En se penchant sur l’histoire des Russes ces cinquante dernières années, on remarque que toute cette période a consisté en une quête toujours déçue de l’homme fort. Face aux échecs de Poutine dans sa guerre contre l’Ukraine, l’historienne Françoise Thom réfléchit au parcours d’une nouvelle « étoile montante » : Evgueni Prigojine, ancien truand récidiviste. Peut-il être l’aboutissement de cette vieille quête ?
On a d’abord les sarcasmes innombrables visant les vieillards décrépits du Politburo. Les espoirs placés sur la « poigne de fer » d’Andropov se dissipent en quelques mois lorsque celui-ci se retrouve en dialyse à l’hôpital. Enfin Gorbatchev vient, et on se réjouit d’avoir un secrétaire général capable de tenir debout. Mais là encore la déception ne tarde pas : Gorbatchev apparaît comme un faible qui se laisse marcher sur les pieds par tout le monde, en particulier les Occidentaux.
Eltsine s’impose parce que, comparé à Gorbatchev, il est perçu comme un homme à poigne. Encore raté : Eltsine va très vite se transformer en malade chronique incapable de tenir ensemble la machine de l’État. Avec l’avènement de Poutine, c’est le bonheur. Enfin la Russie s’est donné un alpha mâle, un homme qui offre pour Noël des poignards aux soldats russes en Tchétchénie, qui tient tête aux grands oligarques et surtout aux maudits Occidentaux. Las ! Le Covid et la guerre en Ukraine révèlent aux Russes qu’on les a trompés sur la marchandise : Poutine est un faible qui se défile à la première difficulté. Mais l’espoir ne meurt jamais.
Il est bien connu que les guerres font et défont les carrières. La guerre de la Russie contre l’Ukraine n’est pas une exception. Du côté russe elle a déjà entraîné dans l’opprobre une série de commandants en chef éphémères, elle a discrédité le général Guerasimov, chef de l’état-major, et fait du ministre de la Défense Choïgou la cible de tous les quolibets. Dans ce jeu de massacre, il y a une exception, Evgueni Prigojine, le « cuisinier de Poutine », auquel le président russe ne peut plus rien refuser depuis que son armée privée, la redoutable compagnie Wagner, a permis la laborieuse conquête des villes de Lissitchansk et de Severodonetsk, sauvant l’« opération spéciale » d’un fiasco total. Avant la guerre en Ukraine, Prigojine était un homme de l’ombre, adoptant un profil bas, niant être le fondateur du groupe Wagner et le patron de l’Internet Research Agency, la ferme à trolls qui a notamment joué un rôle dans l’élection de Donald Trump aux États-Unis, et menaçant même de poursuites judiciaires ceux qui prétendaient le contraire.
Aujourd’hui, désormais sûr de son pouvoir, il multiplie les démarches médiatiques fracassantes, s’enhardit et dévoile des ambitions croissantes. Depuis juillet 2022, il fait la tournée des colonies pénitentiaires, pour y recruter les criminels endurcis. Des fuites bien orchestrées montrent comment l’ancien zek sait parler aux détenus. Il commence par expliquer qu’« une Troisième Guerre mondiale est en cours » et qu’ils peuvent y prendre part pour défendre la Russie, puis n’y va pas par quatre chemins : « Nous ne faisons pas partie des forces armées, mais nous sommes un véritable groupe criminel organisé paramilitaire. Mes gars entrent dans les pays africains et en deux jours n’y laissent rien de vivant, et maintenant ils détruisent également nos ennemis en Ukraine. Votre décision de vous enrôler [dans Wagner] est un pacte avec le diable. Si tu sors d’ici avec moi, soit tu reviendras libre, soit tu mourras. Vous devrez tuer les ennemis et suivre les ordres de vos chefs. Ceux qui reculent seront fusillés sur place » — c’est ainsi qu’un prisonnier cite de mémoire les propos de Prigojine. Les recruteurs de Wagner donnent la préférence aux assassins avec préméditation, aux bandits, et se montrent plus réticents à l’égard des drogués et de violeurs.
