Comment le pouvoir russe chante-t-il les louanges de la mort ?

La journaliste et philologue Ksenia Tourkova parle du culte de la mort, l’un des principaux narratifs de la guerre côté russe. Selon les propagandistes et Vladimir Poutine en personne, il est bon de mourir pour la patrie, plutôt que de vivre une vie inutile.

Au cours d’une réunion organisée avec des mères de militaires la semaine dernière, le président russe s’est adressé ainsi à Nina Pchenitchkina, membre de la Chambre publique de la République populaire autoproclamée de Louhansk, dont le fils est mort dans la région de Louhansk en 2019 : « Nous quitterons tous ce monde un jour. C’est inévitable. La question est de savoir comment nous avons vécu. Pour certains, on ne peut pas vraiment dire s’ils vivent ou ne vivent pas. Mais de quoi meurent-ils ? De la vodka ou d’autre chose. Ils partent sans se faire remarquer, qu’ils aient vécu ou non. Votre fils, lui, a vécu. Et son objectif a été atteint. Cela signifie qu’il n’a pas quitté cette vie en vain. »

Dans cette déclaration, Poutine a une fois de plus formulé l’un des principaux narratifs de cette guerre, qui, au fur et à mesure des mois, est devenu de plus en plus manifeste, et semble désormais avoir atteint son point culminant. Il s’agit d’un récit de glorification de la mort qui l’élève pratiquement au rang de culte.

Avant même le début de la « mobilisation partielle », on pouvait régulièrement retrouver l’idée qu’il était honorable de mourir pour la patrie et le président (même si l’on ne comprend pas vraiment le sens de la guerre qu’il mène) : c’est ce qu’affirment sans relâche des hommes politiques, des blogueurs patriotes et des propagandistes qui officient à la télévision.

L’un des moments les plus marquants de l’apparition du culte de la mort a été le décès de Daria Douguina, la fille du philosophe-propagandiste russe Alexandre Douguine. Les personnes présentes à ses funérailles auraient remarqué la « lumière spéciale » qui émanait de la défunte, tandis que les commentateurs suggéraient que sa mort revêtait une signification particulière. On peut notamment citer Alexandre Prokhanov, l’un des idéologues conservateurs radicaux, qui s’est adressé à Alexandre Douguine de la manière suivante : « C’est votre fille qui a reçu le coup fatal qui vous était destiné, en accomplissant ainsi un grand exploit filial… En Ukraine, on se dispute le terrain par les armes, le courage des soldats, l’intelligence tactique des commandants. Mais il y a aussi une bataille entre l’obscurité cosmique et la lumière rayonnante. Toi, Alexandre Guéliévitch [Douguine], tu es porteur de cette lumière rayonnante. Toute grande idée implique un grand sacrifice. »

L’attrait de la mort a également été invoqué dans le discours qu’Evgueni Prigojine a adressé à des prisonniers afin de les recruter pour la guerre en Ukraine : « Connaissez-vous quelqu’un qui est capable de vous faire sortir de la colonie pénitentiaire alors que vous avez encore une dizaine d’années à tirer ? Qu’est-ce que vous en pensez ? Il n’y en a que deux qui peuvent vous faire sortir : c’est Allah et Dieu, dans une boîte en bois. Alors que moi je vous sors d’ici vivants. Mais je ne vous ramène pas toujours en vie. »

À son tour, le réalisateur Nikita Mikhalkov, en décrivant l’« exploit » de l’un de ces prisonniers (que les militants du site Gulagu.net ont identifié comme étant un criminel impliqué dans des tortures en prison), a également souligné que sa mort en Ukraine avait une grande valeur : « Il savait pour quoi mourir. » Mikhalkov a souligné que l’État avait remercié le prisonnier pour son « exploit » : le mort a été gracié et assimilé à un ancien combattant, de sorte que sa famille aura droit à des avantages et des prestations sociales.

Cette ode à la mort est présente dans littéralement tous les bulletins d’information quotidiens en provenance d’Ukraine. Voici, par exemple, une information de la région de Tioumen à propos des adieux au parachutiste Dmitri Gorniov : « Cet homme mort dans l’exercice de son devoir militaire a été salué avec tous les honneurs : une fanfare militaire, une garde d’honneur, un salut militaire. Le garde parachutiste a participé à des opérations de combat lors de l’opération militaire spéciale. Dmitri est mort héroïquement, donnant sa vie pour sa patrie ! »

L’insignifiance de la vie humaine par rapport aux missions confiées par l’État est enseignée dès l’enfance dans le cadre des cours d’éducation patriotique intitulés « Conversations sur les choses importantes1 ». Des proverbes comme « Le bonheur de la patrie est plus cher que la vie » ou « Il n’y a pas à craindre de mourir pour la patrie » sont donnés aux enfants dès l’école primaire comme exemple de l’amour véritable qu’il faut ressentir pour son pays.

