’hégémonisme américain » ne resta pas l’apanage du PCF. Elle percola dans le parti gaulliste. Au début des années 1950, gaullistes et communistes firent campagne ensemble contre le projet de CED (Communauté européenne de Défense)… au nom de la « souveraineté » de la France. Depuis, le besoin de faire cavalier seul, de faire étalage de son « indépendance », bien sûr par rapport aux États-Unis, est devenu un must de la diplomatie française. Moscou a savamment exploité cette prétention française à la singularité, au détriment de nos alliances et de nos engagements européens, et continue de le faire avec un succès constant pour affaiblir l’Europe et l’OTAN. Le président Macron s’est récemment félicité de ce que Vladimir Poutine « respecte la France et fait une distinction avec le reste de l’Occident ».
Le régime soviétique a fait appel au nationalisme dès les premiers jours. Mais il s’agit d’un nationalisme particulier, compatible avec la domination de Moscou. Les idéologues du Kremlin l’ont enfermé dans une variante inoffensive, « nationaliste dans la forme, socialiste dans le contenu ». Ils ont réduit le nationalisme à l’esprit de clocher, au folklore, aux « groupes de chant et danse », aux chemises brodées de telle ou telle république ou région, agrafés sur la mythologie sociale du bolchevisme. Ce nationalisme à la mode soviétique est en fait un provincialisme, qui appelle en quelque sorte la tutelle du « grand frère ». Et c’est ce type de nationalisme empreint de folklore (Jeanne d’Arc, Napoléon, de Gaulle, escadrille Normandie Niemen) qui est maintenant diffusé dans la droite identitaire française, et qui est parfaitement kremlino-compatible, parce qu’il sent le renfermé, parce qu’il perçoit en Russie la même volonté de fermer les portes et les fenêtres, parce qu’il est vide de pensée libre et surtout de toute tentative de comprendre le monde dans lequel nous vivons, en dehors des clichés conspirationnistes qui font partie de sa démonologie. La hargne avec laquelle ce milieu attaque les « élites » tient justement à ce que celles-ci sont davantage tournées vers le grand large et refusent le nombrilisme douillet des « populistes ». Il semble plus confortable d’être une province calfeutrée contre les courants d’air, intégrée dans l’Eurasie poutinienne, que d’être une nation obligée d’assumer son destin et sa défense dans un monde de fauves, forcée de regarder les désagréables réalités en face, au sein d’une Union européenne que l’on accuse de ne pas être assez « protectrice ».
À la fin de la période communiste, au moment du désarroi idéologique qui règne durant la période Eltsine, c’est la France qui hérite du flambeau de l’antiaméricanisme et de l’antilibéralisme. Car ceux-ci subissent durant cette période une éclipse à Moscou. Les apprentis gourous à la Douguine iront se ressourcer dans la nouvelle droite française, à laquelle ils empruntent leur antioccidentalisme (Alain de Benoist, le principal théoricien de la Nouvelle Droite, a été invité par Douguine à Moscou en 1992), tandis que d’autres experts russes découvriront en France avec ravissement la « multipolarité », l’alpha et l’oméga de la diplomatie mitterrandienne et chiraquienne. C’est ainsi que l’influence française ira nourrir les courants les plus toxiques de l’idéologie de la revanche russe. Nos « réalistes » chantres de la « multipolarité » sont en partie responsables de l’idée fixe actuelle du président Poutine d’un bouleversement de l’ordre international au profit des dictateurs souverainistes pullulant sur la planète, qui comme Poutine, confondent souveraineté et impunité.
