L’allocution de Vladimir Poutine à la cérémonie de signature de l’acte d’annexion des territoires occupés de l’Ukraine a suscité la perplexité des commentateurs occidentaux. Confronté aux défaites de ses troupes sur le front ukrainien, le président russe a choisi d’accréditer l’idée que son adversaire principal n’était plus le « gouvernement nazi » à Kiev, mais l’« Occident ». Chercheur rattaché au Collège de France, Wiktor Stoczkowski s’interroge dans cet article sur l’interprétation à donner de cette étrange allocution et de ce qu’elle semble receler.
Le 30 septembre, Vladimir Poutine a donné une tournure inattendue à son discours de signature de l’acte d’annexion des territoires ukrainiens. L’invasion de l’Ukraine n’a été évoquée qu’au détour d’une phrase, alors que la justification de l’annexion, au nom de l’« affinité historique » et d’un « lien spirituel » avec la « Mère-Patrie », fut expédiée en quelques minutes. L’essentiel de l’allocution (62 %) a été consacré à démasquer le principal ennemi de la Russie. Et cet ennemi, à en croire Poutine, n’est ni le gouvernement ukrainien, qualifié de néonazi, ni même l’armée ukrainienne que les forces russes affrontent depuis sept mois dans des combats meurtriers. Le véritable ennemi auquel la Russie doit désormais faire face est l’Occident. La guerre contre l’Ukraine est en passe de devenir un conflit avec l’Occident.
L’adversaire se voit identifié dans le discours par plusieurs dénominations : l’« Occident », les « pays occidentaux », les « Européens », l’« OTAN », les « Anglo-Saxons », les « États-Unis ». Mais c’est bien les États-Unis qui ont été désignés comme le principal ennemi de la Russie, les autres pays occidentaux étant présentés comme des « vassaux » des Américains ; le gouvernement ukrainien appartiendrait à cette seconde catégorie, car ses « véritables maîtres sont à l’Ouest », insistait Poutine. La critique visait avant tout les « élites » (« occidentales », « européennes », « américaines », « gouvernantes ») qui auraient « trahi leurs propres peuples », alors que la Russie garderait parmi ces mêmes peuples, toujours selon Poutine, de nombreux et solides soutiens.
Le président russe a longuement développé sa vision de l’adversaire occidental de la Russie. Selon lui, les Occidentaux ont mis en place un système néocolonial qui leur permet de bénéficier d’une « prospérité non méritée », fondée sur le pillage des ressources des autres pays. Les moyens que l’Occident emploie pour maintenir ce système d’exploitation planétaire n’auraient jamais changé : c’est toujours le « chantage, la corruption, l’intimidation », l’« agression contre les États indépendants », la destruction planifiée des « valeurs traditionnelles » et des « cultures authentiques », à quoi s’ajouterait une « propagande agressive » qui « noie la vérité dans un océan de mythes, d’illusions et de fakes ». Le but jamais déclaré de cette politique serait de « forcer tous les pays à soumettre leur souveraineté aux États-Unis ». L’hégémonie que les « élites » cherchent à imposer au monde entier produit « totalitarisme, despotisme et apartheid », « nationalisme et racisme ». L’Occident est ontologiquement vicié, car ses crimes, offensant « la nature humaine, la vérité, la liberté et la justice », auraient été commis tout au long de son histoire, depuis le Moyen Âge : dans un véritable acte d’accusation, Poutine en dresse l’inventaire où figurent côte à côte la traite d’esclaves, l’extermination des Indiens du Nouveau Monde, l’exploitation des ressources en Afrique et en Inde, les guerres coloniales, les bombardements alliés de villes allemandes, la destruction de Hiroshima et de Nagasaki, les guerres de Corée et du Vietnam. Mauvais par nature, l’Occident ne peut que perpétuer sa politique malfaisante. Diabolisation de l’Occident ? Poutine l’assume sans complexe, n’hésitant pas à déclarer que l’Occident représente « un pur Satanisme ».
