Le philosophe politique russe Sergueï Medvedev, qui vit désormais en exil, analyse le pouvoir grandissant du « cuisinier de Poutine », Evgueni Prigojine. La récente exécution d’un « traître » par la milice Wagner n’est qu’un signe parmi d’autres du déchaînement de la violence en Russie et de la perte de contrôle des institutions au bénéfice des « seigneurs de la guerre ».
Sans aucun doute, c’est une masse qui restera l’un des principaux symboles de l’année 2022 en Russie. Celle-là même qui aurait été utilisée pour exécuter Evguéni Noujine, le prisonnier-transfuge qui avait été un mercenaire de la milice Wagner. Publiée sur une chaîne Telegram proche de Wagner, Grey Zone, la vidéo, intitulée « La masse de la vengeance », contient des extraits d’interrogatoire de l’ancien prisonnier dans lesquels il déclare s’être rendu volontairement pour aller combattre aux côtés de l’Ukraine. Puis Noujine lui-même apparaît dans le cadre, allongé sur le côté, la tête attachée à un rocher avec du scotch, et un homme que l’on ne voit pas à l’écran le frappe au visage avec une masse. Dans la légende de la vidéo, Noujine est présenté comme un traître qui « a reçu le traditionnel châtiment wagnérien ». L’authenticité de la vidéo a été confirmée par le fondateur de Wagner en personne : Evguéni Prigojine : « Je pense que ce film s’appelle « À un chien, une mort de chien ». Chapeau au réalisateur. »
La cruauté manifeste et la large diffusion de cette vidéo laissent penser qu’il s’agit d’une campagne de com bien planifiée qui visait la plus large audience possible. Les gens de la société Wagner sont connus pour leurs tortures et leurs exécutions sommaires, comme le meurtre en 2016 en Syrie de Hammadi Taha al-Bout, un déserteur des forces gouvernementales syriennes, qui dans la vidéo est frappé à coups de masse, mutilé, pendu et brûlé sous les commentaires enjoués des participants au massacre. Mais cette vidéo semble avoir fuité sur Internet par accident (certains des tueurs retirent même leur masque pour s’identifier). La vidéo de l’exécution de Noujine quant à elle est diffusée à dessein, de la même manière qu’une autre vidéo de Prigojine, qui le montre dans une posture autoritaire, en train de recruter pour sa compagnie des prisonniers dans une colonie pénitentiaire russe, tandis que le personnel de la prison se tient à l’écart et n’intervient pas.
La vidéo de l’exécution contient un message fort qui ne s’adresse pas seulement aux anciens détenus qui combattent dans la milice Wagner et qui envisagent de se rendre (il semble évident qu’ils sont de plus en plus nombreux). En fait, elle s’adresse, pour ainsi dire, à « un cercle indéfini de personnes », à l’ensemble de la population russe, et surtout aux forces de sécurité et à l’élite. Ainsi, dans une déclaration faite par l’intermédiaire de son service de presse, Prigojine fait référence aux « traîtres qui restent dans leurs bureaux et leurs jets privés ». Il est intéressant de noter qu’au même moment, Prigojine est passé à l’offensive contre son adversaire de longue date, une autre figure qui doit tout à Poutine, le gouverneur de Saint-Pétersbourg Alexandre Beglov, en le dénonçant au FSB et au Parquet général pour qu’il fasse l’objet d’une enquête pour « haute trahison ».
L’épisode de la masse est une démonstration de force qui assure définitivement à Prigojine de régner sur sa propre zone de violence illégitime, comme celle dont jouit depuis longtemps le président tchétchène Ramzan Kadyrov, qui a soustrait sa république à l’ordre constitutionnel et juridique russe, en pratiquant sur son territoire la charia, les exécutions sommaires, les prises d’otages, et en ne permettant pas aux représentants des forces de l’ordre fédérales d’y entrer. Prigojine construit lui aussi sa « République Wagner », un espace de non-droit où sont largement pratiquées les activités mercenaires (article 170 du Code pénal), l’organisation de groupes armés illégaux (article 208 du Code pénal) et les exécutions illégales. De nos jours, il s’est également infiltré profondément dans le système du Service fédéral pénitentiaire (FSIN – Federalnaïa sloujba ispolnenia nakazaniï), recrutant des prisonniers, en particulier ceux qui ont écopé de peines lourdes à très lourdes, les faisant sortir de prison et leur donnant des promesses de libération – que rien ne garantit – et de suppression de leur casier judiciaire après six mois de participation aux hostilités. De fait, Prigojine dynamite le système russe d’application de la loi, réduisant à néant le travail de milliers d’agents, d’enquêteurs, de procureurs, de juges et d’employés de la FSIN. Selon Mediazona, en septembre et octobre 2022, le nombre de détenus dans les colonies pénitentiaires russes a diminué de 23 000, passant de près de 349 000 à 325 000. Des soubresauts aussi importants n’avaient pas été observés depuis 2010 : même l’amnistie la plus massive de ces dernières années avait libéré moins de Russes dans le même laps de temps.
Simultanément, Prigojine lui-même humilie de manière démonstrative les forces de l’ordre. Dans une déclaration narquoise au procureur général Igor Krasnov, il a confirmé que Noujine avait effectivement combattu en Ukraine en tant qu’engagé volontaire, mais que c’était un agent américain qui avait été recruté par la CIA et « avait écopé d’une peine de 27 années de prison » afin de pouvoir infiltrer Wagner. Les destinataires de cette mise en scène ne sont pas seulement les forces de l’ordre, mais aussi son patron, Vladimir Poutine lui-même : Prigojine présente cette masse au président en tant que preuve de son omnipotence et de son impunité. Les mêmes preuves ont été présentées il y a sept ans, lorsque Boris Nemtsov, principal opposant, a été abattu sous les murs du Kremlin : telles sont les règles barbares qui régissent la transmission des messages importants dans les plus hautes sphères du pouvoir russe. Dmitri Peskov, le porte-parole de Poutine, a déclaré qu’il ne savait pas si la vidéo de l’exécution de M. Noujine était authentique ou non, ajoutant : « Cela ne nous regarde pas ». Les propos de Peskov témoignent de l’impuissance du Kremlin face à Prigojine, ou plutôt de la carte blanche qui lui est donnée afin de mettre en place son autonomie.
