Le problème allemand : un passé qui ne pense pas

Les longues hésitations de l’Allemagne avant qu’elle ne décide de livrer des chars Leopard en Ukraine sont l’occasion de revenir sur le passé allemand depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et de réfléchir aux causes de cette réticence peu compréhensible. Les confusions entourant la mémoire du nazisme, les non-dits de la relation avec l’Amérique et les fantômes de l’Ostpolitik forment un arrière-plan complexe, relève Philippe de Lara, philosophe et maître de conférences en science politique.

Le gouvernement allemand vient enfin de décider la livraison de chars Leopard à l’Ukraine après de longues tergiversations. J’espère que nous n’assisterons pas à des tergiversations du même genre quand il s’agira de fournir à l’Ukraine les armes qui lui manquent encore pour se protéger et se libérer, à savoir les moyens aériens, que Volodymyr Zelensky a demandé à nouveau lors de la dernière conférence de Ramstein (missiles à longue portée et/ou avions). Ce sera une autre histoire, qui concernera tous les pays donateurs.

Pourquoi l’Allemagne a-t-elle refusé de livrer des chars Leopard à l’Ukraine et même d’autoriser des pays tiers à le faire ? Les raisons du gouvernement allemand sont pour une part abstraites, pour l’autre part, peu crédibles. Abstraites : la tradition pacifiste qui serait fondée sur le traumatisme post-nazi, la culpabilité vis-à-vis de la Russie en raison de la brutalité inouïe de la guerre contre l’URSS de 1941 à 1945 ; peu crédibles : la nécessité d’une revue des stocks de la Bundeswehr (!), le préalable de la livraison d’autres chars par les États-Unis ou la France. Après avoir effectué un virage stratégique majeur dans les premières semaines de la guerre, avec la décision d’avoir enfin une véritable armée (100 milliards d’euros investis sur cinq ans) et la livraison d’armes offensives à l’Ukraine, l’Allemagne hésite et recule, et elle n’arrive pas à expliquer pourquoi. Tout n’est pas dit, tout n’est pas dicible peut-être, aussi l’attitude allemande est non seulement choquante mais énigmatique.

En effet, ni les contraintes d’une république parlementaire, ni la dépendance énergétique et économique ne suffisent à expliquer les tergiversations de Berlin. Il y a un problème allemand, qui a des racines profondes dans la culture de ce pays. Ce n’est assurément pas la seule explication des déchirements du gouvernement allemand sur la livraison de chars à l’Ukraine, mais les mettre au jour pourrait aider les Alliés à mieux se comprendre entre eux et l’Allemagne à conforter le « changement de paradigme » en matière de défense qu’elle a commencé d’accomplir.

1) Le « poids du passé »

Les crimes de l’Allemagne nazie hantent encore les Allemands d’aujourd’hui. Ils redoutent de passer pour des émules du IIIe Reich, par exemple si des chars allemands affrontaient l’armée russe. Pourtant, il devrait être clair que c’est la Russie qui mène une guerre d’anéantissement au nom d’une pseudo-religion impériale, et qui agit donc aujourd’hui comme l’Allemagne nazie hier. Comme Hitler, Poutine mène ce qui est à ses yeux une Weltanschauungskrieg — guerre pour une conception du monde, concept semblable à celui de « guerre de civilisation » dans la propagande russe. Et comme Hitler, Poutine estime que la grandeur du but justifie la plus extrême cruauté. L’Allemagne démocratique éprouve un sentiment de dette sinon de culpabilité envers les Russes pour les souffrances et les destructions infligées à l’URSS pendant la Seconde Guerre mondiale. Or cette dette ne devrait pas tant compter au bénéfice de la Russie qu’à celui de l’Ukraine et du Bélarus. Ces deux pays, jadis soviétiques et aujourd’hui indépendants, ont subi des pertes civiles et militaires beaucoup plus importantes que la Russie proprement dite. L’Ukraine en particulier a été deux fois victime de l’Allemagne, directement pendant l’invasion de l’URSS à partir de juin 1941, mais aussi indirectement de 1939 à 1941, quand l’URSS a envahi l’Ukraine occidentale dans le cadre des clauses secrètes du pacte Molotov-Ribbentrop. Pour Hitler, l’Ukraine devait non seulement être occupée mais décimée, afin que le produit des fameuses terres noires puisse nourrir la population du Reich. Le « poids » du passé nazi devrait donc être une raison supplémentaire pour l’Allemagne d’être aux avant-postes du soutien à l’Ukraine.