Ce Satan occidental, c’est avant tout le Satan américain. Tous les Européens seraient ses premières victimes. Poutine affirme que ce sont les États-Unis qui ont poussé l’Europe à se priver des ressources énergétiques russes. L’objectif américain serait de désindustrialiser l’Europe, pour faire main basse sur son juteux marché. Non contents de ruiner l’économie européenne, les Américains œuvreraient aussi à la suppression des « identités de la France, de l’Italie, de l’Espagne et des autres pays riches d’une histoire pluriséculaire ». Leur projet diabolique de domination économique irait de pair avec le désir de domination culturelle.
Pourtant, la principale cible de l’offensive américaine serait la Russie. Selon Poutine, une conjuration cherche depuis des siècles à affaiblir et à détruire son pays, afin de le « condamner à la pauvreté et à l’extinction ». Le président russe a exprimé la conviction que l’« Occident collectif » mène aujourd’hui une guerre contre la Russie : « ils ne veulent pas que nous soyons libres ; ils veulent que nous soyons une colonie ».
Face à cette menace vitale, Poutine promet d’employer toutes les forces et toutes les ressources dont il dispose pour « défendre notre terre » et « assurer la sécurité à notre peuple ». S’opposer à l’Occident participerait de la « grande mission libératrice » de la Russie. Alors que l’Occident vit dans la duplicité, l’hypocrisie et le mensonge, la Russie doit prendre le leadership de l’anticolonialisme, à l’avant-garde du mouvement libérateur qui ouvrira « à de nombreux peuples du monde des opportunités de progresser, de réduire la pauvreté et les inégalités et de vaincre la faim et la maladie ». La mission historique de la Russie consiste à créer un nouvel ordre mondial, fondé sur la « souveraineté, liberté, création et justice. Nos valeurs sont l’humanité, la miséricorde et la compassion », concluait Poutine.
Quelles que soient les fautes de l’Occident, réelles ou imaginaires, toutes ayant d’ailleurs déjà été l’objet d’une autocritique bien avant que le président russe ne s’en emparât, on ne trouve rien de particulièrement neuf dans cette nouvelle philippique anti-occidentale, si ce n’est l’extrême virulence de sa rhétorique et la hargne notable du ton. À court d’arguments et d’idées, Poutine a réutilisé les vieilles ficelles du discours soviétique, avec sa traditionnelle diabolisation des États-Unis, la dénonciation de la prétendue vassalisation européenne, la diatribe contre l’impérialisme et le colonialisme, la critique de la « propagande occidentale », l’obsession du complot anti-russe, l’exaltation du rôle libérateur et émancipateur de la Russie.
À quelques différences près, on avait déjà entendu le même discours dans la bouche de Staline, de Khrouchtchev et de Brejniev. La principale innovation par rapport à l’époque soviétique — hormis la critique de cette nouvelle marotte de l’Occident qu’est devenue « la théorie du genre », tenue pour un signe supplémentaire de la dégénérescence de l’Ouest — est que la Russie, se donnant invariablement pour le leader du camp du Bien, lutterait contre le camp du Mal non plus exclusivement au nom des « valeurs progressistes », mais aussi au nom des « valeurs traditionnelles » de la morale, de la religion et de la famille, prétendument abandonnées par un Occident décadent.
Comme à l’époque de l’URSS, on est ébahi par l’énormité et l’impudence des mensonges russes. La rhétorique soviétique nous a habitués à une inversion surréaliste des significations, dans une veine tout orwellienne (« La guerre est la paix ; la liberté est l’esclavage ; l’ignorance est la force », écrit George Orwell). Poutine en a fait le principal dispositif de son allocution. Alors que son armée envahit l’Ukraine, il se dit respectueux de la souveraineté ; lorsqu’il piétine le droit international, il évoque la justice ; quand sa soldatesque pille, torture, et tue des civils, il fait l’éloge de l’humanité, de la miséricorde et de la compassion.
