L’Église orthodoxe russe et la guerre

La journaliste russe d’opposition Zoïa Svetova s’intéresse à l’attitude des hauts dignitaires orthodoxes russes qui applaudissent la guerre, sans omettre les cas de prêtres dénonçant l’agression armée, au risque de perdre leur position et même le droit d’officier.

L’homme politique russe Lev Chlosberg a récemment écrit sur son compte Facebook : « C’est seulement après le 21 septembre que bon nombre de gens ont compris ce qui s’était passé le 24 février. » Il avait bien sûr à l’esprit le 21 septembre 2022, le jour où le président Poutine a déclaré que la Russie allait procéder à une mobilisation non pas partielle comme il a été dit officiellement, mais bien totale, ce qui a amené des centaines de milliers de jeunes Russes à fuir le pays, dépensant des sommes folles en billets d’avion ou passant la frontière à pied. À la frontière avec la Géorgie, notamment, cdes dizaines de milliers de jeunes gens passent de l’autre côté à vélo, à trottinette ou à dos d’âne. On a pu assister à la première vague de cet « exode » dès le 24 février, c’est-à-dire dès le début de l’opération militaire spéciale (c’est ainsi que le pouvoir russe veut que nous, qui vivons en Russie, appelions ce qui se passe actuellement en Ukraine).

Le patriarche Kirill comprend parfaitement ce qui s’est passé le 24 février et, sept mois après, le 21 septembre. Mais il y a belle lurette qu’il a opté pour une ligne de conduite qui n’a rien de chrétien puisqu’il a oublié le célèbre commandement qui enjoint de rendre à Dieu ce qui est à Dieu et à César ce qui est à César.

Son commandement à lui, c’est la parfaite « symphonie » avec le pouvoir ou, pour dire les choses autrement, l’allégeance totale au pouvoir. Pour cette raison, après que la mobilisation a été décrétée le 21 septembre — jour qui coïncidait avec une fête importante dans l’Église orthodoxe — Kirill a consacré son homélie à la mobilisation en question, telle qu’il la concevait.

Il a dit : « Seul le manque de foi, qui engendre la peur de mourir, chasse le guerrier du champ de bataille, pousse le faible à trahir et même le frère à se dresser contre le frère. La foi est nécessaire à l’homme non pas pour purifier son âme et répandre le bien de façon « abstraite », mais pour montrer du courage au combat. La foi rend l’homme puissant… Il devient alors invincible car il a cessé de craindre la mort. » Comme le fait observer le journaliste Alexandre Soldatov, « le patriarche, au fond, a appelé ses ouailles masculines à mourir pour l’État ».

Selon Soldatov, Kirill a de facto proposé au ministère de la Défense les services du patriarcat pour influencer les mobilisés : « Si les gens ne mettent leur espoir que dans la force de la loi ou dans les groupes ou partis politiques, a dit le patriarche, l’unité ne peut être que temporaire. Or, ce qui compte, c’est que la foi soit une priorité absolue dans la vie de notre nation. »

Un autre orthodoxe en vue, qui passe pour être le père spirituel de Vladimir Poutine, expliquait aussi, dès avril 2022, les raisons pour lesquelles Poutine avait décidé de lancer l’opération spéciale : « Nous nous demandons tous pourquoi notre président a pris une décision si grave. Pour m’être beaucoup entretenu avec lui, je peux vous le dire : s’il n’y avait pas eu des raisons vitales et d’une importance critique pour le peuple de Russie en faveur de cette opération, il ne l’aurait pas lancée. Et s’il ne l’avait pas fait alors, la Russie n’aurait pas tardé à être victime d’une attaque qui aurait fait des millions de morts, et on lui aurait dit : « Si c’était inévitable, pourquoi n’as-tu rien fait pour prévenir le malheur ? » Souvenons-nous du début de la Grande Guerre patriotique et des pertes terribles de 1941. »

Comme on le voit, deux hiérarques de l’Église orthodoxe russe respectés par le peuple bénissent cette lutte fratricide, chacun à sa façon.

svetova eglise
Photo : compte Facebook de la cathédrale principale des Forces armées russes

Une chrétienne orthodoxe bien connue, Maïa Koutcherskaïa, s’est adressée au clergé russe sur sa page Facebook en ces termes : « Et vous, messieurs les prêtres… Pas vous, les hiérarques, mais vous, les popes des paroisses, où êtes-vous ? On ne vous voit plus. Ces jours-ci, je le sais, les gens vous ont écrit, ils vous ont téléphoné en pleurant, ils sont allés à l’église, ils ont encore pleuré. Vos ouailles, ce sont surtout des femmes. Et vous ? N’auriez-vous pas pu les rassembler pour des prières en commun, ou organiser une procession dans les rues de Moscou ? Est-ce que les forces anti-émeute seraient venues vous disperser avec vos icônes et vos bannières ? Une procession pour la paix, pour l’homme, une procession contre l’effusion de sang. Il s’agit quand même d’une destruction du christianisme à sa racine même, non ? À nous autres, slavistes, historiens de la littérature, on n’a pas cessé de nous demander, dès que ça a commencé, pourquoi la littérature russe classique n’avait arrêté personne. Mais c’est la religion chrétienne qui a inspiré les classiques, et elle n’a arrêté personne non plus. Aurait-elle perdu ses derniers prédicateurs et serait-elle devenue sans voix ? Où sont-ils, les prêtres qui s’avanceront pour dire : « Bien-aimés, vous ne pouvez pas faire ça. Le frère se dresse contre son frère. Il est dit : Tu ne tueras point. Aime ton prochain » ? »

Après le 24 février, 200 prêtres russes ont signé une lettre ouverte, où ils se prononçaient contre l’opération spéciale : « Nous, prêtres et diacres de l’Église orthodoxe russe, chacun en son nom propre, nous nous adressons à tous ceux qui ont qualité pour arrêter la guerre fratricide en Ukraine et appelons à la réconciliation et au cessez-le-feu. » Tout le monde attendait la réponse que le patriarche Kirill apporterait à cette lettre. Effectivement, il a répondu, à sa façon : comme on le sait, certains des prêtres signataires ont eu des ennuis.