Malheureusement, cela n’est pas clair pour beaucoup d’Allemands. L’Allemagne démocratique a pu se construire et prospérer grâce à la reconnaissance de sa responsabilité morale pour les crimes nazis, mais cette responsabilité morale, largement diffusée et acceptée dans la société allemande, ne s’est pas accompagnée d’une mémoire historique à la hauteur. En particulier, les jeunes allemands ignorent à peu près tout de l’historiographie allemande du nazisme, pourtant brillante, et n’ont qu’une connaissance superficielle de la période nazie.

C’est une des raisons qui conduisent l’Allemagne à être moins sensible que les autres pays à la menace que fait peser sur toute l’Europe l’impérialisme russe, en dépit du fait que sa position géographique la rend plus vulnérable à cette menace. Certes pas autant que les voisins immédiats de la Russie, mais beaucoup plus que la France, le Royaume-Uni, l’Italie et l’Espagne.

2) L’ambivalence de la relation avec les États-Unis

Outre cette perception confuse de son histoire et des devoirs qu’elle crée, l’Allemagne fédérale a été incitée depuis sa naissance à une sorte de passivité stratégique, parce que sa sécurité et son destin reposait entièrement sur la protection des États-Unis. D’autant plus que cette protection est visible et tangible sur le sol allemand, avec la présence de forces américaines nombreuses depuis 1945 — aujourd’hui, plus de 50 000 hommes, répartis sur 21 bases. Certes, le rideau de fer et le mur de Berlin ont divisé douloureusement l’Allemagne jusqu’en 1989, mais elle n’attendait pas la réunification d’une victoire militaire des États-Unis sur l’URSS. Cette éventualité était au contraire un cauchemar pour les Allemands, car ils auraient été au milieu du champ de bataille. Fort heureusement, la nouvelle guerre entre l’Est et l’Ouest s’est vite avérée froide. Staline a dû abandonner son projet d’unification de l’Allemagne moyennant sa finlandisation et les frontières entre les deux camps en Europe ont été sanctuarisées, au bénéfice de la paix et pour le malheur des pays sous le joug soviétique. En dépit de la Charte des Nations unies, le principe cynique « Charbonnier est maître chez soi » allait régner jusqu’en 1989 pour les « pays de l’Est »1. Après quinze années de « politique de la force » face à la RDA, sous la conduite de Konrad Adenauer (1949-1963), l’Allemagne fédérale avait adopté une politique d’accommodement avec la RDA, sans remettre en cause la solidarité atlantique. Je reviens plus loin sur cette Ostpolitik, dont l’héritage pèse également très lourd sur l’opinion et les élites allemandes.

militaires americains 1
Militaires américains sur la base de Ramstein, en Allemagne. // defense.gov

