Sous nos yeux, le pouvoir de la propagande

Ancien prisonnier politique soviétique, le journaliste russe Alexandre Podrabinek analyse la puissance de la propagande du Kremlin, qui ressemble furieusement au « ministère de la Vérité » du roman 1984 de George Orwell. Il regrette aussi l’insuffisance des réactions occidentales face à ce phénomène qui dure depuis de longues années.

La guerre contre l’Ukraine a souligné une fois de plus l’importance de l’information et le pouvoir de la propagande. On a tous pu observer le lavage de cerveau intensif que les soldats russes ont subi, convaincus d’être venus libérer des Ukrainiens opprimés par leur gouvernement. Certains s’attendaient même à ce qu’on jette des fleurs aux envahisseurs.

Un autre cliché de propagande est tout aussi grossier. Il provient des plus hautes sphères, du président Poutine lui-même : la Russie serait venue dénazifier l’Ukraine, l’expurger des nazis. Ce qui rejoint l’époque soviétique de l’après-guerre où l’on considérait comme des nazis (qu’on appelait « fascistes » à l’époque) tous ceux qui avaient combattu pour l’Ukraine libre, contre l’occupation soviétique de l’Ukraine occidentale.

L’effet de la propagande ne tient pas tant à la force de persuasion des arguments qu’à la beauté des formulations. En fait, il peut s’agir d’un non-sens total, mais pour peu qu’il soit emballé dans une formule facile à comprendre, un grand nombre de personnes considèrent ce non-sens comme une vérité. La propagande doit être répétitive, envahissante, massive et monopolistique : c’est une autre condition sine qua non de son efficacité. À ce jeu-là, la propagande étatique russe s’en sort très bien, surtout qu’il ne reste pratiquement plus rien de la presse indépendante.

La propagande utilisée dans le cadre de l’agression contre l’Ukraine n’est pas un savoir-faire propre aux Russes. Les régimes tyranniques ont toujours utilisé des outils de propagande pour abrutir le peuple et dissimuler leurs répressions politiques ou leur expansionnisme. Pour leurs activités de propagande, certains ont même été condamnés par le passé, et très sévèrement. Après la guerre, des hérauts de la propagande nazie, comme Julius Streicher en Allemagne et William Brooke Joyce en Angleterre, ont été condamnés à mort par pendaison. Au Rwanda, les activités de la « Radio et télévision libre des Mille Collines » ont été reconnues comme des incitations au génocide par un tribunal spécial des Nations Unies. C’est entre autres pour ce motif que l’ancien Premier ministre rwandais Jean Kambanda, administrateur de cette radio, a été condamné à la prison à vie en 1998, pour crimes contre l’humanité.

En 1993 et 1994, au cours des événements dramatiques survenus au Rwanda, certains diplomates accrédités représentant des pays occidentaux influents s’étaient prononcés contre toute restriction de la radiodiffusion au Rwanda. Leurs arguments sur la nécessité de protéger la liberté d’expression avaient de quoi convaincre. Néanmoins, le verdict du tribunal des Nations Unies, qui a mis en évidence le rôle de cette radio dans les crimes génocidaires, est tout aussi convaincant. Finalement, il semble que chacun soit resté fixé sur son idée de départ. Aucune solution universelle n’a été trouvée.

Il est certain qu’il ne faut pas restreindre la liberté d’expression. Pourtant, un monopole étatique sur la propagande peut conduire à des crimes contre l’humanité. Comment surmonter cette contradiction ? Les démocraties occidentales ont trouvé une solution bien à elles : ne rien faire. Observer les régimes despotiques concentrer dans leurs mains toutes les sources d’information, détruire les médias indépendants, introduire la censure et régler leur compte aux journalistes. Et ensuite, on est « surpris » de découvrir un génocide au Rwanda ou une guerre en Ukraine. Et lorsque des milliers de personnes commencent à mourir, on doit prendre des mesures d’urgence : créer des tribunaux spéciaux, fournir des armes aux victimes de l’agression, imposer des sanctions internationales contre l’agresseur.

