À propos de la mobilisation militaire en Russie

Financier et essayiste russe, basé à Londres, Andrei Movchan analyse les aléas de la mobilisation décrétée fin septembre par Poutine. D’après lui, elle débouchera sur une colossale désorganisation de l’économie.

« Et maintenant, que faire ? » À mon avis, cette question posée par de nombreux Russes n’a aucun sens parce que la seule réponse sensée est aussi cruelle qu’inutile : « Où étiez-vous ces six derniers mois ? » Si vous pouviez partir et que vous ne l’avez pas fait, c’était bien votre choix, non ? Vous avez choisi une compromission morale parce que matériellement, ça vous arrangeait. Ok, maintenant vous savez que lorsqu’on choisit entre la morale et les avantages matériels, on perd sur les deux tableaux.

Et si vous ne pouviez pas partir (beaucoup ne le pouvaient pas, pour des raisons diverses: parents âgés, manque d’argent pour vivre à l’étranger, etc.), je compatis sincèrement, mais qu’est-ce qui a changé dans cette impossibilité pour vous ? Peut-être que vous pouvez quand même partir? Si c’est le cas, vous devez partir tant que c’est possible (c’est encore possible, mais pour combien de temps ?).

Quant aux conséquences économiques de la mobilisation, elles dépendront de l’ampleur de celle-ci. Les autorités ont dit vouloir mobiliser 300 000 hommes, mais une semaine plus tôtelles assuraient qu’il n’y aurait pas de mobilisation, donc on ne peut pas croire les chiffres, d’autant que la dernière opération de mobilisation remonte à 1987, du temps de l’URSS. Concrètement, mobiliser d’un coup 300 000 personnes dans 84 régions est un énorme défi logistique : elles relèveront ce défi (par crainte de ne pas recruter assez et parce qu’il n’existe aucun autre système que la commande administrative et la pression-corruption) en déléguant aux échelons inférieurs des plans qui auront été délibérément gonflés pour obtenir un semblant de résultat dont on pourra rendre compte.

La première conséquence économique sera donc une désorganisation totale et généralisée. Bientôt, la plupart des 25 millions de réservistes (soit près de 35 % de la population active du pays) ne penseront plus qu’à la manière d’échapper à la mobilisation (c’est-à-dire qu’ils passeront leur temps non pas à travailler mais à se ronger les ongles, à chercher à déménager dans un endroit où on ne les trouvera pas, à quitter l’emploi où on les trouvera, à voir s’ils ne connaîtraient pas quelqu’un au bureau de recrutement, à se procurer de faux certificats médicaux, à se faire embaucher par une entreprise travaillant pour la défense, etc.). La plupart des entrepreneurs du pays ne se soucieront plus de la bonne marche de leur entreprise mais des moyens de conserver leurs salariés ou, au moins, de leur trouver des remplaçants. La plupart des 100 millions de personnes qui font partie de la famille des réservistes seront beaucoup moins assidues au travail à cause du stress et parce qu’elles aideront leurs maris/frères/fils à se ronger les ongles, à déménager, à chercher qui soudoyer et où se procurer un certificat médical.

Les banques, au lieu de se consacrer comme d’habitude à leurs activités de prêt, vont se mettre à concevoir des protocoles de gestion des risques pour leurs clients compte tenu d’un nouveau paramètre « mobilisable ou non ? » et se demander que faire des 300 000 débiteurs qui ne rembourseront pas leurs hypothèques et leurs prêts à la consommation parce qu’ils auront été mobilisés. Tous les fonctionnaires qui, d’une manière ou d’une autre, pourront influer sur le processus de mobilisation — de la femme de ménage du bureau de recrutement jusqu’au député et au membre du gouvernement — s’emploieront à tirer le maximum de profit possible, avec l’octroi d’exonérations, le report d’échéances, la perte de dossiers individuels, etc. Nul doute que des milliards (sinon des centaines de milliards) de roubles vont changer de mains au cours des prochaines semaines : hâtons-nous de faire de l’argent, tout le reste attendra.

Tous les fonctionnaires qui ne peuvent pas influer sur le processus de mobilisation, ainsi qu’une quantité innombrable d’entrepreneurs et d’intermédiaires, devront d’urgence recentrer leur activité sur la logistique : il faudra bien d’une manière ou d’une autre loger les recrues, les vêtir, les transporter, les nourrir. Même si tous les articles nécessaires existent ici ou là, il faudra les dénicher, les recevoir, les emballer, les répartir, les distribuer, contrôler leur utilisation en considérant ce qu’il est possible d’escamoter, de revendre, de mettre de côté pour des temps meilleurs. 300 000 personnes, ce n’est pas rien : c’est plus du double des effectifs d’une conscription normale (venant s’ajouter aux conscrits du dernier appel, qui sont toujours là) ; les employés des chemins de fer russes vont devoir trouver le moyen de les acheminer aux lieux de destination prévus, le trafic va brutalement doubler sur certaines lignes, tripler sur d’autres. Pour 300 000 conscrits, on obtiendra bien sûr ce qu’on veut, même des wagons et des trains. Mais pour trouver les choses et faire en sorte que cela fonctionne, trois millions d’autres personnes devront abandonner leur activité pendant des semaines ou des mois et s’occuper des mobilisés. Qui ne seront d’ailleurs pas 300 000 (j’y reviendrai).

