À Iagodnoïé, le calvaire des villageois détenus 25 jours dans le sous-sol d’une école

L’écrivaine ukrainienne Iryna Govoroukha recueille sans relâche les témoignages de l’enfer et de la survie en temps de guerre. Dans ce texte publié sur Facebook, elle décrit la situation à Iagodnoïé (Iahidné, en ukrainien), un village de la région de Tchernihiv, à 150 km au nord-est de Kyïv, qui a été occupé par les troupes russes du 24 février au 30 mars.

Ils pensaient que les Russes ne viendraient pas. Quel besoin avaient-ils du petit village de Iagodnoïé, où ne vivent en tout que 400 habitants et qui ne compte que cinq rues ? Une école s’accotant à des pins, un puits couleur jaune d’œuf, quantité de bouleaux élancés et de pommiers aux larges épaules. Des gens simples et besogneux, beaucoup de vieillards. Mais le village se trouvait sur le tracé de la route MO1.

Les rachistes y sont entrés du côté du bois. Des professionnels, des conscrits et des Touvains [de la République de Touva, en Sibérie orientale, dont les ressortissants, de même que ceux de Bouriatie, sont surreprésentés dans les rangs de l’armée russe sur le front ukrainien, NDT]. Ils ont fait stationner leurs chars dans les cours, leurs BTR [véhicules blindés de transport de troupes, NDT] sous les fenêtres. Eux-mêmes ont pris leurs aises. Sur les canapés, les lits, les poêles. Le soir, feux de bois, brochettes, vin. Certains ont enlevé leurs godillots pour enfiler de confortables chaussures de course. Les habitants ont été regroupés dans le sous-sol de l’école, d’une superficie de 65 m2, où ils ont été détenus vingt-cinq jours durant.

Une famille tenait à peine sur un banc de gymnase : la grand-mère et le grand-père, le fils et la belle-fille, deux enfants. Il n’y avait nulle part où poser le bébé de quatre mois et on le gardait dans les bras. On rêvait avec la petite fille de dix ans.

« Quand on sera libérés, on sortira une immense poêle. On fera frire des pommes de terre avec de l’oignon, on les accommodera avec de la viande en daube et de l’aneth frais. On dressera la table dans la cour. »

L’estomac de la fillette gargouillait.

« Ensuite on fera un gâteau au miel, pas vrai ? »

Trois prisonniers sont devenus fous. Une jeune femme en particulier s’est mise à faire du raffut. Elle a d’abord crié qu’elle était la directrice d’une usine de pâtes et qu’on la détenait illégalement. Puis elle s’est transformée en actrice de Hollywood. Elle exigeait un producteur et un réalisateur.

Un jour, on a amené une femme ensanglantée avec un bébé d’un an. Elle et sa famille étaient en route pour Vinnytsia [capitale de la Podolie, au centre-ouest de l’Ukraine, NDT], mais leur voiture a été mitraillée. Son mari et sa fille aînée ont été tués sur le coup, et elle a fui avec Varia à travers les champs jusqu’à ce qu’elle trouve où se cacher dans un bureau à demi détruit. Toute la nuit, elle a tressailli à cause des coups de feu et des hurlements des chiens errants. Au matin, les Touvains l’ont découverte et l’ont fait descendre dans le sous-sol. Les gens lui ont donné des pommes de terre avec la peau, elle en a avalé une bouchée avec peine et a éclaté en sanglots : « Comment continuer à vivre ? » Le sous-sol a répondu à l’unisson : « Pour Varia. »

Les personnes âgées ont commencé à mourir, on les enterrait par cinq. Toutes dans une même tombe. Les rachistes ont ouvert le feu pendant les funérailles. Les vivants ont sauté vers les morts. Il y a eu quatre blessés.

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Les habitants de Iagodnoïé dans le sous-sol de l’école. Photo : Olha Meniaylo

Une jeune fille de dix-neuf ans a été emmenée pour être exécutée deux fois en une heure. Ils voulaient tous savoir à qui appartenait la veste de camouflage trouvée dans une armoire. On a traîné la pauvre fille dans un potager, où poussaient toujours des pommes de terre de la variété « zoriana », on lui a tiré au-dessus de la tête et on lui a hurlé : « Maintenant, tu vas avouer qui la portait ? »

Il n’y avait pas d’air dans le sous-sol, car y étaient entassées en même temps de 320 à 360 personnes (dont 70 enfants). Une épidémie de varicelle a sévi. Ceux qui étaient allongés se pissaient dessus. Le seau à déjections dégageait une odeur pestilentielle. Les hommes étaient assis torse nu, les enfants dans des couches. La plus jeune (âgée de 1 mois et 10 jours) s’est mise à suffoquer. On la tenait près d’une rainure de la porte.

Les rachistes ont fini par autoriser que l’on prépare à manger sur un feu. Les cuisiniers de l’école faisaient bouillir de l’eau sous les tirs. Les mères et les enfants recevaient un demi-verre de semoule chacun. On versait la soupe dans un verre de 200 grammes.

J’ai téléphoné à Iagodnoïé à plusieurs reprises. On m’a raconté qu’on dormait en position assise et qu’on soignait ensuite les œdèmes des jambes qui avaient éclaté. Qu’on faisait des jeux de mots ensemble pour se divertir. Qu’on tentait de composer avec le désespoir, les occupants ayant assuré qu’ils avaient pris Tchernihiv et s’apprêtaient à s’attaquer à Kyïv.

« Comment allez-vous maintenant ?

— Bien. On refait le vitrage des fenêtres, on répare les toits, on fait sécher les couvertures. On a tout juste planté les pommes de terre. Les poiriers sont en fleur. Et, si Dieu le veut, les baies viendront… »

Traduit du russe par Ève Sorin

Publié en russe sur la page Facebook de l’autrice, le 9 mai.

Iryna Govoroukha est une écrivaine, journaliste et blogueuse qui vit à Kyïv et écrit en russe. Auteure de six livres de fictions, elle entre dans la dizaine de blogueurs les plus populaires en Ukraine. Depuis le début de l’invasion russe, elle collecte des témoignages et en publie des extraits sur sa page Facebook.

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