Pourquoi l’humour russe n’est pas drôle : le rire entre dissidence et propagande

Les histoires drôles sont une arme de protestation importante quand la censure s’abat sur la liberté d’expression. Encourageant le désenchantement envers le pouvoir, l’humour a contribué à l’effondrement idéologique de l’URSS. Avec l’arrivée de Poutine, il est devenu l’exutoire d’une société civile étouffée et a permis de canaliser la peur, la colère et la résignation. Aujourd’hui le Kremlin recourt, lui aussi, à l’ironie pour imposer son récit nationaliste et anti-occidental à l’opinion publique. Une analyse de l’humour russe nous permet de mieux saisir les sentiments contradictoires qui traversent le pays.

Quand Vladimir Poutine est arrivé au pouvoir en 2000, on pouvait rire de n’importe quel thème dans l’espace publique1. Le nouveau président était impitoyablement parodié dans le programme satirique « Koukly », l’équivalent russe des « Guignols de l’info ».

La société civile a eu besoin d’une période d’observation pour cerner la personnalité du nouveau président. Les premières blagues sur l’homme fort du Kremlin n’étaient en effet qu’un remake de celles sur Andropov, ancien chef du KGB2. C’est avec l’arrestation de Mikhaïl Khodorkovski, en 2003, que la nature autoritaire du régime de Poutine est devenue évidente et les blagues ont commencé à révéler le sentiment de peur de la population :

Vladimir Poutine affamé se réveille la nuit et se dirige vers le frigo. À l’intérieur, il y a une portion de gelée de viande. « Arrête de trembler, dit-il. Je viens pour le yaourt. »

Pendant que le régime renforçait progressivement son contrôle sur l’économie, la politique et les médias, l’humour retrouvait sa dimension dissidente, d’officieux diagnostic des changements sociaux. En 2008 Poutine achevait les deux mandats prévus par la Constitution, mais il était loin de renoncer au pouvoir. Le successeur désigné par lui-même allait être une marionnette dans ses mains. Des blagues commençaient à cibler le preïemnik, le successeur :

Poutine teste son successeur : « Combien font 2 plus 2 ?
— Comme d’habitude, Vladimir Vladimirovitch, un pour moi et trois pour vous. »

En effet, le nouveau président, Dmitri Medvedev, a ensuite modifié la Constitution pour permettre à son prédécesseur de se représenter pour un troisième mandat en 2012. Le rapport entre pouvoir et société civile en Russie était en crise. Les classes urbaines et éduquées ne pouvaient pas tolérer cette démocratie de façade. À l’approche des élections de 2012, le soutien pour le Kremlin était au plus bas3. Plusieurs manifestations furent organisées pour demander à Poutine de se retirer mais, malgré nombreuses accusations de fraude, il gagna les élections. L’humour révélait encore une fois les perceptions sociales :

Poutine et Medvedev entrent dans une pharmacie, ils s’approchent du commerçant et Poutine dit à voix basse : « Deux capotes. » [En russe, « capote » est utilisé comme insulte, « con ».]
« Oui, je vois ça, mais que voulez-vous ? »

Un homme se repose dans sa datcha, quelqu’un frappe à la porte.
« Une organisation terroriste a kidnappé Vladimir Poutine. Ils veulent une rançon de 10 millions de dollars, sinon ils le recouvrent d’essence et le brûlent vivant. Nous allons de porte en porte. Donnez-nous autant que vous pouvez donner. » L’homme répond : « OK. Je peux vous donner cinq litres. »

De décembre 2011 à mai 2012, les plus importantes manifestations anti-Kremlin de l’ère Poutine ont eu lieu, culminées avec la répression policière de place Bolotnaïa. Ceci a été un tournant majeur dans le rapport entre pouvoir et société civile : à partir de ce moment, le régime de Poutine a pris son définitif tournant autoritaire. Toute forme de critique a été mise à l’écart de l’espace médiatique et la satire sur le Président a été limitée et codifiée. La censure s’est infiltrée de plus en plus dans la télévision, obligeant plusieurs programmes satiriques à s’aligner au discours du pouvoir4.

Depuis l’invasion de l’Ukraine en 2022, la censure a réduit à néant les possibilités d’expression. Les derniers médias indépendants ont été fermés et les réseaux sociaux occidentaux comme Facebook et Instagram ont été bannis. Ceux qui s’expriment contre la guerre, définis par Poutine comme « traîtres », risquent une peine pouvant aller jusqu’à 15 ans de prison5.