Il est par ailleurs suggéré de se préparer à l’avance au fait que votre enfant puisse (et doive) s’efforcer de mourir pour la patrie : Mikhaïl Vassiliev, prêtre russe et chef de l’église de la Grande Martyre Barbara, a déclaré que si les femmes donnaient naissance à davantage d’enfants, il leur serait plus facile de les laisser partir à la guerre contre l’Ukraine : « Dieu a permis, dans la plupart des cas, à chaque femme de donner naturellement naissance à de nombreux enfants. Si elle n’utilise pas les moyens d’interruption de grossesse, elle n’aura pas qu’un seul enfant mais plusieurs. Ainsi, il ne sera pas si douloureux et effrayant pour elle de s’en séparer. » Quelques jours plus tard, il est lui-même mort en Ukraine.

La poésie patriotique est également pleine de cette ode à la mort qui atteint parfois le niveau d’une véritable nécrophilie, comme le note le spécialiste de la littérature Mikhaïl Edelstein qui a étudié les créations des poètes de la génération Z. « Pour eux, une vie paisible « bourgeoise » est la fin du monde. La seule alternative valable est l’héroïsme, le sacrifice, le bûcher. »

La poétesse Anna Dolgareva (qui s’est récemment vantée sur sa chaîne Telegram que c’était l’un de ses amis qui avait volé le fameux raton laveur du zoo de Kherson2) écrit sans ambages :

Notre chemin est un chemin de la mort.
Peut-être avons-nous tort.
Peut-être sommes-nous des monstres.
Qui n’ont rien à faire dans le monde moderne.
Mais nous marchons sur un chemin de la mort,
Nous n’avons pas peur de la regarder dans les yeux.
C’est elle qui finit par avoir peur de nous,
Parce que personne d’autre n’a le courage
De marcher sur le chemin de la mort.

La chanson « Vstanem ! » (Levons-nous !), interprétée par des pop stars russes qui soutiennent la guerre, est devenue à son tour un « hymne à la mort ». Une interprétation sombre, des vêtements de deuil et un refrain qui fait sans aucun doute écho à la résurrection future ont conduit beaucoup de gens à surnommer ironiquement cette composition « la chanson des morts-vivants ».

Enfin, ce culte de la mort, qui atteint des proportions invraisemblables, se manifeste également sous une forme grotesque. Début novembre a eu lieu à Moscou l’exposition Necropolis consacrée aux dernières innovations dans le domaine des services funéraires. Y déambulaient des animateurs déguisés en cercueils, tandis que des hommes d’affaires discutaient crématoriums mobiles et substitution des importations dans le domaine des fours de crémation, et les organisateurs animaient des ateliers de compositions florales funéraires.

Une célèbre déclaration de Poutine à propos de l’Occident est devenue en quelque sorte la devise de cette nouvelle réalité dans laquelle la valeur fondamentale n’est pas la vie humaine mais la mort humaine : « Nous irons au paradis tandis qu’eux [les Occidentaux] mourront tout simplement. » C’est cette phrase qui a été récemment scandée par les participants à la « Marche sur Washington », une manifestation organisée à Moscou le 10 novembre dernier au cours de laquelle les manifestants ont appelé à une frappe nucléaire sur les États-Unis.

Au demeurant, il existe une autre citation qui aurait pu être une sorte de présage pour ce culte de la mort. « Que ça te plaise ou non, prends ton mal en patience, ma belle », avait déclaré Poutine sur l’Ukraine avant la guerre. Et si cette remarque n’avait suscité aucune association d’idées en Occident, le public russe y avait reconnu un extrait d’une chanson du groupe punk Krasnaïa plessen, une chanson dans laquelle il était question d’un acte de nécrophilie3.

Traduit du russe par Clarisse Brossard.

Version originale.

Ksenia Tourkova est une journaliste russe, docteur en lettres, ancienne présentatrice de télévision. De 2013 à 2017, elle a vécu à Kyïv. Ayant appris l'ukrainien, elle a travaillé à la télévision publique là-bas. Depuis juillet 2017, elle travaille à Voice of America.

Notes

  1. Cours obligatoires introduits dans les cursus scolaires en Russie depuis septembre 2022. (NDT)
  2. Une vidéo de la capture brutale du raton laveur du zoo de Kherson par les Russes a fait le tour des réseaux sociaux et suscité l’indignation côté ukrainien. Désormais, l’animal est utilisé dans des vidéos de propagande russe. (NDT)
  3. Ce quatrain a été analysé avec brio par Yves Hamant.

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