Galvanisé par ses succès, au huitième mois de l’« opération spéciale », Prigojine attaque ouvertement le général Lapine pour son échec à défendre Liman et obtient sa démission. L’ancien restaurateur est désormais maître de l’armée la plus puissante de Russie, la seule force que redoutent les Ukrainiens. « La compagnie Wagner est la plus grande armée privée au monde et la meilleure au combat », se rengorge-t-il. Il accable l’armée régulière de ses sarcasmes : ainsi il a déclaré dans une interview qu’il construisait la « ligne [de fortification] Wagner » afin que les forces armées russes, qui « se cachent derrière le dos de Wagner », se sentent en sécurité. C’est lui, et non le ministre de la Défense Choïgou, qui a imposé le général Sourovikine au poste de commandant en chef.
Les ambitions de Prigojine s’étendent tous azimuts. À la veille des récentes élections de mi-mandat aux États-Unis, il s’est vanté d’avoir tenté d’influencer le résultat de l’élection présidentielle de 2016. Il exige ouvertement le blocage de YouTube et l’interdiction des activités de Google en Russie. « Wagner » crée des centres d’entraînement pour les milices dans les régions de Koursk et de Belgorod. Prigojine s’en prend au gouverneur de Saint-Pétersbourg, Alexandre Beglov, dont il réclame publiquement l’arrestation pour « haute trahison ». Il vient d’ouvrir un somptueux bureau du groupe Wagner à Saint-Pétersbourg, où il crée un centre chargé de susciter des vocations pour le complexe militaro-industriel chez les jeunes surdoués. Il a compris que son armée de mercenaires itinérants, si efficace qu’elle se soit montrée en Ukraine, ne suffit pas à fournir une base solide à ses ambitions d’ascension au sommet. Visiblement il projette de s’assurer un fief à Saint-Pétersbourg, excellente rampe de lancement pour un homme qui rêve de dominer le Kremlin. Il s’est acquis le soutien des deux poids lourds de la propagande télévisée, Soloviev et Margarita Simonian, qui « roulent » maintenant pour lui.
Le 13 novembre, la chaîne russe Telegram Grey Zone, liée à la compagnie Wagner, a diffusé une vidéo de l’exécution d’Evgueni Noujine, un détenu recruté dans une colonie pénitentiaire à Riazan pour combattre en Ukraine dans les troupes mercenaires de l’organisation Wagner. Noujine purgeait une peine de vingt-quatre ans de prison pour avoir tué un homme ; il avait écopé de quatre ans supplémentaires pour une tentative d’évasion ratée. En septembre, l’ancien zek a décidé de se constituer prisonnier de l’armée ukrainienne et a donné quelques interviews à des médias ukrainiens dans lesquelles il critiquait la guerre et le régime de Poutine. Noujine a été échangé contre un groupe de prisonniers ukrainiens. Dans la vidéo diffusée, l’homme est brutalement exécuté, son crâne fracassé par une masse. Le 14 novembre, Prigojine n’a pas nié l’implication de ses hommes dans cette exécution et s’est félicité du spectacle : « À propos de la masse, il est clair que notre homme n’a pas trouvé le bonheur en Ukraine, il a rencontré des gens méchants, mais justes. Il me semble que ce film pourrait s’appeler “Aux chiens une mort de chien”. Le réalisateur a fait un travail superbe, cela se regarde d’une seule traite. J’espère qu’aucun animal n’a été blessé pendant le tournage. » Cette exécution extrajudiciaire n’a pas ému le Kremlin, dont le porte-parole, Dmitri Peskov, a refusé de commenter la vidéo, affirmant que ce n’était « pas notre affaire » et estimant que Prigojine « prend à cœur tout ce qui se passe et apporte sa contribution dans la mesure de ses moyens ».