À la tête d’un empire colonial qui n’a cessé de s’étendre depuis le XVIIe siècle jusqu’en 1945, et qui a su conserver une bonne partie de ses immenses conquêtes jusqu’à aujourd’hui, Poutine accuse de colonialisme les pays occidentaux qui ont renoncé à la plupart de leurs colonies. Le dictateur qui a interdit les médias indépendants dans son pays, compare l’information journalistique des sociétés démocratiques à la « propagande de Goebbels ». Comme à l’époque de l’Union soviétique, lorsque la Russie poutinienne déclare la guerre, c’est pour maintenir la paix ; lorsqu’elle occupe un pays étranger, c’est pour le libérer. Avant-hier, les chars russes entraient à Budapest et à Prague pour libérer les Hongrois et les Tchèques des gouvernements que ces peuples s’étaient donnés ; hier, les chars russes furent dépêchés vers Kiev pour libérer les Ukrainiens du président que ceux-ci avaient élu.
Comment expliquer cet étrange discours ? Comment comprendre son message principal ? Pour répondre à la première question, certains experts ont supposé que Poutine manque de discernement au point de croire à ce qu’il dit. Il serait aveuglé par sa haine viscérale de l’Ukraine, obnubilé par son rêve de ressusciter l’empire de la Grande Russie. Il se peut que cette haine soit réelle, de même que puisse être réel le projet de la reconstitution de l’empire russe. Pourtant, ces deux facteurs semblent insuffisants pour expliquer la politique poutinienne. Depuis 2014, Poutine avait cherché à déstabiliser l’Ukraine et a fini par l’envahir, mais il n’a pas adopté la même attitude envers la Biélorussie, avec laquelle la Russie pourrait tout aussi bien revendiquer une « affinité historique » et un « lien spirituel ». Si l’objectif avait été d’annexer tout pays étranger historiquement et culturellement proche, Poutine aurait dû traiter l’Ukraine et la Biélorussie de la même manière. S’il était animé d’une haine viscérale de l’Ukraine, pourquoi n’avait-il pas exprimé cette haine avant 2014 ?
Sa mansuétude envers la Biélorussie et envers l’Ukraine d’avant 2014 possède une explication commune : aussi bien la Biélorussie d’Alexandre Loukachenko que l’Ukraine de Viktor Ianoukovitch acceptaient bon gré mal gré la tutelle russe et conservaient des régimes politiques analogues au système poutinien en Russie : une présidence forte, un parlement fantoche, une police politique omniprésente, le détournement systématique des biens de l’État au bénéfice de l’équipe dirigeante. La soi-disant « haine viscérale » de l’Ukraine ne s’est manifestée avec force qu’à partir du moment où le peuple ukrainien renversa le régime de Ianoukovitch. C’est alors que Poutine commença à se soucier de ses « frères et sœurs ukrainiens opprimés ».
La raison en est simple : si le peuple ukrainien parvenait à se débarrasser d’un système similaire à celui de la Russie poutinienne, puis à créer un régime démocratique prospère, cela pourrait donner un mauvais exemple au peuple russe. Il fallait prouver qu’un tel changement de régime devait fatalement conduire à la catastrophe. C’est pour une raison analogue que le Bureau politique du Parti communiste à Moscou veillait autrefois à ce qu’aucun des régimes du Pacte de Varsovie ne puisse être renversé par une révolte populaire, ni à Berlin en 1953, ni à Budapest en 1956, ni à Prague en 1968, ni à Varsovie en 1980. Une seule victoire de la démocratie dans la périphérie était perçue non seulement comme une inacceptable perte de contrôle sur un territoire conquis, mais surtout comme une menace mortelle pour le pouvoir à Moscou même. Et comme il était impensable de reconnaître que ces révoltes naissaient d’une authentique aspiration des peuples à la liberté, à la souveraineté et à la démocratie, l’idée d’un maléfique complot américain fournissait hier comme aujourd’hui une explication commode à laquelle les dirigeants russes pouvaient ne pas croire, mais qu’ils jugeaient suffisante pour les besoins de la propagande. « Plus le mensonge est incroyable, plus vite les gens le croiront », soulignait le président russe dans son allocution du 30 septembre : il prêtait ce principe aux dirigeants occidentaux, mais il savait d’expérience de quoi il parlait.