On pourrait penser que l’humanité connaît bien le fonctionnement de la dictature, qu’elle a compris comment celle-ci émergeait, se développait, et quelles conséquences elle pouvait entraîner. Pourquoi ne pourrions-nous pas, dans l’intérêt de la paix et de la démocratie, agir par anticipation ? Par exemple, en mettant en place des sanctions économiques non pas après le déclenchement d’une guerre ou de répressions de masse, mais lorsque le régime despotique n’a pas encore atteint sa maturité et commence tout juste à restreindre les libertés civiles. Lorsque, sur le chemin qui le mène aux crimes contre l’humanité, il n’a fait que le premier pas, en écrasant la liberté d’expression et en créant des instruments de propagande étatique de masse.

La Russie serait aujourd’hui un pays bien différent si les sanctions internationales actuelles avaient été adoptées non pas en réaction à la guerre contre l’Ukraine, mais, dès le début des années 2000, en réaction à la prise de contrôle de la chaîne NTV et aux premières mesures de suppression de la liberté d’expression. L’autoritarisme n’aurait pas pu se développer et se renforcer si la communauté internationale n’en avait pas ignoré les premiers signes.

Il existe un autre aspect important de la propagande d’État : son influence sur l’opinion publique occidentale. Cela ne doit pas être sous-estimé. Les gouvernements autoritaires dépensent des milliards de dollars en propagande destinée à l’étranger, et, dans une certaine mesure, atteignent leurs objectifs. Il suffit d’un seul exemple pour comprendre : les instituts de sondage contrôlés par le Kremlin cherchent à donner l’impression, en Russie et au-delà, d’un soutien unanime à la politique de Poutine. En Russie, c’est important car, compte tenu des chiffres donnés par les sondages, les gens ont peur d’exprimer leur opinion par crainte de se retrouver dans la minorité qui dérange. Des chiffres comme 86 % de soutien à Poutine ou 73 % d’approbation de la guerre contre l’Ukraine font que les gens bien-pensants se sentent marginalisés, se renferment et restent politiquement passifs. En dehors de la Russie, ce mensonge est important pour le Kremlin, car il démontre la cohésion supposée de la société russe, qui apparaît ainsi comme une menace pour le monde libre. Dans les régimes tyranniques, les sondages sont un outil de manipulation politique, et non une recherche scientifique sur l’opinion publique.

J’ai toujours été surpris et même amusé par l’empressement des politiciens, journalistes, hommes d’État, politologues et experts occidentaux à mordre si facilement à l’hameçon du Kremlin, et à fonder leurs analyses et prévisions sur les faux chiffres qui leur étaient présentés. À la rigueur, on peut comprendre les Russes qui ont émigré pour des raisons politiques et qui citent les chiffres avec une triste satisfaction puisque, pour eux, c’est la preuve que leur choix était le bon : que la Russie est une cause perdue, que cela fait bien longtemps qu’il faut faire une croix dessus et que ceux qui le peuvent doivent fuir. Ils le font pour s’autojustifier, et pourquoi pas ? Mais pourquoi les Occidentaux font-ils cela ? Parce que, stricto sensu, en reprenant à leur compte les analyses du Kremlin, ces gens font involontairement le jeu de Moscou. D’ailleurs, il faut dire que ce n’est pas toujours involontaire, c’est parfois parfaitement conscient de leur part.

Personne ne connaît les chiffres réels du soutien ou de la condamnation des actions du pouvoir en Russie. Dans le pays, il n’y a ni instituts de sondage honnêtes, ni élections. Les partis politiques d’opposition et les médias indépendants qui vivotent encore sur Internet sont tellement limités dans leurs activités qu’ils ne peuvent même pas donner une estimation fiable du nombre de leurs partisans. Malheureusement, force est de constater que le monde n’est pas dirigé uniquement par ceux qui détiennent l’information, mais aussi par ceux qui manipulent habilement la désinformation.

Traduit du russe par Clarisse Brossard

Alexandre Podrabinek est un journaliste indépendant russe, ex-prisonnier politique soviétique. Impliqué dans le mouvement démocratique en URSS depuis le début des années 1970, il a enquêté en particulier sur l'utilisation de la psychiatrie à des fins politiques. Deux fois jugé pour « diffamation » pour ses livres et articles publiés en Occident ou circulant en samizdat, il a passé cinq ans et demi en prison, dans des camps et en relégation. Son livre le plus connu est Médecine punitive, en russe et en anglais. Il est chroniqueur et journaliste pour plusieurs médias dont Novaïa Gazeta, RFI, Radio Liberty, etc.

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