Le père Joann Bourdine, 50 ans, prêtre dans la ville de Kostroma, a prononcé le 6 mars un sermon contre la guerre. Dans une interview, il m’a expliqué comment il avait agi : « D’ordinaire, on prononce le sermon au milieu ou à la fin de la liturgie, mais moi je me suis adressé à mes paroissiens avant le début. Je leur ai dit que je prenais la messe très au sérieux et qu’il était inadmissible de les tromper pendant la célébration. Or, si je me taisais et faisais comme si rien ne s’était passé, je mentirais à la face de Dieu. Je devais donc prier pour ce que je sentais. J’allais prier pour l’Ukraine, pour que cessent les combats là-bas, pour que le Seigneur protège les habitants de l’Ukraine. J’ai ajouté que je n’ignorais pas que toutes les personnes présentes ne partageraient pas mon point de vue et que je ne voulais forcer personne. Mais parce que j’étais prêtre et célébrais la messe et que les fidèles priaient avec moi, j’annonçais pour quoi j’allais prier. » Ce matin-là, plusieurs personnes sont sorties de l’église. Le père Joann a été dénoncé, un dossier a été constitué contre lui, il a été condamné à payer une amende et, pour qu’on ne le destitue pas, il a présenté lui-même sa démission. Il vit toujours à Kostroma. On peut consulter son blog.

On le sait aussi : les prêtres qui, ces dernières années, avaient critiqué le pouvoir civil et ecclésiastique russe en public et sur les réseaux sociaux, qui avaient signé des pétitions de défense de détenus ou manifesté leur soutien à des opposants et qui étaient présents dans les tribunaux au moment de la liquidation de l’association Mémorial ont subi des « sanctions » ecclésiastiques. C’est ainsi que le diacre Andreï Kouraïev a été démis de ses fonctions (c’est-à-dire qu’il ne peut plus officier dans une église), et que le père Andreï Kordotchkine (de Madrid), qui avait ouvertement déclaré son opposition à ce qui se passait en Ukraine, a été démis de son poste d’administrateur du diocèse de l’Église russe de Madrid. On est en droit de penser qu’il peut s’attendre à d’autres persécutions. Il a récemment posté sur Facebook un texte fort : « Le roi Hérode a fait couler un sang jeune par crainte de perdre le pouvoir. Aucun devoir patriotique ne justifie qu’on participe à pareil crime. Il est absurde de qualifier de trahison des actes qui tendent à y faire obstacle. Personne n’a à mourir dans cette guerre — ni les Russes ni les Ukrainiens. Comme vous tous, je suis contre la russophobie si l’on entend par là une attitude de mépris pour le peuple russe. Mais dans le cas présent il faut considérer comme russophobie le décervelage des Russes (ainsi que des autres peuples vivant sur le territoire de la Russie) par le moyen de fausses promesses, de communiqués militaires mensongers, de chiffres de pertes humaines truqués, l’interdiction faite aux Russes d’exercer leur droit naturel et constitutionnel de se réunir et de distribuer des tracts ou d’utiliser librement leur langue, notamment en prononçant des mots comme « guerre », « occupation », « agression » et autres vocables qui reflètent le sens des événements et traduisent la répression à coups de matraque et de peines de prison qui sanctionne toute pensée non conforme. »

Un autre prêtre, le moine Dimitri Perchine (qui, après avoir envoyé des lettres ouvertes de protestation, a été chassé de Moscou et envoyé au Kazakhstan) continue d’écrire des textes critiques et des poésies contre la guerre sur Facebook.

Les évêques du patriarcat de Moscou approuvent pleinement le patriarche Kirill ; quant aux prêtres, ils se taisent pour l’instant, conscients que toute parole contre la « ligne du parti » risquerait de leur coûter leur poste. Nombre d’entre eux s’emploient à faire en sorte que la mobilisation ne touche pas leurs fils et ils les font sortir de Russie. Quant aux représentants du patriarcat de Moscou, ils s’efforcent d’obtenir des sursis pour les prêtres et séminaristes. Ils ont fait circuler une lettre dans tous les diocèses et auprès de tous les évêques, qui dit ceci : « À la suite de la déclaration du président russe sur la mobilisation partielle, il se peut que des prêtres et séminaristes soient convoqués. En ce cas, prière de s’adresser aux services administratifs du patriarcat de Moscou. Dans les cas d’urgence, prière de joindre directement sur son téléphone personnel mon collaborateur Mgr Savva de Zelenograd. » Cette circulaire porte la signature du métropolite Voskressenski, administrateur du patriarcat de Moscou.

Traduit du russe par Bernard Marchadier

Zoïa Svetova est journaliste et chroniqueuse pour Novaïa Gazeta. Autrice de Les innocents seront coupables, François Bourin, Paris, 2012. A travaillé pour les bureaux moscovites de Radio France, France 2 et Libération. Lauréate du prix Gerd Bucerius-Förderpreis Freie Presse Osteuropas pour l'Europe de l'Est en 2009, du prix Andreï Sakharov pour le journalisme en acte en 2003 et 2004, du prix du Groupe Helsinki de Moscou en 2010. Lauréate du prix Sergueï Magnitski en 2019. Chevalière de la Légion d'honneur en 2020. A été visiteuse des prisons de Moscou de 2008 à 2016.

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