On compare souvent Prigojine à Jirinovski. Il remplirait la même fonction, canaliser pour le compte du pouvoir les franges extrêmes de la population, conférer par sa surenchère patriotique une stature de « modérés » aux hommes du Kremlin, y compris devant les Occidentaux. Son profil est même plus diversifié que celui de Jirinovski puisqu’il reprend à son compte la thématique « anticorruption » qui a fait le succès d’Alexeï Navalny. L’idée est de couper l’herbe sous le pied à l’équipe de Navalny, en lui volant son programme. Prigojine se voit déjà harceler les responsables et les hommes d’affaires russes, bien conscient des infinies possibilités de chantage et de racket qu’offrira cette utile activité. Il a déployé dans les réseaux sociaux une campagne contre les élites soupçonnées d’être critiques à l’égard du président, suspendant au-dessus de leurs têtes la menace d’enquêtes anticorruption.
Aujourd’hui beaucoup s’interrogent en Russie : certes Prigojine est monté en grade, de cuisinier il s’est transformé en molosse de son maître, mais ne joue-t-il pas déjà son propre jeu ? En apparence, il est toujours en laisse. Le lendemain de sa déclaration fracassante sur l’exécution de Noujine, il a été obligé de faire machine arrière, et a réclamé une enquête en laissant entendre que les Américains étaient derrière cette affaire. Mais, de plus en plus, Poutine semble lui donner carte blanche.
Et Prigojine vise toujours plus haut. Le politologue Kirill Martynov estime que la diffusion de la vidéo de l’exécution de Noujine à la masse est le signal du début de sa campagne présidentielle. De même ses démarches provocatrices sur la scène internationale. Prigojine a fort mal pris l’initiative du Parlement européen de reconnaître « Wagner » comme une organisation terroriste : « Je ne sais pas à quelle loi se conforme le Parlement européen, mais selon notre législation, à partir d’aujourd’hui, nous déclarons le Parlement européen dissous », a-t-il écrit dans Telegram. D’où la décision de l’envoi au Parlement européen de la masse ensanglantée dans un étui à violon. On se rappelle que Lougovoï, réclamé par la justice britannique pour l’assassinat de Litvinenko, arborait au moment de sa campagne pour les législatives un T-shirt orné de l’inscription « Polonium » (Lougovoï fut élu sur la liste du parti de Jirinovski).
On a comparé la sortie de Prigojine à propos de l’exécution de Noujine à la formule qui a en quelque sorte lancé Poutine [qui était alors Premier ministre de Boris Eltsine, NDLR] en septembre 1999, lorsqu’il s’est proposé de « buter les Tchétchènes dans les chiottes ». Et l’analogie est pertinente. On s’en souvient, Poutine devait absolument se débarrasser de l’image qui lui collait à la peau d’homme à tout faire de la famille Eltsine. La guerre en Tchétchénie lui permit d’acquérir une stature nationale, de se camper en patriote fort éloigné des oligarques (qui en réalité tiraient les ficelles dans les coulisses pour le propulser). Prigojine fait de même : il se pose en dur, en porte-parole du parti de la guerre, en adversaire des élites pourries auxquelles les patriotes imputent les humiliantes défaites en Ukraine. Ce faisant, il se démarque ostensiblement de l’entourage de Poutine.