On dit souvent que l’Allemagne est alignée sur les États-Unis, qu’elle compte sur eux plus que sur l’Europe pour sa sécurité. Ce n’est pas faux mais il ne faudrait pas croire que cet alignement est sans nuage. Les relations entre les deux pays ont bien sûr évolué depuis 1949, mais cette évolution a accumulé les cadavres dans le placard. Suivant les périodes, la présence des GI en Allemagne a été plus ou moins bien acceptée. De même, le « partenariat transatlantique » a connu des frictions pendant la guerre froide et plus encore après la réunification. On pourrait dire que la relation des Allemands à l’Amérique est teintée par un ressentiment engendré selon un mécanisme psychologique bien connu : « Je leur dois tout, je ne le leur pardonnerai pas. » Ces éléments de discorde sont secondaires au regard de l’unité sur l’essentiel, mais ils ont laissé des traces, d’autant plus amères qu’il était quasi impossible de les mettre sur la place publique jusqu’à la réunification et dans une certaine mesure encore aujourd’hui. Autant l’antiaméricanisme d’une partie des Français n’est un secret pour personne et donne lieu à des discours idéologiques et géopolitiques profus, qui vont de l’amour-haine de la culture américaine aux justifications gauchiste ou souverainiste du rapprochement avec la Russie, autant l’antiaméricanisme allemand est le plus souvent inavoué et ne se manifeste publiquement qu’à l’occasion de certaines campagnes. Il n’en est pas moins répandu, de la ménagère au chef d’entreprise, en passant par le lettré qui déplore la dégradation de la langue allemande par les anglicismes, comme le savent les observateurs de la société allemande. Cet antiaméricanisme d’après-guerre est une composante essentielle du pacifisme allemand, qu’on attribue donc à tort au seul traumatisme de la Seconde guerre mondiale. On se souvient de la crise des euromissiles en 1983. L’OTAN avait décidé l’installation de missiles à moyenne portée en Allemagne, les fusées américaines Pershing, en réaction au déploiement des missiles soviétiques SS20, qui étaient, pour la première fois, une arme nucléaire de champ de bataille. Bien que le parti communiste soit inexistant en Allemagne et alors très puissant en France et en Italie, c’est en Allemagne que les protestations contre l’OTAN furent les plus puissantes, sous le mot d’ordre « Besser rot als tot » (mieux vaut être rouge que mort). François Mitterrand avait bien résumé la situation devant le Bundestag en janvier 1983 : « Les pacifistes sont à l’Ouest et les missiles sont à l’Est. » Aujourd’hui, les Allemands sont partagés entre le soutien à l’Ukraine jusqu’à la victoire et le refus de donner des armes lourdes (46 % contre 43 % selon un sondage réalisé le 18 janvier). Le feu vert à la livraison de chars recueillerait néanmoins sans difficulté la majorité au Bundestag, avec l’appoint de l’opposition de droite aux Verts et au FDP (parti libéral). Mais le parti anti-guerre (extrême gauche, extrême droite et une partie du SPD) est fort de cette tradition pacifiste parce que anti-américaine ancrée dans la culture politique. D’où les atermoiements d’Olaf Scholz, malgré son souci de bien faire.

3) Les séquelles de l’Ostpolitik

L’Ostpolitik (politique vers l’Est) est associée au nom de Willy Brandt, chancelier social-démocrate de 1969 à 1974, mais cette politique fut initiée dès 1963 par le successeur d’Adenauer, Ludwig Erhard, lui aussi membre de la CDU. L’Allemagne entendait recueillir les fruits de la détente en améliorant ses relations avec la RDA et les autres « pays socialistes ». Très vite, il n’a plus seulement été question de détente dans les relations diplomatiques et d’ouverture à la circulation des biens et des personnes, mais de rapprochement. Le mot d’ordre de cette politique, pensée par le SPD dès le début des années 1960 était « le changement par le rapprochement », Wandel durch Annäherung. La doctrine de l’économie sociale de marché suggérait un terrain d’entente avec le socialisme est-allemand et l’horizon d’un assouplissement, voire d’une démocratisation progressive de ce dernier. Pour Willy Brandt, l’Ostpolitik avait en outre une dimension morale : il pensait que L’Allemagne devait demander pardon aux victimes de la barbarie nazie. En s’agenouillant devant le monument aux morts du ghetto de Varsovie le 7 décembre 1970, Brandt avait exprimé cette dimension morale de manière spectaculaire, le jour même où il signait le traité de Varsovie, par lequel l’Allemagne reconnaissait la frontière avec la Pologne sur la ligne Oder-Neisse, c’est-à-dire le transfert imposé en 1945 par les Alliés d’une partie du territoire allemand à la Pologne (en compensation de l’annexion par l’URSS en 1941 de la Pologne orientale). Il sera suivi par la reconnaissance mutuelle des deux États allemands en 1972 et par leur entrée à l’ONU. L’Ostpolitik avait donc une dimension idéologique et politique qui allait bien au-delà de l’objectif d’améliorer les échanges entre les deux Allemagnes. On pourrait dire qu’elle fut la version démocratique du Sonderweg, c’est-à-dire de l’idée que l’Allemagne avait emprunté une « voie particulière » vers la modernité, qui n’était ni celle de la France et de l’Angleterre, ni celle de la Russie2.