Roskomnadzor, l’agence d’État qui contrôle les contenus des médias, a même interdit l’utilisation du mot « guerre » obligeant à faire référence à une « opération militaire spéciale ». Une provocation ironique est tout de suite apparue sur le web : le chef-d’œuvre de Lev Tolstoï, Guerre et Paix, a été renommé Opération spéciale et Trahison d’État (voir ci-dessous).

tolstoi trahison

L’humour relève cette fois de la résignation et de l’impuissance devant les décisions du Kremlin :

– Tu ne réussissais pas à empêcher ta femme de passer la journée à publier des photos sur Instagram. Poutine a réussi.

– Les optimistes apprennent l’anglais, les pessimistes apprennent le chinois, les réalistes apprennent à utiliser une kalachnikov.

– 90 % des Russes vivent dans le stress. Les 10 % restants vivent en Angleterre, en France, en Italie, aux États-Unis…

– Le rêve de la majorité des Russes c’est de pouvoir, au moins une fois, entrer dans la zone de confort.

Les efforts du président français Emmanuel Macron de chercher à plusieurs reprises un dialogue avec Poutine pour éviter la guerre a donné la naissance au néologisme makronit’, « macronner ». Ce mot est rentré dans le langage courant pour indiquer une tentative d’appel répété, qui n’aboutit à aucun résultat.

Par ailleurs, la « désoccidentalisation » forcée du pays et l’absence des produits manufacturés occidentaux, imposée par les sanctions, ont généré un boom des blagues sur le thème.

« Désoccidentalisation » : la Russie n’est pas au niveau

Depuis février 2022, pour la première fois dans leur vie, les Russes doivent faire face au retrait de 300 marques occidentales établies dans le pays depuis 19916. Si le Kremlin minimise et y voit une opportunité d’encourager la production nationale, ce départ a eu un fort impact psychologique sur la population urbaine. La guerre a créé une césure définitive et tangible avec l’Europe, en menant la Russie sur le chemin inverse pris par le tsar Pierre le Grand (ci-dessous).

poutine le grand

Les Russes ont commencé à imaginer avec beaucoup d’ironie la version nationale de ces marques.

marques russes

Gucci devient « Baba Yagucci » (Baba Yaga étant une sorcière, personnage des contes populaires russes)
Zara devient « Zaria » (l’Aube)
Uniqlo devient « Qlouni » (Clowns, une insulte)
Intel devient « Intelekt » (Intellect)
Bershka devient « Babushka » (la grand-mère russe qui confectionne les vêtements à la main)
H&M devient « Nasha Marka » (« Notre marque » : une marque de cigarettes à l’époque soviétique)
Ikea devient « Idea » (idée).

Pour la marque vestimentaire allemande Puma, les internautes se sont déchainés.

puma russe
Puma devient Pumba, Chacal, ou Coma. Il y a plusieurs autres variantes sur Internet.

Dans le même esprit, la chaine de fast-food américaine KFC a été réimaginée comme KGB, avec le visage de Poutine, Lénine ou Staline.

kgb lenine

Au-delà des biens de consommation, l’ironie touche le risque de rester sans technologie pour le développement industriel et médical, comme synthétisé par l’image ci-dessous :

tomogra
« Docteur, c’est vraiment une IRM ?  — Oui, on a dû trouver un tomographe local. »

Si on ne peut pas directement qualifier ce genre d’humour comme dissident, la ligne entre humour noir et protestation est fine. Le Kremlin le sait et adopte une stratégie subtile. Il accorde à la population de rigoler sur certains thèmes en s’assurant le silence sur d’autres : la mauvaise qualité de la technologie russe n’est pas un tabou. La célèbre émission télé « Komedy Klab » a dédié plusieurs sketches à cela et son animateur Pavel Volïa en a fait son leitmotiv 7. Il ne s’agit pas de nier la possibilité que l’industrie russe soit en difficulté, mais d’envoyer le message que le responsable de la destruction de la Russie est l’Occident.

La stratégie du Kremlin : rira bien qui rira le dernier

Non seulement le Kremlin codifie et contrôle le rire dans l’espace public, mais il a, lui aussi, largement recours à l’humour. C’est une façon de s’approprier un instrument traditionnellement utilisé par les dissidents et ne pas leur laisser le monopole du rire.