Sous ses allures de brute, Prigojine possède un flair politique redoutable. Il affecte de vouloir l’union sacrée, la patrie étant en danger. À l’en croire, maintenant que la Russie est en guerre avec le monde entier, elle n’a pas le droit d’abandonner ses positions. Elle devra, annonce-t-il, affronter des années difficiles. Elle « s’est engagée dans un combat » qu’elle n’a pas le droit de perdre. Elle peut l’emporter, mais pour cela, « [nous devons] atteindre un nouveau niveau ». Non seulement les autorités, mais aussi les Russes devront commencer à travailler pour la défense de l’État. « Tout le monde s’attend à ce que les choses changent. Mais rien ne se fera comme par enchantement. Il n’y a pas de miracles. » De l’union sacrée on passe insensiblement à la chasse aux planqués et aux traîtres : « Les événements récents montrent que nous avons beaucoup à faire et nous ne devons surtout pas croire aux contes de fées de ceux qui diront que tout se résoudra tout seul. Rien ne se résoudra. […] Il faut dire qu’une partie de la société russe est dans un état de parasitisme. […] Parfois, ces cercles [d’oligarques] occupent plus d’espace que les travailleurs acharnés. » Commentant l’exécution de Noujine, il revient à son thème favori : « Il n’y a pas que des traîtres qui jettent leur mitrailleuse et passent à l’ennemi, trahissant leur peuple et leur patrie. Certains traîtres se prélassent dans leurs bureaux, sans se soucier de leur propre peuple. »
Prigojine « comprend au quart de tour, et apprend rapidement. Il peut se présenter en champion de l’égalité », observe l’un des interlocuteurs de Meduza. Il parle aux zeks comme l’un des leurs : « Les détenus sont bien plus patriotes que l’élite russe, parce que ce sont de simples paysans qui n’ont pas eu de chance dans la vie. C’est pourquoi ils se sont massivement engagés comme volontaires. » Il joue en maître sur l’animosité qui existe toujours dans une guerre de tranchées entre les soldats qui vivent l’enfer au front et les « planqués » de l’arrière. On ne voit jamais un fils à papa se battre sur la ligne du front, s’indigne-t-il bruyamment : « Il n’y a pas eu de mobilisation parmi les élites. Les oligarques et les autres membres des élites continuent à mener leur vie douillette. Tant que leurs enfants ne partiront pas en guerre, la pleine mobilisation du pays n’aura pas lieu. » Ce genre de propos peut lui offrir tout un électorat. De même la guerre, en encourageant le pillage, a réveillé les instincts bolcheviques des masses russes. Lénine s’est hissé au pouvoir en pleine guerre grâce au slogan « Pille les pillards ». Prigojine a donné le signal d’une chasse aux riches en se campant en adversaire de l’establishment. Il accuse les oligarques russes d’avoir « tenté de voler tout ce qui appartient au peuple » lors de l’opération militaire en Ukraine et même bien avant. « La plupart des oligarques russes ont reçu leur propriété non pas en la gagnant par un travail acharné, mais en redistribuant les actifs de l’URSS. Maintenant, les oligarques et ceux qui les couvrent essaient de voler tout ce qui appartient au peuple, de tout faire sortir du pays et d’obtenir la citoyenneté ouzbèke ou israélienne. » La conclusion s’impose : « Il faut mettre en œuvre les leviers et les mécanismes permettant la “destruction” totale de ces gens en tant qu’hommes d’affaires. Dans leur cas, les répressions staliniennes sont nécessaires de toute urgence. »
Outre la rhétorique « anti-élite », la propagande de Prigojine met en avant le thème bien connu — et porteur, comme on sait — du « coup de poignard dans le dos », fort populaire chez les blogueurs militaires : « À qui la faute si nous n’avons pas atteint Kyïv et si nous avons rendu Kherson sans condition ? Comme toujours c’est notre élite qui est responsable. » Bref, il faut débusquer les traîtres de l’arrière. Tout cela a jeté un froid parmi les responsables russes et les directeurs d’entreprises publiques, d’autant plus que Poutine semble ne plus rien faire pour protéger les siens, séduit lui aussi par l’image de Staline chef de guerre et la mythologie de la Grande Guerre patriotique. Au Kremlin on s’imagine que le seul moyen de redresser la situation sur le champ de bataille est de transformer cette guerre d’agression contre l’Ukraine en « guerre populaire » où se jouerait la survie de la Russie en tant qu’État. Un notable du régime poutinien estime qu’on assiste aujourd’hui à l’émergence d’une dictature militaire, mais sans putsch visible.