L’idéologie du rapprochement prospéra d’autant mieux qu’elle avait le soutien actif de l’URSS. Non seulement elle favorisait la détente, mais elle facilitait la pénétration de la société et de l’économie allemande par le KGB et la Stasi. On se souvient du scandale qui obligea Willy Brandt à démissionner en 1974, après la révélation que son conseiller et ami Günter Guillaume était en réalité un espion à la solde de la Stasi. On sait moins que l’infiltration d’agents à la direction du groupe Siemens permit la fuite de technologies sensibles sous couvert d’exportation de matériel médical. Les révélations concernant des personnalités politiques et des hauts fonctionnaires après 1990 ont embarrassé la vie politique allemande jusqu’à aujourd’hui. Manfred Stolpe était le seul Allemand de l’Est membre du SPD à avoir été ministre. Quand il fut dénoncé preuves à l’appui pour son activité d’informateur pendant vingt ans, il ne fut pas inquiété et reçut le soutien de Willy Brandt, Helmut Schmidt et Hans-Dietrich Genscher, soit trois des principaux artisans de l’Ostpolitik. Markus Wolf, le célèbre chef de la Stasi, mort en 2006, racontait que les élus au Bundestag employés par la Stasi étaient assez nombreux pour constituer un groupe parlementaire, sans qu’on sache s’il s’agissait d’une boutade ou d’un fait avéré.

On peut comprendre que les impératifs de la paix civile et de l’intégration des länder de l’Est ait entravé la divulgation des dossiers de la Stasi, outre que la Stasi et le KGB en ont détruits un très grand nombre (à Dresde, un certain Vladimir Poutine a participé à cette opération). Il reste que les fantômes de l’Ostpolitik hantent encore l’Allemagne, qu’ils suscitent le scandale, la honte ou l’amnésie d’un Sonderweg ambigu. Le scandale provoqué — tardivement — par le passage de l’ancien chancelier Gerhard Schroeder au service de Gazprom, c’est-à-dire de Poutine, n’est que la partie émergée d’un débat profond mais aussi d’un refoulement qui travaillent la société allemande. Les confusions entourant la mémoire du nazisme, les non-dits de la relation avec l’Amérique et les fantômes de l’Ostpolitik forment un arrière-plan complexe et sans doute douloureux pour beaucoup d’Allemands. Les amis et alliés de l’Allemagne gagneraient à mieux le connaître. Par exemple, je me demande si cet arrière-plan n’est pas un des facteurs de la manière raide dont Angela Merkel a déclaré ne rien regretter de sa politique énergétique, malgré les conséquences funestes de la dépendance allemande du gaz russe pour tous les Européens.

Maître de conférences à l’université Paris II Panthéon-Assas. Enseigne la philosophie et la science politique. Collaborateur régulier de Commentaire, chroniqueur au magazine Ukrainski Tyzhden. Ses travaux portent sur l’histoire du totalitarisme et les sorties du totalitarisme. A notamment publié: Naissances du totalitarisme (Paris, Cerf, 2011), Exercices d’humanité. Entretiens avec Vincent Descombes (Paris, Pocket Agora, 2020).

Notes

  1. La formule fut invoquée par Goebbels devant la Société des Nations en 1933, pour empêcher l’examen de la persécution des Juifs et des opposants dans l’Allemagne nazie.
  2. Le concept de Sonderweg est à l’origine un concept critique, qui pointait le décalage entre la modernité économique de l’Allemagne et son « retard » politique : gouvernement autoritaire et persistance de hiérarchies sociales traditionnelles. Sonderweg est cependant invoqué aussi en un sens positif, comme la marque d’une exception allemande.

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