Le chercheur Dmitry Tchernobrov l’a décrit comme « humour stratégique », qui sert à « faire avancer, populariser et faciliter l’acceptation de récits d’État sur des questions internationales contestées »8. Ceci est d’autant plus efficace dans l’époque de la post-vérité et des réseaux sociaux. L’humour stratégique est donc promu par le Kremlin à travers ses médias et son corps diplomatique. L’ambassade russe à Londres, par exemple, a joué un rôle central dans la déconstruction humoristique des accusations du gouvernement anglais à l’égard de la Russie pour l’empoisonnement de Sergueï et Ioulia Skripal en 2018.

Ainsi, pour répondre aux nombreux reproches occidentaux de faire de la propagande, la chaîne Russia Today a diffusé une vidéo humoristique, en 2015, dans laquelle la rédactrice en chef, Margarita Simonian, supervise en uniforme militaire des camions qui déchargent des dollars alloués par l’État. Plusieurs stéréotypes auto-ironiques sur la Russie y sont présents, du directeur créatif de RT qui est un ours, aux journalistes menottés aux bureaux. La vidéo se termine par des « images secrètes » de Vladimir Poutine approuvant personnellement le clip. Filmée en russe avec des sous-titres en anglais, la vidéo vise à la fois le public russe et étranger.

Une nouvelle vidéo par RT est apparue à Noël 2022, qui met en scène le déclin tragique de l’Europe à cause de son soutien à l’Ukraine. Noël 2021, l’Europe est en paix : on voit une famille européenne heureuse, une fillette reçoit en cadeau une petite souris. La scène suivante se passe à Noël 2022, après le début de la guerre en Ukraine. La famille n’a plus d’électricité et décide d’utiliser la souris comme dynamo pour générer de l’énergie. Dernière scène : Noël 2023. La guerre en Ukraine continue. La famille se trouve dans des conditions déplorables, sans chauffage, ni nourriture. Pour survivre, ils sont obligés de manger la souris. Ils la cuisent dans une soupe pour ne pas donner du chagrin à la fillette. La vidéo se conclue en souhaitant : « Bon Noël aux antirusses. »

Le message est clair : Bruxelles souffre plus que Moscou des conséquences de la guerre et les Russes sont encouragés à s’en moquer. Poutine lui-même, à l’occasion du forum de Valdaï, le 27 octobre 2022, avait ironisé sur le sujet :

Europe. Un enfant demande à son père : « Papa, pourquoi il fait si froid ? »
— Parce que la Russie a attaqué l’Ukraine. »
L’enfant demande : « En quoi cela nous concerne ? »
— Nous avons imposé des sanctions aux Russes.
— Pourquoi ?
— Pour les faire souffrir.
— Mais alors, c’est nous les Russes ou quoi ? »

Comme dit le proverbe russe, « ce serait drôle, si ce n’était pas tellement triste ».

Analyste free-lance de la Russie et de l’espace post-soviétique, Raimondo Lanza est actuellement doctorant à l’école doctorale de Géographie de Paris 1 sur le rôle de l’humour dans la création et la diffusion des stéréotypes nationaux en Russie.

Notes

  1. No Laughing matter. Comedy and censorship in Putin’s Russia (2016)
  2. Pour approfondir le sujet, regarder la conférence du dissident Viktor Chenderovitch, disponible en vidéo sur YouTube.
  3. Selon des sondages, le soutien à Poutine était tombé au-dessous de la barre de 50 %.
  4. Par exemple la populaire émission satirique KVN a abandonné toute forme de satire politique pour promouvoir de l’humour pro-Kremlin. Pour une analyse sur le sujet, lire « Political Humour on Russian Television », Russian Analytical Digest, n° 126, 2013.
  5. Il s’agit de l’article 207.3 du Code pénal, modifié pour punir la « diffusion délibérée de fausses informations apparaissant comme des messages véridiques contenant des données sur l’utilisation des forces armées de la Fédération de Russie ».
  6. Il s’agit de McDonald’s, Starbucks, Coca-Cola… Près de 300 grandes entreprises ont déjà suspendu leur activité en Russie.
  7. Voir la vidéo (en russe).
  8. Tchernobrov, D., « Strategic Humour: Public Diplomacy and comic framing of foreign policy issues », The British Journal of Politics and International Relations, 2022, vol. 24(2), p. 277–296.

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