En dépit de ses dénégations, Prigojine serait en train d’organiser un « mouvement conservateur » promouvant « le patriotisme et la grande puissance russe ». Ce mouvement pourrait devenir plus tard un parti politique. La création d’un parti d’extrême droite était dans l’air depuis longtemps. L’oligarque Konstantin Malofeïev faisait du lobbying en haut lieu pour ce projet avant les élections à la Douma d’État en 2021, proposant d’unir l’électorat orthodoxe et patriotique en un seul parti monarchiste. À l’époque cette idée n’avait pas été retenue. Mais la guerre a changé tout cela. Il y a maintenant une demande pour ce genre de parti. En effet, le parti communiste est en crise ; le LDPR est en déclin depuis la mort de Jirinovski. Les patriotes de service ne sont pas crédibles. Dans le cas de Prigojine, certains estiment que l’administration présidentielle joue son jeu habituel, à la Sourkov, créant des partis téléguidés pour canaliser les masses. Le politologue Sergueï Starovoïtov est d’avis qu’il s’agit bien d’une opération manigancée par le Kremlin : « L’idée d’unir autour d’Evgueni Prigojine les Russes en colère, les Russes aux dents longues, les Russes culottés, bien sûr, est à l’ordre du jour. Il faut faire quelque chose contre la mouvance anti-establishment et d’extrême droite, sinon les ultras deviendront incontrôlables. On y trouve des soldats de première ligne, des supporters et même des supporters armés — ce ne sont pas des gens qu’on peut disperser comme les hipsters pro-Navalny. Il faut leur donner un berger et un chef. À l’image dudit troupeau. » Pour lancer son mouvement, Prigojine bénéficie en effet de l’appui des frères Kovaltchouk. Iouri Kovaltchouk est l’un des intimes de Poutine : cofondateur de la Coopérative du Lac [Ozéro, une coopérative immobilière constituée au début des années 1990 par Poutine et quelques-uns de ses proches, et regroupant leurs datchas à une centaine de kilomètres de Saint-Pétersbourg, NDLR], banquier personnel de Poutine et de sa famille (il était président de la banque Rossia), il est l’un des inspirateurs de la guerre contre l’Ukraine. Les frères Kovaltchouk patronnent Prigojine et se servent de lui pour intimider et démoraliser l’élite afin de l’empêcher de se retourner contre le président. Depuis le début de la guerre, Prigojine a été en contact permanent avec Poutine et il peut le joindre à tout moment, mais on ne sait pas s’il a discuté de sa carrière politique avec lui.
L’influence croissante de Prigojine alarme déjà de nombreux hauts responsables des siloviki [membre des « ministères de force » (armée, police, FSB, parquet), NDLR]. De même, l’establishment politique s’inquiète des ambitions de l’ancien zek et cherche à se rassurer : « Prigojine remplit avec succès les missions qui lui sont assignées dans le cadre de l’opération spéciale. Cependant, se lancer dans la politique n’est pas une opération spéciale. Créer un parti d’un coup de baguette magique — cela est impossible », a déclaré Alexandre Iouchtchenko, député de la Douma. Le politologue Abbas Galliamov se montre aussi sceptique quant à l’avenir politique de Prigojine. Selon lui, ce dernier n’a absolument rien à offrir aux Russes, car son idéologie est largement basée sur la ligne poutinienne — la Russie comme l’« anti-Occident ». Mais cette politique a été un fiasco et les Russes « en ont soupé ». Prigojine aura aussi à souffrir de l’ombre de la défaite dans la guerre avec l’Ukraine. « La principale chance de Prigojine n’est pas liée à la politique électorale, mais à un soulèvement qu’il pourrait tenter d’organiser contre le gouvernement post-Poutine au cas où un traité de paix avec l’Ukraine serait signé avec l’Ukraine », estime Galliamov.