Aujourd’hui l’osmose est si grande entre les réseaux sociaux de la droite identitaire française et ceux du Kremlin que les médias russes véhiculent la haine virulente de Macron charriée dans la mouvance souverainiste, au point que des observateurs russes s’en étonnent, tel le politologue Boris Mejouev: « Pourquoi y a-t-il une telle haine envers Macron en Russie ?… Pourquoi Macron provoque-t-il une réaction aussi stridente ? Sarkozy, qui, avec les Britanniques, a forcé les États-Unis à jeter bas Kadhafi, n’a pas provoqué une telle réaction. Hollande ne suscitait que l’indifférence. Macron est ici plus détesté que Boris Johnson… Alors qu’à nos yeux la seule chose importante devrait être que de tous les mondialistes européens il ait pris la position la plus conciliante envers la Russie. » Après les déboires de la campagne en Ukraine, les médias russes reviennent en quelque sorte aux sources, en insistant de plus en plus sur l’idée qu’il ne s’agit pas de reconquérir « le peuple frère », que l’enjeu du conflit est ailleurs, que la Russie est en passe de créer une « coalition internationale antiglobaliste » : « La Russie mène la guerre contre l’ordre mondial globalisé, qui a un caractère totalitaire anti-humain, dont la politique économique et culturelle est expansionniste et qui nie la multipolarité de l’humanité… Cette force globale est comme une tumeur cancéreuse, elle est difficile à localiser, elle ne fait pas partie du corps, elle vit en constante expansion et se répand partout par métastases. Comment l’arrêter ? La guerre est comme la chimiothérapie, parfois il n’y a pas d’autre remède, mais elle endommage les organes en même temps que la tumeur. »
Le deuxième grand axe de l’attaque stalinienne contre l’ordre libéral que voulaient instaurer les États-Unis après la Seconde Guerre mondiale est l’anticolonialisme. Revenons à Jdanov : «La crise du système colonial, accentuée par l’issue de la seconde guerre mondiale, se manifeste par le puissant essor du mouvement de libération nationale dans les colonies et les pays dépendants. Par là même, les arrières du système capitaliste se trouvent menacés. Les peuples des colonies ne veulent plus vivre comme par le passé. Les classes dominantes des métropoles ne peuvent plus gouverner les colonies comme auparavant. Les tentatives d’écrasement du mouvement de libération nationale par la force militaire se heurtent maintenant à la résistance armée croissante des peuples des colonies et conduisent à des guerres coloniales de longue durée… »
L’anticolonialisme kominternien fait le lit du tiers-mondisme des années 1960-1970 et du décolonialisme d’aujourd’hui. Malgré la dénonciation stridente du woke et de la « cancel culture » par les idéologues poutiniens, le Kremlin continue de plus belle de jouer la corde anticolonialiste et antieuropéenne, comme on le voit en Afrique et au Moyen-Orient, mais aussi chez nous, dans la dénonciation de « l’Occident collectif ». Ceci lui permet de favoriser la jonction des extrémismes de droite et de gauche préconisée par Douguine pour déstabiliser les sociétés occidentales.
Peut-on espérer que le sacrifice des Ukrainiens nous aide à démonter cette matrice idéologique stalinienne si résiliente en France ? Peut-on débarrasser le libéralisme de toutes les connotations négatives dont il est chargé, parfois par la faute même de nos élites, qui ont laissé accabler la civilisation occidentale en permettant aux jeunes générations d’oublier tout ce que nous lui devons, la liberté civique, le respect de la vérité qui permet la science, la curiosité désintéressée, la tolérance, la bienveillance caractérisant les sociétés libres, que la propagande du Kremlin essaie de remplacer par la culture du soupçon ?
On a comparé le bataillon Azov assiégé à Marioupol aux 300 Spartiates défendant l’entrée du défilé des Thermopyles (480 av. J.-C.) contre une armée perse de 70 000 hommes au moins, pour laisser aux Grecs le temps d’organiser leur défense. Les cités grecques auparavant si querelleuses s’étaient unies pour faire face à l’envahisseur barbare. Pendant ces journées héroïques, les Grecs prirent conscience de ce qu’ils défendaient. Hérodote rapporte un échange entre des Lacédémoniens questionnés par le satrape perse Hydarnès qui leur demande pourquoi ils ne veulent pas devenir les amis du « Grand Roi (de Perse) » en se mettant à son service, ce que le roi saurait récompenser. Les Grecs répondent : « Hydarnès, les raisons de ce conseil ne sont pas les mêmes pour vous et pour nous. Vous nous conseillez cet état, parce que vous en avez l’expérience, et que vous ne connaissez pas l’autre. Vous savez être esclave, mais vous n’avez jamais goûté la liberté, et vous en ignorez les douceurs. En effet, si jamais vous l’aviez éprouvée, vous nous conseilleriez de combattre pour elle, non seulement avec des piques, mais encore avec des haches. » C’est ce message vieux de 2 500 ans que nous rappelle aujourd’hui la bravoure des Ukrainiens : des mots qui annoncent la naissance de la conscience occidentale.
Études de lettres classiques, a séjourné 4 ans en URSS en 1973-8, agrégée de russe, a enseigné l'histoire de l'URSS et les relations internationales à Paris Sorbonne.