Les compagnies aériennes devront se pencher d’urgence sur un problème de sécurité : les nombreux anciens pilotes militaires qu’elles emploient vont devoir, au cours des prochaines semaines, piloter des avions civils en se demandant ce qu’ils diront à leur femme avant de partir pour le front où, selon les statistiques des six derniers mois, le risque d’être abattu est de l’ordre de 30 à 50 %. Les erreurs de pilotage, dans un tel état d’esprit, ne sont pas à négliger.

Avant même que la mobilisation, quelle qu’en soit l’ampleur, soit effective, l’économie russe perdra dans les prochaines semaines presque autant de main d’œuvre que durant les mois de février, mars et avril derniers. À en juger par les files d’attente aux frontières et le prix des billets, beaucoup d’hommes russes désirent soudainement voir le monde. Et dans quelques semaines, on assistera à une autre vague de départs : le départ des épouses, des enfants et parfois des parents de ceux qui auront fui à l’étranger pour échapper à la mobilisation. Si certains ont pu regarder de haut les 500 000 personnes parties au début de l’année, les considérant comme « des buveurs de smoothies, des libéraux sans la moindre utilité économique, juste des fauteurs de troubles » (il y avait bien parmi eux un grand nombre de spécialistes IT, mais eux non plus n’étaient pas jugés utiles, ne faisant que tapoter sur leurs claviers), aujourd’hui, les jeunes hommes qui s’en vont, qui exercent probablement des métiers beaucoup plus ordinaires, ont fait leur service militaire et ont des spécialités militaires. Si l’on compte « l’exode du printemps », on arrive à un million de personnes, soit 1,5 % de la population active, principalement des professionnels travaillant dans des secteurs recherchés, des spécialistes, des managers, toutes professions qui font déjà cruellement défaut.

Comme je l’ai dit, la mobilisation se fera en déléguant du sommet vers la base des plans aux statistiques gonflées. En fin de compte, il est tout à fait possible que la base procède simplement à une mobilisation totale sur fond d’évasion massive : 30 % de la population active, au lieu de travailler, passera son temps à chercher le moyen d’échapper au recrutement, beaucoup d’autres (60 %) les aideront à le faire ou simplement compatiront, et les recruteurs attraperont tout le monde, une personne à la fois, et finiront par largement dépasser les 300 000. Premièrement, il faudra dépasser le plan. Deuxièmement, comme ceux qui n’auront pas versé de pot-de-vin seront les premiers mobilisés, il faudra allonger au maximum la liste des recrues pour toucher le plus de bakchichs possible ; le processus étant irréversible, il faudra envoyer des convocations à tous ceux qui sont joignables, et si au bout du compte trois millions de personnes sont mobilisées et non 300 000, c’est comme ça, tant pis pour ceux qui n’auront pas versé de pot-de-vin.

Ensuite, cela dépendra effectivement du nombre des recrues, et mon raisonnement quant à un dépassement considérable du plan peut s’avérer erroné. La corruption sera omniprésente : toute somme supérieure à zéro représentera un profit pour le recruteur car le prix du marché ne sera pas public et le recruteur ajustera au mieux ce prix en fonction de la solvabilité du « client ». Ainsi, presque tout le monde pourra soudoyer un recruteur et l’on verra peut-être au bout du compte les nouveaux clients de banques arabes privées informer d’un air stupéfait leurs supérieurs (devenus clients des mêmes banques mais à un échelon plus prestigieux) que la réserve ne compte en fait même pas 200 000 personnes, en tout cas certainement pas 300 000.

Si les conscrits sont nombreux, les problèmes décrits plus haut seront aggravés par la perturbation de l’activité des entreprises causée par la pénurie de main-d’œuvre, et les difficultés opérationnelles liées à la mobilisation entraîneront un effondrement logistique. Si les conscrits sont peu nombreux, on aura toujours les mêmes problèmes mais sans pénurie importante de main d’œuvre (au-delà de ceux qui seront partis) ni crise logistique.

Il y a aussi évidemment les aspects proprement « militaires » de la question. Dites, les gars là-bas au Kremlin, où allez-vous trouver les nouveaux officiers qui devront encadrer vos 300 000 recrues (il en faudra au bas mot 30 000, mais en fait c’est plutôt 30 000 + 10 000 + 2 500 + 250 + 25 + 5, ce qui donne quelque chose comme 42 800 officiers) ? Vous pouvez appeler « lieutenant » un jeune qui a suivi un enseignement militaire à la fac (en sachant parfaitement que ce n’est pas un vrai lieutenant) mais où trouver des capitaines, des majors, des colonels ? Il faudra bien former d’une manière ou d’une autre ces 300 000 types qui ne veulent pas se battre et ignorent tout de la guerre (ils ont fait leur service militaire il y a dix ans en passant leur temps à badigeonner du gazon et à faire leur lit au carré, cela ne compte pas). Quand va-t-on les former ? Qui va le faire ? Où ? Combien de cartouches devront-ils tirer avant que leur mitraillette cesse de leur tomber des mains ? Comment allez-vous maintenir la discipline : où trouverez-vous tous ces gradés ? Bon, d’accord, ce n’est pas mon affaire.

Traduit du russe par Fabienne Lecallier

Version originale

Financier russe spécialiste des investissements. Il est connu comme auteur d'articles économiques et sociopolitiques et tient un blog personnel sur Facebook. Il a quitté la Russie en 2020 et s'est installé à Londres avec sa famille.

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