Mais le politologue Sergueï Markov n’est pas de cet avis : « Il a des chances réelles. Premièrement, il existe une énorme niche politique — la niche des patriotes russes. […] Dans le cas, disons-le, d’élections totalement incontrôlées, spontanées, en temps de crise, lorsqu’il y a une très forte demande de protectionnisme, les patriotes peuvent obtenir jusqu’à 50 % des voix. Le fait que Prigojine ait un casier judiciaire joue en sa faveur chez nombre d’électeurs. Il y a beaucoup de gens qui ont eu des problèmes avec la justice dans notre pays. Pour être honnête, la loi n’est pas très respectée chez nous, car les gens croient qu’elle est toujours manipulée par ceux qui sont au pouvoir, qu’un petit a plus de chances d’être incarcéré, même innocent, qu’un homme d’affaires ou un bureaucrate malhonnête. Tout cela peut lui rapporter des voix. Ajoutons qu’il a évidemment du charisme. Il donne l’impression qu’il n’a pas peur de dire ce qu’il pense. De plus, il a une base chez les siloviki, et dispose de relais médiatiques… » En outre, l’homme a à son service nombre de polittekhnologui (spins doctors) ayant une expérience dans diverses régions du monde — en Afrique, au Moyen-Orient et en Amérique latine. Markov note que les Russes sont lassés des avatars politiques sortis des alambics du Kremlin. Prigojine se distingue donc avantageusement des opposants bidon faisant de la figuration pour le compte de l’administration présidentielle. Il est en train de rassembler les déçus de Poutine, ceux qui reprochent au président ses reculades et son irrésolution, tel Igor Guirkine, qui a adhéré au bataillon de volontaires créé par Prigojine et ne cache pas son admiration pour le personnage: « Il est capable d’obtenir des résultats sans tenir compte du prix à payer en vies humaines […] Il a tout misé sur une carte. Si la guerre est perdue, on lui fera tout payer. […] Il se battra jusqu’au bout. » À l’autre extrémité du spectre politique, Olga Romanova, la présidente de l’association « Russie des prisons », estime elle aussi que Prigojine a des chances de s’imposer : « Les Russes ont besoin d’une poigne de fer, ils ont besoin d’être dominés, d’inspirer la peur, j’ignore pourquoi. » Piotr Tolstoï, vice-président de la Douma, un homme connu pour avoir le nez au vent, s’est senti obligé de faire un éloge appuyé de Prigojine à la télévision française : « Je le connais, c’est un homme très brave et très bon. » Et de mettre les points sur les i : « Il n’y a aucune raison de penser qu’Evgueni Prigojine menace Poutine ou le régime russe. » À qui fait-il acte d’allégeance en tenant ces propos, encore à Poutine ou déjà à Prigojine ?
Les experts sont d’accord que Prigojine ne passerait pas s’il procédait par les urnes, même s’il a déjà une base électorale assez large, les habitants des petites villes de province à l’économie sinistrée, tous ceux qui ont eu un contact avec le monde carcéral, le « parti de la guerre », qui compte selon les estimations environ 15 % de l’électorat, les déçus de Poutine nombreux chez les blogueurs militaires. Mais aucune succession en Russie n’a jamais eu lieu par le bulletin de vote. En cas de « temps des troubles », un chef à poigne entouré d’un petit groupe d’hommes résolus peut s’emparer du pouvoir. En octobre 1917 les bolcheviks ne disposaient que de quelques milliers d’hommes. En revanche, ils avaient deux chefs résolus, Lénine et Trotski. Ceux-ci vinrent facilement à bout des rêveurs tolstoïens et des socialistes brouillons du gouvernement provisoire. Les élites poutiniennes ont laissé sans bouger leur chef détruire l’économie russe, ruiner la réputation de leur pays, hypothéquer gravement son avenir en le dépeuplant. Croit-on que ces hommes dressés à la veulerie depuis tant d’années auront un sursaut lorsqu’ils auront affaire à un nouveau despote prompt à répandre le sang ?
Études de lettres classiques, a séjourné 4 ans en URSS en 1973-8, agrégée de russe, a enseigné l'histoire de l'URSS et les relations internationales à Paris Sorbonne.