Les actions du « cuisinier de Poutine » incarnent le haut degré de désintégration que l’État moderne russe a atteint : perte du monopole fondamental de la violence, transformation en une seigneurerie médiévale dans laquelle le dirigeant n’a pas de droit inconditionnel de souveraineté. Et Prigojine ressemble aux condottieri (commandants des bandes de mercenaires dans l’Italie médiévale) qui concluaient des contrats (ou condotte) pour mener des opérations militaires, payaient à leurs combattants des soldi (d’où le mot « soldat »), et s’emparaient parfois du pouvoir dans les grandes villes. Leurs méthodes d’exécution étaient similaires : un célèbre condottiere du XVe siècle, Braccio da Montone, a un jour écrasé la tête de dix-neuf moines sur une enclume. Il s’amusait à jeter des gens du haut des tours d’Assise, et à Spoleto, il poussa du haut d’un pont un messager qui lui apportait de mauvaises nouvelles. Pendant un temps, il a même régné sur Rome qu’il fit entrer en déclin : les bandits et les voleurs se multiplièrent. Exilé de Rome en 1422, Braccio fit détruire en représailles les digues de marbre du Tibre, provoquant ainsi de graves inondations dans la ville. Da Montone est mort au combat : blessé, on l’a délibérément laissé suffoquer sous un cheval qui lui était tombé dessus. À la demande du pape Benoît XIV qui le détestait, il fut enterré en terre non consacrée.
Au XXIe siècle, dans la descente de la Russie vers l’archaïsme, l’exécution du transfuge correspond à une évolution effrayante des « outils de rééducation » : de la bouteille de champagne du commissariat de Dalny à Kazan, utilisée comme arme de viol, en passant par le balais utilisé pour violer les détenus dans les archives vidéo de Vladimir Ossetchkine, à l’haltère utilisée par les policiers qui ont torturé le poète Artem Kamardine à Moscou. Quelle est la prochaine étape de ce film d’horreur russe : un marteau-piqueur ? Une tronçonneuse ?
La violence en Russie prend des formes de plus en plus perverses et grotesques. Ses métastases pénètrent dans tous les organes du corps collectif. De manière caractéristique, au cours de sa vie, Noujine, la victime du meurtre, est lui-même passé par différentes institutions de violence : le service dans l’armée, une période supplémentaire de service comme adjudant dans les forces intérieures, puis la démission de l’armée et des activités de banditisme dans les années 1990. En 1999, il commet un meurtre dans un « contexte confus » (« J’aurais pu me faire tuer, donc j’ai tué », a-t-il déclaré à la journaliste ukrainienne Ramina Eskhakzaï) et écope de 24 ans de prison : on lui aurait fait porter le chapeau pour tout un lot d’« affaires non classées ». Au cours d’une tentative d’évasion, deux des quatre participants ont survécu, et il a écopé de quatre années supplémentaires qui se sont ajoutées à sa peine initiale. Il était censé sortir en 2027. À la colonie pénitentiaire, il était en « zone rouge », c’est-à-dire dans la zone réservée aux anciens collaborateurs des forces de l’ordre, il faisait partie des « caïds » et bénéficiait d’avantages non autorisés (tablette, téléphone). Il a rencontré sa deuxième femme sur Internet et s’est marié. Puis il s’est produit quelque chose d’inattendu pour ses proches : le recrutement par Wagner, son envoi au front, son évasion, sa captivité, son retour mystérieux en Russie et sa terrible exécution.
La guerre a fait sortir de l’ombre, a libéré et légitimé toute la violence qui constituait la colle interne, le lubrifiant des mécanismes du pouvoir russe. Mais maintenant cette violence cachée est devenue visible, s’est emparée de l’État et le renversera presque inévitablement : un État qui frappe des zones résidentielles et des centrales thermiques ukrainiennes avec des missiles Iskander et Grad est assuré d’avoir pour principal mot d’ordre de sa vie intérieure une masse. La perte définitive du monopole du pouvoir sur la violence propulsera celle-ci dans les rues et dans les couloirs mêmes du pouvoir. En 2023, la Russie connaîtra très probablement une flambée de violence interne comme jamais vue depuis les années 1990 (ou même depuis des époques encore antérieures), et Prigojine ne sera qu’un acteur parmi d’autres sur un marché en pleine expansion : celui de l’entrepreneuriat de la force, de la redistribution des biens et du pouvoir. Comme Lénine nous l’avait enseigné, une guerre impérialiste ratée se transforme en une guerre civile. L’ère de la masse arrive en Russie. Pour paraphraser John Donne, je dirais : « Ne demandez jamais sur qui s’abat la masse, car elle s’abat aussi sur toi. »
Traduit du russe par Clarisse Brossard.
Sergueï Medvedev est un universitaire, spécialiste de la période postsoviétique, dont le travail s’enrichit des apports de la sociologie, de la géographie et de l’anthropologie de la culture. Il a remporté le prestigieux Pushkin Book Prize 2020 pour son livre The Return of the Russian Leviathan, qui a été largement salué aux États-Unis et en Grande-Bretagne, ainsi qu’en France (sous le titre Les Quatre Guerres de Poutine, Buchet-Chastel, 2020).