Si une chose est claire, c’est celle-ci : l’un des buts essentiels de la guerre en Ukraine est la protection du système poutinien en Russie. Il s’agit de démontrer que toute tentative d’abroger ce type de régime doit aboutir à la déstabilisation, voire la destruction du pays qui oserait l’entreprendre. Il ne faut cependant pas négliger les enjeux économiques de la guerre : si la Russie parvenait, comme c’était initialement prévu, à annexer l’ensemble ou une large partie de l’Ukraine, elle deviendrait à nouveau, à l’instar de l’Union soviétique, la première productrice et exportatrice de blé et un importante productrice de maïs et d’huile de tournesol : cela lui offrirait, en surplus de ses ressources énergétiques, un puissant levier pour exercer une pression politique sur les pays importateurs de ces produits.
Toutefois, après l’échec de ce plan initial, l’enjeu a changé de nature : désormais, Poutine veut gagner cette guerre pour conserver son autorité et son emprise sur le pouvoir. Et il sait qu’il ne pourra la gagner sans priver l’Ukraine du soutien occidental. C’est pourquoi l’Occident est devenu pour Poutine l’ennemi principal. C’est aussi pourquoi son discours est non seulement un réquisitoire contre l’Occident, mais aussi une déclaration de guerre à l’Occident. En imposant à la Russie des sanctions économiques et en fournissant des armes à l’Ukraine, les pays occidentaux se sont résolument engagés dans ce conflit, même s’ils prétendent ne pas être des « belligérants ». En réponse, profitant d’une position privilégiée sur le marché du gaz et du pétrole, la Russie a attaqué l’Union européenne sur le front énergétique. Il faut se rendre à l’évidence : la guerre de la Russie contre l’Occident est déjà en cours.
Si sa traditionnelle rhétorique anti-occidentale était sans doute destinée aux Russes, le discours de Poutine recélait également un message adressé à l’Occident. Ce message était fait de menaces non voilées. Les Occidentaux sont riches, disait Poutine, mais ils ne pourront faire fonctionner leurs industries, chauffer leurs maisons et se nourrir avec des liasses de billets : ils ont besoin des matières premières, de l’énergie, de la nourriture ; la Russie pourrait les leur offrir, mais elle peut aussi les en priver. La menace d’une crise énergétique et d’une crise alimentaire a été explicitement agitée par Poutine, alors que le récent sabotage de deux gazoducs sous la mer Baltique et de nombreuses cyberattaques perpétrées par de mystérieux « hackers russes » sonnent comme un avertissement du chaos que la Russie est prête à déclencher. C’est par ces moyens que Poutine peut espérer faire vaciller l’Occident et isoler l’Ukraine, pour mieux l’écraser.
Désormais, le vaste champ de bataille dont Poutine parlait dans son discours est bel et bien celui d’une guerre, pour l’instant économique et hybride, entre la dictature russe et les démocraties occidentales. Ces démocraties, auparavant craintives et irrésolues, pour la première fois eurent le courage de s’opposer à l’expansionnisme brutal de la Russie en Europe, ayant finalement compris, au terme de plusieurs décennies bercées d’illusions rassurantes, la menace que la dictature russe représente non seulement pour l’Ukraine, mais aussi pour elles-mêmes. Il reste à voir si, contrairement à ce que prévoit le président russe, les sociétés occidentales conserveront la force morale nécessaire pour traverser les épreuves qui les attendent et se montrer ainsi capables de défendre résolument les valeurs qu’elles prônent de longue date.
Wiktor Stoczkowski est chercheur au laboratoire d'anthropologie sociale du Collège de France et directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales, à Paris. On lui doit notamment La science sociale comme vision du monde. Émile Durkheim et le mirage du salut, Paris, Gallimard, 2019.